Depuis cinquante ans, Tim Whiten cherche à bien comprendre la condition humaine de même que le potentiel de transformation de l’humanité. Nourri par une vaste gamme d’influences allant de l’abstraction moderniste européenne à son héritage centrafricain, il produit des images, des objets et des performances rituelles puissantes et énigmatiques, qui stimulent l’imagination. L’engagement remarquable de Whiten envers l’enseignement, l’encouragement de la relève artistique et le soutien de diverses pratiques créatives lui a valu une très grande reconnaissance de la part de la société canadienne.
Des influences artistiques variées

Whiten a développé une pratique artistique rigoureuse consacrée à l’exploration de la relation entre les réalités psychique et physique. Des objets banals – des chaises, des cannes, des parapluies, des outils, des jouets – apparaissent dans ses œuvres en techniques mixtes, qui évoquent des expériences du quotidien. Les objets, modifiés et dont la vie est prolongée, représentent le potentiel humain et les états d’âme. De nombreuses œuvres, dont celles de la série Descendants of Parsifal (Descendants de Parsifal), 1986, Canticle for Adrienne (Cantique pour Adrienne), 1989, et Horus Negotiating the Waters (Horus négociant les eaux), 2017, contiennent des matériaux évocateurs, des symboles rituels et des vestiges de la force vitale – crânes humains, os, dents, cheveux – qui suscitent une réaction viscérale chez le public et une confrontation avec la mortalité. Le crâne et la rose constituent des images durables dans la pratique de l’artiste, leurs propriétés symboliques et leurs associations représentant la vie, la mort et la renaissance. Le crâne, en particulier, évoque l’essence de ce qui survit et incarne ainsi notre héritage ancestral.
Dans d’autres œuvres, telles que Victor (Vainqueur), 1993, Vault (Voûte), 1993, et Snare (Piège), 1996, Whiten recourt à des miroirs et du verre pour créer des situations expérientielles permettant une introspection et une conscience de soi accrues. De cette manière, l’artiste génère une dialectique entre la présence et l’absence, la dissimulation et la révélation. Par ces gestes introspectifs, il invite le public à participer activement à ces œuvres. Simultanément, ses objets culturels agissent comme un vestige, la preuve permanente de son cheminement personnel vers l’illumination spirituelle.

Les débuts de Whiten reflètent les influences de l’abstraction moderniste européenne. L’artiste explore la spiritualité dans l’art, comme Constantin Brâncuși (1876-1957), Vassily Kandinsky (1866-1944) et Mark Rothko (1903-1970), parmi d’autres. Plutôt que de produire des objets discrets destinés à une contemplation esthétique, Whiten crée des œuvres en techniques mixtes énigmatiques qui provoquent la curiosité et invitent les gens à approfondir leur réflexion. Marcel Duchamp (1887-1968), qui utilise également des stratégies d’inversion, de renversement et d’introspection dans ses œuvres, demeure une influence formative pour Whiten. Par exemple, les éléments réorganisés de Roue de bicyclette de Duchamp, 1913-1917, peuvent être comparés à l’unicycle simplifié de Whiten, Clycieun, 1991. Comme dans les ready-mades de Duchamp, la remise en scène de l’ordinaire par Whiten ébranle les définitions conventionnelles de l’objet d’art. Ce dernier modifie cependant ses objets familiers pour refléter la condition humaine.

