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Né dans une banlieue noire et pauvre de Détroit où sévit la ségrégation, Tim Whiten (né en 1941) a surmonté des conditions économiques et sociales oppressives pour devenir un artiste et un pédagogue primé, qui a inspiré des générations d’artistes du Canada. Dès son plus jeune âge, ses parents insistent sur l’importance de l’éducation, du service militaire et d’une base spirituelle solide, façonnant sa « croyance inébranlable en des choses qui nous dépassent, qui dépassent le monde visible ». Depuis plus de cinquante ans, Whiten puise dans son héritage ancestral, le mysticisme et la philosophie pour créer des objets culturels puissamment évocateurs et des performances rituelles qui explorent l’essence de la condition humaine. Grâce à leur impact symbolique et viscéral, ses œuvres enflamment l’imagination mythique, transcendant le temps et l’espace.


 

Les premières années dans le Michigan

Tim Whiten, photographie de fin d’études, 1949, photographie non attribuée.
Tom Whiten tenant Tim devant la première maison qu’il a bâtie, 3502 rue Irene, Inkster, Michigan, 1941, photographie non attribuée.

Grover Timothy (Tim) Whiten, troisième fils et plus jeune enfant de Tom et Mary Emma Whiten, naît le 13 août 1941 à Inkster, dans le Michigan, une ville située au sud-ouest de Détroit1. Tom Whiten est né en 1894 dans une plantation de Mount Meigs, en Alabama, au sein d’une famille comptant cinq frères et sœurs. À l’âge de treize ans et après avoir travaillé comme métayer avec son frère, Tom quitte l’Alabama pour Chicago où il devient porteur pour les chemins de fer. Il s’installe ensuite à Détroit, où il trouve un emploi d’ouvrier à la Ford Motor Company, gravissant les échelons de l’entreprise jusqu’à sa retraite en 1959.

 

La curiosité et l’ambition de Tom sont une source d’inspiration pour son jeune fils. Tom devient charpentier et tailleur de pierre, des compétences acquises grâce au soutien d’autres membres de divisions afro-américaines de l’Ordre maçonnique. Même s’il n’a atteint que la sixième année à l’école, il parle couramment cinq langues (le grec, l’italien, le polonais, le tchèque et l’anglais), il comprend les mathématiques avancées en plus de jouer de plusieurs instruments avec brio. Il avait espéré devenir interprète judiciaire, mais sa candidature avait été jugée inacceptable en raison de sa race. Tom est également un leader respecté de la communauté. Il occupe des postes tels que diacre de l’église baptiste de Springhill et président de la commission de planification responsable de l’administration du canton d’Inkster au moment où il devient une ville. En l’honneur de ses contributions à la vie citoyenne, un lotissement porte son nom.

 

Tom Whiten devant la maison qu’il a construite (photographie prise à la fin de l’automne). Il porte un beau chapeau Stetson, un long manteau de laine noire et des gants de cuir, Inskter, Michigan, 1930, photographie non attribuée.
La famille Whiten, avec Mary Emma Whiten debout devant le vieux modèle T de Ford que Tom Whiten possède à l’époque, 1935, photographie non attribuée.  

 

La mère de Tim Whiten est aussi un modèle. Mary Emma Glaze est née à Tignall, en Géorgie, en 1914, et a grandi dans une famille de métayers. À l’âge de quatorze ans, à la mort de ses parents, elle est confiée à ses sœurs aînées. Deux ans plus tard, elle se rend dans le Michigan pour travailler comme domestique dans des résidences jusqu’à ce qu’elle épouse Tom, de vingt ans son aîné. Mary suit des cours du soir en vue d’obtenir un diplôme d’études secondaires, qu’elle reçoit en 1958, et acquiert des compétences en tant que bouchère dans un magasin coopératif d’Inkster. Elle travaille comme responsable du rayon boucherie d’un supermarché, puis comme aide-pharmacienne à l’hôpital Sinai de Détroit jusqu’à sa retraite. Mary devient également une matriarche de l’église baptiste locale et fait partie de ses comités de sensibilisation.

 

Mary Emma Whiten, le jour où elle a reçu son diplôme d’études secondaires, 3427 rue Irene, Inkster, Michigan, 1958, photographie non attribuée.

Au début des années 1900, Tom et Mary s’installent dans le Michigan dans le cadre de la Grande migration au cours de laquelle des millions de personnes afro-américaines des États ruraux du Sud se rendent dans les zones urbaines du Nord, du Midwest et de l’Ouest afin d’améliorer les conditions de vie de leur famille. Les Whiten trouvent du réconfort dans le Michigan après avoir éprouvé des difficultés dans les États du Sud. Ils se bâtissent une maison et arrivent à joindre les deux bouts en récoltant les légumes de leur jardin, en cousant leurs propres vêtements et en dépeçant, salant et suspendant la viande dans leur grenier. Grâce à sa maîtrise de plusieurs langues, Tom noue des liens d’amitié avec leurs voisins aux cultures diverses et avec ses collègues chez Ford qui, grâce à leurs compétences, contribuent à la construction des maisons des Whiten à Inkster.

 

Au nombre des valeurs fondamentales pour la famille Whiten, on trouve l’idée de surmonter les limites imposées par sa naissance et de créer des occasions de progresser. « Je crois fermement que beaucoup de choses dans l’enfance déterminent les réalités de qui et de ce que nous sommes vraiment », fait remarquer Tim2. Les expériences familiales ont des répercussions sur la pratique de l’artiste. Ses œuvres ultérieures – notamment T After Tom (T après Tom), 2002, un mur partiel en briques de verre avec une série d’outils en verre, et Mary’s Permeating Sign (Le signe de l’influence de Mary), 2006, un rouleau à pâtisserie en verre posé sur un oreiller – rendent hommage à ses parents et à l’influence durable de leur attitude à l’égard du travail et du savoir-faire.

 

Tim Whiten, T After Tom (T après Tom), 2002, verre fabriqué et coulé au sable, pierre calcaire, laiton, dimensions variables, avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Olga Korper Gallery, Toronto.
Tim Whiten, Mary’s Permeating Sign (Le signe de l’influence de Mary), 2006, édition 2 de 2, verre moulé et sablé, 61 x 11,4 x 11,4 cm, Art Gallery of Hamilton.

 

Tim naît au 3502 de la rue Irene, une maison de deux chambres à coucher située à Inkster. Le Dr Young, le médecin de famille qui avait mis au monde les frères aînés de Tim, Leonard et Jim, procède à l’accouchement. L’artiste décrit ce que l’on dit être la demande en mariage de son père à sa mère : « “Mary, si tu m’épouses, je te construirai une maison…” C’était un travail d’amour et juste avant qu’il ne soit achevé, ils se sont mariés3. » Par la suite, Tom ajoute une treille, des arbres fruitiers et un potager, ainsi qu’un garage attenant pour sa voiture. C’est la première des deux maisons qu’il construit pour sa famille; la seconde sera une maison en briques comptant trois chambres, dans la même rue. Là, pour la première fois, Tim a son propre lit, il n’a pas à en partager un avec ses frères.

 

Chaîne de montage du modèle A de Ford, usine River Rouge, Dearborn, 1928, photographie non attribuée.

Dans les années 1930, Ford contribue à transformer Inkster en zone ouvrière de Détroit pour son personnel, majoritairement noir, et leur famille. En songeant à la création de sa ville natale, l’artiste commente :

 

Ford employait un grand nombre d’ouvriers noirs dans son usine River Rouge à Détroit. Dearborn, dans le Michigan, était la ville la plus proche de l’usine, mais c’est là que vivaient les cadres de l’entreprise. Elle était peuplée uniquement de personnes blanches qui n’avaient aucune intention de vivre avec des personnes noires. La solution de Ford a consisté à contribuer à la mise en place d’un établissement pour son personnel noir afin de l’empêcher de vivre à Dearborn. Je me souviens d’un article de journal rédigé par le maire de Dearborn de l’époque, dans lequel il écrivait : « Nous ne voulons pas de vos petits Hottentots dans notre ville. » C’est ainsi qu’a été créée la ville d’Inkster, où la population noire, dont une grande partie travaillait pour Ford, a été victime de ségrégation4.