Dans sa pratique, Whiten partage les préoccupations de ses collègues postminimalistes et des mouvements artistiques similaires des années 1970. Ses installations extérieures spécifiques au site, dont Morada, 1977, et Danse, 1998-2000, peuvent être comparées aux œuvres de land art ou de « earthworks » d’artistes comme Robert Smithson (1938-1973), Walter de Maria (1935-2013) et Nancy Holt (1938-2014). Pensons en particulier à des œuvres qui intègrent les éléments pérennes d’un environnement changeant, notamment Spiral Jetty (Jetée en spirale), 1970, une spirale de 457 mètres de long construite par Smithson avec de la boue, des cristaux de sel et des roches de basalte sur la rive nord-est du Grand Lac Salé dans l’Utah.
Les matériaux humbles et éphémères privilégiés pour contester les notions d’héroïsme, de monumental et de permanence par les artistes italiens de l’Arte Povera – notamment Mario Merz (1925-2003), Giuseppe Penone (né en 1947) et Jannis Kounellis (1936-2017) – sont parents des œuvres de Whiten. C’est particulièrement évident dans sa série Enigmata (Énigmes), 1994-2002, qui rend compte des vestiges de la vie humaine à travers des draps d’hôpital tachés de café. En outre, Whiten aborde dans ses dessins – par exemple dans sa série Magic Gestures: Lites and Incantation (Gestes magiques : lumières et incantations), 1981 – les thèmes de la répétition et de la progression, qui caractérisent les œuvres fondées sur le processus d’artistes comme Eva Hesse (1936-1970), particulièrement connue pour ses œuvres sur papier ainsi que ses sculptures composées de latex industriel.
De la même manière que les artistes Marina Abramović (née en 1946) et Joseph Beuys (1921-1986), l’approche de Whiten en matière de création artistique est essentiellement axée sur la performance. Les premières performances de Beuys au sein du mouvement Fluxus donnent naissance à une pratique artistique qui transcende les catégorisations traditionnelles et les cadres institutionnels par l’intégration de l’art dans le domaine du quotidien. Dans ses dernières performances solo, Beuys adopte une sorte de rôle chamanique, utilisant des matériaux tels que le miel, la feuille d’or, le fer, le cuivre et le feutre pour leurs propriétés symboliques pour faciliter le passage entre différents états physiques et spirituels. Dans l’œuvre The Chief–Fluxus Chant (Le chef – chant de Fluxus), présentée pour la première fois à Copenhague entre 1963 et 1964, il s’enveloppe dans une grande couverture en feutre. Il reste dans cette position pendant neuf heures, tandis que sa respiration et d’autres sons étouffés, captés par un microphone placé sous la lourde couverture, sont amplifiés et retentissent dans la pièce – une performance physiquement exigeante à l’instar de Metamorphosis (Métamorphose), 1978-1989, de Whiten.


Au cours des années 1960 et 1970, des artistes comme Chris Burden (1946-2015), Judy Chicago (née en 1939) et Barbara Kruger (née en 1945) s’engagent politiquement sous l’influence de la guerre du Vietnam (1955-1975), du mouvement des droits civiques, de la montée du féminisme et de la lutte pour les droits des personnes homosexuelles, contribuant ainsi au développement de recherches plus subjectives et socialement conscientes. Issues de souvenirs profondément personnels, certaines œuvres de Whiten évoquent son enfance marquée par le racisme, l’austérité et l’autosuffisance, ainsi que son service militaire au Vietnam. Pourtant, ses inspirations proviennent en grande partie de l’extérieur des systèmes de pensée et des conventions de l’histoire de l’art occidentaux, de même que des discours sur les structures sociales actuelles.

L’héritage africain de Whiten et les rituels qui lui ont été transmis par ses parents nourrissent sa vision artistique de la diaspora africaine, comme en témoignent le dessin His Presence Has Always Been Known to Me (Sa présence m’a toujours été familière), 1988, et l’installation Elysium (Élysée), 2008. S’appuyant sur ses racines ancestrales, il puise dans un éventail de sources culturelles et spirituelles, embrassant les archétypes jungiens, l’alchimie, les mythes classiques, la littérature, les paraboles et les légendes historiques, qui inspirent des œuvres telles que Siege Perilous (Siège périlleux), 1988, Lucky, Lucky, Lucky (Chanceux, chanceux, chanceux), 2010, et After Phaeton (Après Phaéton), 2013. Sa compréhension approfondie du christianisme, du soufisme, du bouddhisme zen et de la kabbale imprègne son œuvre, tout comme son intérêt pour la psychologie, la phénoménologie, le structuralisme, la sémiotique et la pensée de Platon.
Les impressions glanées lors de ses voyages à l’étranger pour comprendre l’importance historique des différentes cultures s’inscrivent dans sa démarche artistique. Par exemple, au Japon en 1981, Whiten étudie le bouddhisme zen à Zuihō-in, un sous-temple historique du Daitoku-ji, un monastère zen à Kyoto. Il est alors exposé aux arts du thé et de l’arrangement floral, ainsi qu’à la respiration. Influencées par son étude du mysticisme et de la philosophie, ses pratiques créatives et spirituelles s’entremêlent, reflétant des questions intemporelles sur l’existence humaine et la conscience.

L’art et le rituel
À travers sa pratique artistique, Whiten plonge dans les anciennes formes de conscience, cherchant à comprendre le langage sacré du monde et à découvrir les évocations latentes des enseignements et des souvenirs ancestraux. Dans cette approche, il reprend les idées de Robert Smithson exprimées dans un texte de 1968 intitulé « A Sedimentation of the Mind: Earth Projects » : « Dans ce fleuve temporel flottent les vestiges de l’histoire de l’art. Pourtant, “le présent” ne peut supporter les cultures européennes, ni même les civilisations archaïques ou primitives. Il doit plutôt explorer l’esprit pré et post-historique; il doit aller dans les lieux où les futurs lointains rencontrent les passés lointains. »


Refusant le terme d’« œuvre d’art » pour décrire son travail, Whiten lui préfère celui d’« objet culturel », qui évoque à la fois ses associations historiques et son héritage rituel. Le conservateur David Liss précise : « Tim crée des images et des objets intemporels qui, par leur présence et leurs récits incarnés, activent des énergies qui se répercutent le long d’un continuum. Les connotations anciennes se répercutent sur le présent et l’avenir. Ses images sont des constellations qui relient les domaines physique, terrestre et céleste définissant l’esprit humain. »
S’efforçant de réveiller l’imagination mythique, Whiten ravive ces anciens souvenirs par des gestes rituels de répétition, de restauration et de renouvellement. Il participe ainsi à ce que l’artiste et pédagogue des États-Unis Suzi Gablik (1934-2022) décrit comme une « remythification de la conscience à travers l’art et le rituel ». Dans The Reenchantment of Art (1995), Gablik fait remarquer ce qui suit : « L’une des particularités de notre monde occidental est que nous sommes en train de perdre l’aspect divin de la vie, du pouvoir de l’imagination, du mythe, du rêve et de la vision. La structure particulière de la conscience moderne, axée sur un ego rationalisant, abstrayant et contrôlant, détermine le monde dans lequel nous vivons et la manière dont nous le percevons et le comprenons; dépourvu du sens magique de la perception, nous ne vivons pas dans un monde magique. Nous n’avons plus la capacité de changer d’état d’esprit et donc de percevoir d’autres réalités, de passer d’un monde à l’autre, comme le faisaient les anciens chamans. » Par ses actions rituelles, dont témoignent les performances Metamorphosis (Métamorphose), 1978-1989, et Matrix (Matrice), 1982, Whiten s’efforce de réintégrer l’art dans le mythique en tant que présence temporelle. Il contribue ainsi à façonner une mythologie vivante.

L’art trouve son origine dans le rituel. Dans son essai fondamental de 1935, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, l’historien de l’art Walter Benjamin (1892-1940) écrit : « On sait que les plus anciennes œuvres d’art naquirent au service d’un rituel, magique d’abord, puis religieux. Or, c’est un fait de la plus haute importance que ce mode d’existence de l’œuvre d’art, lié à l’aura, ne se dissocie jamais absolument de sa fonction rituelle. En d’autres termes, la valeur unique de l’œuvre d’art “authentique” se fonde sur ce rituel qui fut sa valeur d’usage originelle et première. » Whiten cherche à rétablir cette finalité, cette « valeur d’usage » de l’art dans la société contemporaine de même que la fonction d’intermédiaire symbolique de l’art. Ses objets culturels peuvent être considérés comme des produits dérivés du rituel. Traces matérielles de sa quête personnelle de sens, ces œuvres de performance incarnent des gestes qui peuvent être reproduits par le public.