 

Même s’il vivait dans une « zone de ségrégation brutale où régnaient la criminalité et la pauvreté5 », Whiten se souvient que la communauté noire locale était composée de chefs d’entreprise et de professionnel·les, notamment des médecins et des dentistes, dont plusieurs s’intéressaient à son développement. Élève brillant et attentif, Tim fréquente la Carver Elementary School, la Fellrath Junior High School, l’école secondaire d’Inkster (où il obtient son diplôme en 1959). Le pharmacien William Eldon, qui embauche Tim durant son adolescence, lui sert de mentor en mathématiques. Lorsque Tim fait des études supérieures, Eldon lui offre également une voiture, ce qui lui permet de retourner à l’université et de transporter son matériel et ses fournitures artistiques.

 

Tim Whiten, photographie de fin d’études, 1959, photographie non attribuée.
École secondaire d’Inkster, photographie tirée de l’annuaire de l’école de 1959, photographie non attribuée.

La sœur cadette de Tom Whiten, Harriett Beasley, que Tim connaît sous le nom de tante Bea, est considérée comme la « matrone du village » et est très respectée, se souvient Tim. Elle possède et exploite, avec l’aide d’un homme à tout faire, M. Charleston, un restaurant sur l’avenue Harrison, à quelques pas de la maison de la famille Whiten. Le restaurant propose une authentique cuisine du Sud : poulet frit, côtes levées au barbecue, pain de maïs, chou cavalier, chou à l’étuvée, œufs et bouillie de maïs, tarte à la patate douce et Hoppin’ John, un plat à base de doliques à œil noir et de riz. Avant d’entrer à l’école, Tim passe ses journées à jouer au restaurant pendant que sa tante prépare les repas et sert la clientèle. Guérisseuse, tante Bea soigne les petits maux et les blessures de son neveu avec des remèdes naturels.

 

M. Charleston, qui travaille pour tante Bea, est un conteur accompli et un artiste populaire talentueux. Sa capacité à transformer des matériaux courants en créations uniques charme et inspire le jeune Tim. Il fabrique par exemple des consoles de radio et de télévision à partir de branches d’arbres recouvertes de peinture aérosol or, argent et noire. La pratique artistique de Whiten, qui consiste à transformer des objets et des matériaux du quotidien en objets culturels provocateurs, naît en partie de ces expériences précoces. Son unicyle simplifié, Clycieun, 1991, en est un excellent exemple.

 

Plus tard, Tim écoute de la musique en direct et enregistrée chez sa tante Bea. Celle-ci pense que la musique, quelle qu’elle soit, et surtout le gospel, peut « libérer l’âme ». La fin de semaine, elle invite des musiciens locaux à jouer dans son garage, notamment Jim, le frère aîné de Tim, qui a suivi une formation classique de musicien de jazz. Cependant, l’exposition précoce de Tim à d’autres expériences culturelles est extrêmement limitée : « Sur le plan scolaire, culturel et économique, j’ignorais tout du monde extérieur à mon existence6. »

 

Leonard Whiten, le frère aîné de Tim Whiten, recevant un prix lors de son départ à la retraite, St. Joseph’s Hospital, Ann Arbor, 1989, photographie non attribuée.
Jim Whiten, l’autre frère de Tim Whiten, musicien de jazz, 1974, photographie non attribuée.

 

 

Une formation en art

Whiten commence à s’intéresser à l’art après l’obtention de son diplôme d’études secondaires. Avec le soutien de ses parents, il fréquente la Central Michigan University (CMU) à Mount Pleasant, une université d’État abordable et de haut calibre. C’est là que les enseignements de son professeur, l’influent philosophe Oscar Oppenheimer, éveillent son intérêt de toute une vie pour la psychologie et la phénoménologie. Considéré par l’artiste comme son « père intellectuel », Oppenheimer, qui est quaker, initie Whiten au monde des idées, de l’art et de la spiritualité. Whiten a l’intention de devenir psychologue et à titre de conseiller pédagogique, Oppenheimer lui suggère de suivre des cours d’art. Il estime que Whiten doit explorer les « conditions de mise en œuvre » derrière les expressions du monde entier pour contribuer à son processus thérapeutique et à son développement en tant que conseiller et pédagogue. « À l’époque, je n’avais jamais envisagé de faire de l’art une vocation », commente Whiten7.

 

Des élèves de la Central Michigan University traversent le Warriner Mall pour se rendre à leurs cours, Mount Pleasant, années 1960, photographie non attribuée, Clarke Historical Library, Central Michigan University, Mount Pleasant.
Oscar Oppenheimer, date inconnue, photographie non attribuée, Clarke Historical Society, Central Michigan University, Mount Pleasant.

Pendant ses études de premier cycle, Whiten suit des cours de peinture de paysage et de sculpture figurative d’après modèle vivant. Parallèlement, il enseigne l’art dans le cadre d’activités parascolaires à la CMU, puis au Maude Kerns Art Center, une école d’art privée située à Eugene, dans l’Oregon. Sous la direction de la professeure Katherine Ux, il s’inscrit à un cours de base en dessin. Selon Ux, diplômée de la très progressiste Cranbrook Academy of Art, le dessin est plus qu’un outil préparatoire à la production d’œuvres. C’est un outil de l’imagination « qui ne se limite pas à démontrer la réalité physique, mais qui est abordé comme une possibilité au-delà de la représentation ». Citant Paul Klee (1879-1940), elle dit : « Un dessin est simplement une ligne qui fait une promenade8. » Ux amène Whiten à concevoir le dessin comme un outil de compréhension de la conscience humaine, un geste à partager, à faire vivre aux autres. La pratique ultérieure du dessin chez Whiten révèle ces influences, comme en témoigne sa série de 1981 intitulée Magic Gestures: Lites and Incantations (Gestes magiques : lumières et incantations), où des marques apparemment aléatoires traduisent les gestes rythmiques du corps.

 

Encouragé par Ux, Whiten suit des cours en atelier avec les professeurs et artistes Robert Burkhart, Ray Nitschke, George Manupelli (1931-2014) et John Zeilman. De plus, en 1963, il découvre l’art visuel contemporain grâce aux visites de musées d’art à New York, qu’il mène dans le cadre d’un cours intensif de quatre semaines sous la direction de Manupelli. Ces expériences sont enrichies par un accès aux Arts Magazine, Artforum, Art in America, Art International et autres périodiques que lui prête l’artiste Virginia Seitz, la superviseure du programme artistique parascolaire de la CMU.

 

En outre, Seitz expose Whiten aux cultures matérielles africaines, inuites et autochtones, qui ne font alors pas partie du canon de l’histoire de l’art occidental de l’époque. Pour Whiten, dont la lignée ancestrale remonte au royaume du Kongo, les objets culturels et les images d’Afrique centrale éveillent particulièrement son intérêt envers son propre héritage et les valeurs spirituelles qui y sont associées.

 

Un arbre à bouteilles dans la serre Oaklawn du Gibson Garden, Dallas, date inconnue, photographie de David H. Gibson, collection du Garden Club of America, Archives of American Gardens, Smithsonian Institution, Washington. Whiten a incorporé du verre bleu cobalt dans ses œuvres, en faisant référence à la tradition sur les usages de ce matériau dans le royaume du Kongo et dans le sud des États-Unis.

 

Peu inspiré par les traditions figurative et paysagère ayant marqué sa vie universitaire, Whiten se tourne vers les œuvres des constructivistes russes, comme Naum Gabo (1890-1977), Vladimir Tatline (1885-1953) et Alexandre Rodtchenko (1891-1956), qui s’inspirent des principes du structuralisme et de la sémiotique; les peintures expressionnistes abstraites lyriques d’Arshile Gorky (1904-1948); et les artistes de l’avant-garde européenne, tels que Paul Klee, Vassily Kandinsky (1866-1944) et Piet Mondrian (1872-1944), dont les explorations sont axées sur la nature du spirituel véhiculé par l’expression culturelle.

 

Robert B. Miller, Jan Zach – Sculptor (Jan Zach – sculpteur), 1980, épreuve à la gélatine argentique, 26,7 x 25,8 cm, Portland Art Museum.