Whiten est déterminé à favoriser les facultés intuitives de perception chez les personnes spectatrices, « en [les] invitant à vivre des expériences et en [les] encourageant à “sentir” plutôt qu’à “lire” ». Plutôt que de produire des œuvres d’art autonomes destinées à la contemplation esthétique, il crée des objets culturels qui accrochent le public – comme en témoigne Courting the Caliph’s Daughter (Courtiser la fille du calife), 1993, avec sa table de billard à miroir bordée de cheveux humains et son troublant rapport au jeu. L’aura puissante que dégagent ses œuvres, leur profonde présence psychologique, leur matérialité et leurs propriétés symboliques sont autant d’invitations à la découverte de soi. Réfutant l’émancipation de l’objet d’art contemporain face au rituel, Whiten crée des conditions dynamiques pour remettre en scène des moments de transformation.
Dans son essai de 1974 intitulé « The Artist as Shaman », l’historien de l’art américain Jack Burnham (1931-2019) décrit le rôle curatif de l’artiste en tant que chaman, qui consiste à « éloigner les gens des objets de substitution et à les ramener vers les souvenirs anciens de la vie et de la productivité ». Les contemporain·es de Whiten le qualifient souvent de guérisseur, d’alchimiste et de chaman. L’artiste Francis LeBouthillier (né en 1962) le présente comme « un alchimiste élémentaire qui déploie une compréhension incroyablement sophistiquée de la matérialité, ainsi que sa connaissance astucieuse de la façon dont les objets fonctionnent en tant que signifiants culturels et sociaux ». La marchande d’art Olga Korper, qui représente l’artiste depuis longtemps, fait remarquer que « Tim Whiten est un chaman. Ses balais de verre chassent le mal et les ténèbres des coins de ma vie depuis des années ».
Pour Whiten, l’art est un outil au service d’un objectif culturel et d’une pratique sociale de guérison par l’entremise d’expériences révélatrices. Il déclare : « En tant que race humaine, nous avons perdu le contact avec les préoccupations spirituelles de la vie. Les églises sont moins pleines qu’auparavant. Les gens ne s’impliquent pas dans quelque chose qui les dépasse et se maltraitent les uns les autres. Je pense qu’en fin de compte, la nature de la spiritualité est de reconnaître que la communauté humaine est unique. De plus, le rappeler fait partie de ce que je fais – dire, “Hé, ne laissons pas cela derrière nous; rassemblons-nous et continuons à progresser en tant qu’espèce”. J’essaie de donner aux gens cette compréhension d’une manière qu’ils peuvent expérimenter plutôt que comme quelque chose de théorique. »

Une approche unique
Depuis cinquante ans, Whiten présente ses performances rituelles de même que ses œuvres en deux ou trois dimensions dans toute l’Amérique du Nord, en Amérique du Sud et en Asie. Ses premiers projets, tels que Morada, 1977, ont attiré l’attention de la critique d’art américaine renommée Lucy Lippard (née en 1937) et du célèbre compositeur américain John Cage (1912-1992). Aujourd’hui, les objets culturels de Whiten font partie des collections du Musée des beaux-arts du Canada, du Musée des beaux-arts de l’Ontario et de la Art Gallery of Hamilton, parmi d’autres.

Pendant toutes ces années, il a travaillé en dehors des prescriptions linéaires des tendances de l’histoire de l’art occidental. Il a adopté différentes pratiques idéologiques et culturelles en plus de plonger dans ses expériences personnelles et sa lignée familiale, comme le révèle son utilisation de tessons de verre bleu cobalt dans Search Reach Release (Chercher atteindre libérer), 2020, et Court (Cour), 2023. Comme l’a écrit l’historien de l’art Robert Farris Thompson (1932-2021) à propos de la pratique de Whiten, « [l]e rituel de la maison natale, combiné à l’esthétique du Japon, à la création de marques et au contrôle de la technologie, désigne un artiste qui est à la fois universaliste et fidèle à sa culture. L’ascendance visuelle triomphe de tout ».
L’impact de la pratique de Whiten est profond. L’artiste afro-canadienne June Clark (née en 1941) en témoigne : « Lorsque je suis en présence de l’œuvre de Tim Whiten, cela éveille une résonance viscérale en moi, comme si mes ancêtres me chuchotaient “sachez-le, connaissez-nous et rappelez-vous”. Je ressens le don d’une entité non spécifiée, mais connue qui est tout à fait reconnaissable dans l’œuvre. Je sais également que je suis en présence d’une intuition primaire qui donne naissance à l’imagination créatrice et la nourrit abondamment. »
Cependant, les objets culturels de Whiten, tels que Magic Sticks (Bâtons magiques), 1970, Hallelujah [II] (Alléluia [II]), 2015, et Arisearose (Surgit une rose), 2018, ont un pouvoir évocateur, des fondements ésotériques et une spécificité culturelle qui mettent également à l’épreuve tant le public que la critique d’art traditionnelle. Bien que ses œuvres soient exposées dans le monde entier et fassent partie de grandes collections publiques et privées, c’est seulement depuis les dernières années que la pratique de Whiten est largement diffusée, parallèlement à l’appréciation croissante des arts diasporiques et des contributions des artistes noir·es à la culture canadienne. Par exemple, ses œuvres sur papier faisaient partie de l’importante exposition Tribute: The Art of African Canadians (Hommage : l’art des Afro-Canadien·nes), présentée par la Art Gallery of Peel à Brampton et la Art Gallery of Mississauga. De grands dessins abstraits de sa série Constellation de 1991 ont ainsi été exposés avec des œuvres des artistes Jim Adams (né en 1943), Hollis Baptiste (né en 1962), Michael Chambers, Grace Channer (née en 1959), June Clark, Neville Clarke (né en 1959), Dorsey James (né en 1945) et Dionne Simpson (née en 1972).