Au début du mois de janvier 1964, Whiten décroche un baccalauréat ès sciences en arts et sciences appliquées, avec des majeures combinées en psychologie, philosophie, arts visuels et sciences militaires. Au printemps de la même année, il entame des études supérieures à la School of Architecture and Allied Arts de l’Université de l’Oregon (UO) à Eugene, où il étudie les beaux-arts auprès de l’artiste constructiviste tchèque Jan Zach (1914-1986), qu’il considère comme son « père artistique ». Zach, directeur du département de sculpture, a étudié l’art et le design en Europe et connaît les mouvements artistiques étrangers, ce qui attire Whiten.

 

Au cours de cette période, Whiten s’intéresse à la phénoménologie sous la direction du professeur Bertram Jessup et fait la connaissance d’Anne Trueblood Brodzky (1932-2018), une camarade étudiante au cycle supérieur qui deviendra son amie et sa collègue pour la vie. Tout en étudiant le structuralisme et la sémiotique, il explore la nature du langage en tant que mode de compréhension de l’art. Pour enrichir son expérience de pédagogue, Whiten enseigne les bases de la sculpture et le cours de deuxième année en sculpture à l’UO.

 

Tim Whiten avec ses propres sculptures, Université de l’Oregon, Eugene, 1966, photographie de Jerry Dodd.

 

Pendant ses études supérieures, Whiten sculpte directement le bois et la pierre en atelier. Il crée ainsi des sculptures abstraites inspirées de formes géométriques et organiques, dont les contours évoquent les œuvres de Jean Arp (1886-1966) et d’Henry Moore (1898-1986). Attiré par la matérialité et le langage formel des artistes modernistes européens, Whiten est particulièrement influencé par les sculptures de Constantin Brâncuși (1876-1957) ainsi que par les ready-mades de Marcel Duchamp (1887-1968). Ses recherches sur la culture matérielle et les processus rituels des peuples africains, autochtones et océaniques nourrissent son développement artistique, comme en témoignent ses performances rituelles ultérieures, telles que Metamorphosisis (Métamorphose), 1978-1989.

 

En juin 1966, Whiten obtient une maîtrise en beaux-arts avec une spécialisation en sculpture, après avoir suivi des cours supplémentaires en phénoménologie, en histoire de l’art et en estampe (eau-forte et lithographie). À la fin de ses études, Zach, son conseiller aux études supérieures, l’encourage à créer une œuvre d’art publique. Érigée dans le Jasper State Recreation Site, près d’Eugene, la sculpture Cosmological I (Cosmologique I) a été réalisée grâce à des dons de matériaux et avec de l’aide pour l’installation, mais sans honoraires. Inspirée de la première version de La colonne sans fin, 1918, de Brâncuși, qui se veut telle une manifestation physique de l’ascension spirituelle, la sculpture monumentale de Whiten – un mât de cèdre d’une hauteur de 13,7 mètres –, qui ressemble à un totem, sert de repère vertical dans un contexte par ailleurs plutôt plat, pointant vers ce qui se trouve au-delà de ce que nous voyons et connaissons.

 

Tim Whiten, Cosmological I (Cosmologique I), 1966, cèdre, 13,7 m de haut, Jasper State Recreation Site près d’Eugene, Oregon.
Constantin Brâncuși, La colonne sans fin, version 1, 1918, chêne, 203,2 x 25,1 x 24,5 cm, Museum of Modern Art, New York. © Succession Brancusi – Tous droits réservés (ADAGP, Paris)/CARCC Ottawa 2024.

 

 

Le service militaire et l’immigration au Canada

Le même été, Whiten entame son service militaire actif. Il avait été nommé au grade de sous-lieutenant dans l’armée américaine en 1964, mais avait reporté le service actif jusqu’à la fin de ses études supérieures. En juillet 1966, il entame donc une formation spécialisée d’officier adjudant général à Indianapolis, dans l’Indiana. À l’automne 1966, il est affecté à la 381e compagnie de remplacement, à Fayetteville, en Caroline du Nord, siège de la 82e division aéroportée, pour préparer l’envoi de l’unité au Vietnam du Sud.

 

En janvier 1967, Whiten entreprend son service à l’étranger au poste de Long Binh, dans le Vietnam du Sud, puis il rentre aux États-Unis en décembre de la même année. Il est alors affecté au poste de traitement de l’armée américaine à Olympia, dans l’État de Washington, au service d’admission et d’examen des forces armées de la 6e armée. En juin 1968, il est relevé du service actif après avoir obtenu le grade de capitaine avec des lettres de recommandation, et est libéré avec honneur en 1970.

 

Le capitaine Tim Whiten avec son Austin Healey, devant les quartiers des officiers célibataires, Fort Lewis, Washington, 1968, photographie de William Brickey.

 

La foi de Whiten envers les États-Unis est profondément ébranlée par son expérience de la guerre du Vietnam (1955-1975), par l’intolérance à laquelle il est confronté pendant son service militaire et par le traitement épouvantable réservé aux vétérans américains à leur retour. Les assassinats de Martin Luther King Jr. et de Robert F. Kennedy en 1968, ainsi que la violence, la ségrégation raciale et les émeutes qui marquent l’apogée du mouvement des droits civiques exacerbent sa profonde désillusion. Il comprend que la vie aux États-Unis peut rapidement devenir intolérable.

 

Des élèves de l’Université York se promenant devant le Founders College, Toronto, v.1965, photographie non attribuée.

En 1965, Anne Trueblood Brodzky immigre au Canada et, deux ans plus tard, elle devient rédactrice en chef d’artscanada, la principale revue d’art au pays. Elle encourage Whiten à poser sa candidature pour enseigner au sein de la division des sciences humaines de la faculté des arts de l’Université York à Toronto, une ville où la discrimination et les tensions raciales sont moins marquées qu’aux États-Unis. John (Jack) Saywell, le doyen de la faculté, Henry Best, le registraire, et l’artiste Ronald Bloore (1925-2009), le représentant des arts visuels et professeur au département des sciences humaines, passent Whiten en entrevue. Candidat accompli à bien des égards – c’est un pédagogue expérimenté qui possède une solide formation en arts visuels et en sciences humaines –, Whiten se voit proposer le poste, qu’il accepte immédiatement. Il immigre au Canada en août 1968 avec sa fiancée, Colleen Bush, qu’il avait rencontrée pendant ses études supérieures et qu’il épouse à Toronto en septembre de la même année.

 

En 1969, Whiten participe à la fondation de la faculté des beaux-arts de l’Université York et du département des arts visuels nouvellement créé, avec une nomination croisée à la faculté des arts9. Il donne son premier cours, qui s’intitule « Imagination et perception », en coenseignement avec les professeurs Michael Creal et Bloore. À titre de responsable pédagogique, Whiten est chargé de susciter le dialogue autour du contenu des cours, de réviser les travaux écrits, et de corriger les travaux et les examens. En outre, il est nommé membre du Collège Vanier et se voit attribuer un bureau et deux salles de travail en tant que directeur des activités parascolaires en art, de même qu’un atelier personnel dans la maison Stong, avec Bloore, que les étudiant·es utilisent également comme espace de studio pour les activités parascolaires.

 

Tim Whiten, Untitled (Sans titre), 1972, cuir et pierre, 28 x 29,2 x 25,4 x 28 cm, avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Olga Korper Gallery, Toronto.

Tim Whiten dans son atelier, Toronto, 1974, photographie d’Eberhard Otto.

 

Avec son collègue, l’artiste Ted Bieler (né en 1938) – un bouddhiste pratiquant qui partage son intérêt envers la spiritualité et qui a des compétences techniques avancées –, Whiten crée le programme de sculpture de l’Université York10. À l’instar de Katherine Ux, qui a tant influencé Whiten à la Central Michigan University, Bieler a étudié à la Cranbrook Academy of Art, en plus d’être un ancien élève de Jan Zach, qui lui a enseigné le dessin lorsqu’il était adolescent. Parmi les autres collègues remarquables à York figurent les artistes George Manupelli et Vera Frenkel (née en 1938), ainsi que la spécialiste de l’Afrique Zdenka Volavka, qui a compris le lien vital entre la pratique en atelier de Whiten et la sculpture africaine.