Whiten s’est détourné de la production d’œuvres basées sur les tendances et les orthodoxies actuelles tout en échappant au mercantilisme du monde de l’art contemporain. Il a plutôt entrepris un parcours très individualiste. « C’est vraiment un artiste qui pratique au-delà de ces murs, qui n’a aucun intérêt à être le sujet de la conversation, mais qui est tout à fait capable de s’y engager », fait observer l’artiste Sandra Brewster (née en 1973). Sa consœur Lyn Carter (née en 1954) abonde dans le même sens : « Tim a maintenu sa trajectoire et le monde de l’art s’est laissé convaincre. »
Ron Shuebrook (né en 1943), artiste et collègue de longue date, note également que Whiten apparaît comme « un créateur rare, d’une grande complexité et d’une grande intégrité, qui semblait motivé par une vision spirituelle et exubérante. Il ne se souciait pas de la séduction dans le monde de l’art et des théories académiques dominantes, souvent prescriptives, de l’époque ». Shuebrook cite l’exemple d’Oasis, 1989, une « construction ressemblant à un meuble [qui] illuminait magiquement l’espace environnant avec la lumière réfléchie […] Cet objet ineffable et allégorique me semble être au-delà de toute interprétation absolue, mais il semble pourtant être une incarnation de l’ingéniosité, du sentiment et de l’émerveillement humains ».