 

Whiten enseigne à l’Université York pendant près de quarante ans, encadrant des générations d’artistes du Canada. Il y fait ses débuts en tant qu’instructeur stagiaire, avant de recevoir le titre de professeur en 1974 et celui de professeur titulaire en 1990. Dans le cadre de ses fonctions, il a été directeur du programme de maîtrise en arts visuels (1974-1976) et président du département des arts visuels (1984-1986; 2000-2001). En 1993, il obtient une certification d’Oxford à titre d’instructeur d’anglais langue seconde afin de mieux servir la population étudiante de plus en plus diversifiée de l’université. En 1989, il reçoit le Distinguished Leadership Award for Extraordinary Service to the Arts du American Biographical Institute et en 2000, le Dean’s Teaching Award de la faculté des beaux-arts. En 2007, il prend sa retraite de l’enseignement à temps plein et est nommé professeur émérite.

 

Tim Whiten, avec Julie Freeman, Voler Volé, 1979, installation rituelle et performance avec des crânes humains, dimensions variables, York University Fine Arts, Markham.

 

 

Les innovations en dessin

Au cours de ses premières années d’enseignement à l’Université York, Whiten crée un grand nombre d’œuvres sur papier, se servant du dessin comme d’un outil pour élargir la conscience et faciliter la perception d’un monde au-delà de l’aspect physique. À l’époque, au Canada, le dessin est considéré comme une pratique préparatoire, une étape dans la production d’une peinture ou d’une sculpture. En bref, c’est un moyen de parvenir à une fin plutôt qu’une fin en soi, alors qu’aux États-Unis, le milieu de l’art est plus progressiste.

 

Tim Whiten, Void I (Vide I), 1970, graphite gélifié sur papier, 48,3 x 63,5 cm, collection de l’Université de Toronto.
Tim Whiten, Long Silence, 1971, graphite sur papier, 63,5 x 96,5 cm, collection de l’Université de Toronto.

En 1970, de grandes œuvres sans titre de Whiten, réalisées au graphite sur papier, font partie d’une grande exposition de dessins présentée au Institute of Contemporary Art de Boston, aux côtés d’œuvres d’artistes américain·es contemporain·es remarquables, comme Claes Oldenburg (1929-2022) et Eva Hesse (1936-1970), qui, comme Whiten, ont recours à des processus gestuels de répétition. Whiten témoigne : « Mes œuvres gestuelles au graphite sont nées d’une connaissance à la fois phénoménale et divine, tout en fonctionnant comme un résidu de la conscience11. » L’exposition attire l’attention du célèbre critique d’art et conservateur américain John Noel Chandler dans son article « Drawing Reconsidered » publié par artscanada en 197012.

 

Plus tard dans l’année, les œuvres sur papier de Whiten font l’objet d’une exposition à Toronto avec le peintre Eric Cameron (né en 1935) à la Nightingale Gallery. La première exposition individuelle de Whiten, Meditation Metamorphosis and Psalm (Méditation métamorphose et psaume), qui comprend également ses dessins au graphite, a lieu en 1971 au Erindale College de l’Université de Toronto. Pour l’artiste, « ces œuvres sur papier renvoient aux expériences d’un autre monde. Elles forment les détritus de la connaissance, les impressions visuelles de la mémoire humaine13 ».

 

Tim Whiten, Spanner (Pagaille), 1975, graphite sur papier, 63,5 x 96,5 cm, CU Art Museum, University of Colorado Boulder.

 

En 1972, la Jerrold Morris Gallery de Toronto représente commercialement Whiten pour la première fois avec une exposition intitulée Tim Whiten: Sculpture and Drawings (Tim Whiten : sculpture et dessins), présentée en collaboration avec la Galerie d’art de l’Université York14. Dans la préface du catalogue de 1972, le conservateur Michael Greenwood décrit les œuvres de Whiten comme ayant une « présence phénoménologique plutôt que symbolique ou associative. Nous pouvons exister en elles, avec elles et à travers elles, les expérimenter comme la peur de l’obscurité ou les rayons du soleil sur notre peau. Nous pouvons entendre leur musique silencieuse et sentir leur agitation sous le voile de l’immobilité15 ».