L’héritage d’un pédagogue
En tant qu’artiste et pédagogue, Whiten a façonné l’évolution de la création artistique dans ce pays tout en ouvrant la voie à des artistes aux orientations culturelles, esthétiques et matérielles variées. Whiten a enseigné les arts visuels à l’Université York à Toronto pendant trente-neuf ans, avant de prendre sa retraite en 2007. Il a joué un rôle déterminant dans la création et le développement du département des arts visuels de l’université et en particulier du programme de sculpture, offrant aux étudiant·es une base à la fois pratique et théorique dans un atelier d’arts visuels. Parmi ses anciennes cohortes figurent nombre d’artistes incomparables, dont Sandra Brewster, Lyn Carter, Michael Chambers, June Clark, Michael Davey (né en 1948), Bonnie Devine (née en 1952), Shabnam K. Ghazi (née en 1971), Dorsey James, Shelagh Keeley (née en 1954), Francis LeBouthillier, Laura Moore (née en 1979), Larry Towell (né en 1953) et Frances Thomas (née en 1949).
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Michael Chambers, Blinders (Œillères), 1994
Épreuve à la gélatine argentique, 81 x 71,1 cm
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June Clark, Dirge (Chant funèbre), 2003
Métal oxydé sur toile, 94 x 160 x 1,8 cm d’un bout à l’autre
Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto
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Larry Towell, My oldest son Moses Towell eats a wild pear while Ann sits behind the wheel of a 1951 pickup truck. It’s the family’s only vehicle. I bought it as junk for $200 and fixed it up on my own (Mon fils aîné, Moses Towell, mange une poire sauvage pendant qu’Ann est assise au volant d’une camionette de 1951. C’est le seul véhicule de la famille. Je l’ai acheté pour 200 $ et je l’ai réparé moi-même), 1983
Épreuve à la gélatine argentique
© Larry Towell/Magnum Photos
L’approche pédagogique de Whiten se caractérise par la même rigueur que celle qu’il applique à sa pratique artistique. Plutôt que de présenter des exemples de ses œuvres pour établir une norme de production, il encourage ses élèves à trouver et à exprimer leur propre essence artistique. L’artiste Shabnam K. Ghazi se remémore : « Le premier jour de cours, il nous a posé quelques questions sur la couleur du sol et du mur à l’extérieur de notre salle de classe. Personne ne s’en est souvenu. J’ai réalisé à quel point j’avais été inconsciente de mon environnement. Il nous a ensuite demandé de fermer les yeux et d’inspirer et d’expirer lentement, comme pour méditer. Il a expliqué que le dessin n’est pas seulement le mouvement physique des mains et des outils de dessin sur le papier. Il faut également dessiner avec le corps et l’esprit; pour cela, l’esprit doit être prêt, et la respiration est un véhicule qui permet d’entrer dans son corps. »
Dans les années 1970 et 1980, Whiten est l’un des rares artistes visuel·les de couleur à enseigner au Canada. Il cherche à favoriser le développement de la relève, en particulier des artistes racisé·es et des femmes artistes, dans ce qui est alors en grande partie une arène dominée par les hommes blancs et circonscrite par les pratiques artistiques occidentales définies par les hommes. Lorsque Whiten commence à enseigner à l’Université York, le manuel d’histoire de l’art de référence est History of Art de H. W. Janson (1963), dans lequel les créatrices sont remarquablement absentes. En tant qu’artiste noir de premier plan, Whiten devient un modèle important pour les artistes PANDC (personnes autochtones, noires et de couleur) en émergence. Il comble les fossés raciaux, sociaux et culturels en plus de soutenir les pratiques artistiques visuelles qui explorent les l’identité, le rituel, la spiritualité, la critique des traditions historiques de l’art occidental, les processus de pensée ainsi que les stratégies de décolonisation.
Son ancienne élève, l’artiste Frances Thomas, écrit : « Dans cette vie, nous avons besoin de trouver des professeur·es qui peuvent nous emmener dans des endroits autrefois inconnus ou imaginés, dans une poursuite hardie de la vérité. L’influence de Tim Whiten? C’est comme essayer d’attraper un éclair dans une bouteille. Toutes les personnes qui s’intéressent sérieusement à l’existence et à la conscience auront croisé Tim et seront tombées sous le charme de son authenticité. Tim nous montre la porosité, le désir sans réserve de se relier à tout ce qui existe, de faire taire les doutes, de s’abandonner au vide et de traduire, par des formes, des marques ou des traces, le collectif et le personnel. Sa vie et son œuvre ne se contentent pas d’influencer un moment. Elles galvanisent l’esprit, propulsant toutes les personnes qui en ont le courage dans un pèlerinage de toute une vie qui va au-delà de la surface des choses, en quête de ce qui est transformateur, de ce qui perdure. »

Pour Whiten, la création artistique et l’enseignement sont des pratiques réciproques et entrelacées. « Il s’agit dans les deux cas d’une manière de donner, fait-il remarquer. La valeur de l’enseignement est de transmettre la compréhension historique de ce que signifie être une personne. Il n’y a pas de séparation. Enseigner et créer de l’art, c’est la même chose. » Comme l’observe la conservatrice Virginia Eichhorn, « Tim Whiten a laissé une empreinte indélébile sur le monde de l’art contemporain, en menant avec conviction là où d’autres auraient pu avoir peur de s’aventurer. Ce faisant, il a donné à ses élèves les moyens de créer des œuvres avec authenticité et conviction ». La conservatrice Pamela Edmonds ajoute : « Tim a constamment créé des œuvres profondes qui reflètent la vie et la mort à travers un prisme sacré, bien qu’il ne se concentre pas sur une foi ou une religion en particulier. Cela donne à son travail une large portée qui peut interpeller une grande diversité de publics ».
Les contemporain·es, les étudiant·es et les collègues de Whiten le décrivent de différentes manières. En tant qu’artiste, enseignant et individu, il est connu pour sa sagesse, son intelligence, sa curiosité, sa dignité innée et la rigueur de son caractère. C’est un leader naturel, un artiste aux multiples talents et à la créativité complexe et intègre, un collaborateur généreux et respectueux, un enseignant empathique et inspirant, doté d’un savoir exceptionnel. C’est aussi un créateur aux principes forts, doté d’une force douce, d’une grande intégrité et d’une nature inébranlable. Ce vétéran de la guerre produit des œuvres qui absorbent la souffrance sans affect ni référence au soi. Il a une présence magnétique et une intelligence féroce, mais il n’est pas prisonnier d’un ego ou d’un culte de la personnalité. Il est aussi mystérieux que la mer profonde et sombre, et aussi translucide que ses sculptures en verre.