 

Avec le graphite sur papier, la perception des surfaces fortement saturées de Whiten passe du noir et blanc à la couleur, permettant de voir la couleur comme le résultat du noir et blanc, soit une compréhension phénoménale directe de la perception de la couleur là où il n’y en avait pas, une approche qu’il poursuit dans sa récente série Saying His Name… (Dire son nom…), 2017. Dans d’autres dessins, comme Untitled (Sans titre), 1973, conservé dans la collection de l’Université de Toronto, Whiten efface le graphite de la surface, laissant les résidus créer des impressions visuelles. Comme le dit l’artiste, « ce qui reste, c’est un souvenir, une expérience eidétique, un autre aspect de la conscience, qui est l’ensemble, y compris la couleur16 ».

 

Les œuvres de Whiten, en particulier ses œuvres en deux dimensions, continuent à être exposées à travers les États-Unis, notamment à New York, Boston, Buffalo, Atlanta et Washington. Parmi les expositions collectives importantes présentant son travail, citons celles du Alternative Museum à New York – Post-Modernist Metaphors (Métaphores postmodernistes), 1981, du Visual Arts Museum à New York – Sculptural Density (Densité sculpturale), 1981, et du John Michael Kohler Arts Center à Sheboygan, Wisconsin – Remains to be Seen (Restes à voir), 1983.

 

Tim Whiten signant une estampe du studio de Jerry Shiner, The Art Printer, Toronto, 1981, photographie de Michael Glassbourg.

 

 

Un virage matériel

Tout en continuant à dessiner, Whiten commence à créer des installations et des performances rituelles à l’aide d’une gamme de matériaux naturels. Dans les années 1970 et 1980, il approfondit son lien avec les influences culturelles et la matérialité africaines. Il intègre des crânes humains, des os, des branches et des peaux d’animaux à ses œuvres tridimensionnelles. Après la retraite de Jerrold Morris en 1975, c’est Paul Wong de la Bau-Xi Gallery, avec une adresse à Toronto et Vancouver, qui se met à représenter Whiten. En 1976, sa première exposition à la Bau-Xi comprend Ark (Arche), une œuvre composée de cinquante crânes humains (achetés auprès d’un fournisseur médical agréé) présentés dans un grand panier – une méditation sur la vie, la mort, la guerre, la mortalité, la présence et l’absence.

 

Tim Whiten, Metamorphosis [Stage II] (Métamorphose [Étape II]), 1980, vase rituel (peau d’ours tannée, cloches en laiton, attaches en coton), oreiller gris (forme synthétique en coton), coquilles d’œuf écrasées, quatre bougies et récipients en verre votifs, quatre tuiles d’encens, 254 x 254 cm installée, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto. Vue d’installation du J.S. McLean Centre for Indigenous & Canadian Art, rotation de la collection permanente au Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto, 2018.

En 1980, Whiten présente Metamorphosis (Métamorphose) à la Bau-Xi Gallery. Dans cette installation-performance rituelle, l’artiste revêt une peau d’ours et s’efforce ensuite de se libérer sans utiliser ses mains, dans un geste de renaissance et de transformation. Stage II (Étape II), du projet Métamorphose,1978-1989, qui contient les preuves de ce processus rituel, a été plus tard acquise par le Musée des beaux-arts de l’Ontario (MBAO). L’œuvre est ensuite présentée dans Toronto: Tributes + Tributaries, 1971-1989 (Toronto : hommages + tributaires, 1971-1989), une vaste exposition de 2016 comportant plus de cent œuvres de soixante-cinq artistes et collectifs.

 

Au cours de cette période, Whiten crée plusieurs projets importants en plein air. Avec de l’adobe, du bois, des crânes humains et d’autres artefacts, il construit des structures qui servent de sites à des processus rituels, tout en encourageant l’implication expérientielle du public. Il conçoit Morada, 1977, acclamée par la critique, pour Artpark à Lewiston, dans l’État de New York. L’œuvre comprend une série progressive d’étapes ou de stations rituelles, y compris une salle souterraine avec vingt-deux crânes humains incrustés dans ses murs. Whiten explique : « Chaque personne tirera sa propre explication de la grotte et des crânes, mais j’aimerais que certaines, au moins, se rappellent qu’il existe un fil conducteur qui va du passé à l’éternité, en passant par l’individu, et que la vie et la mort ne forment qu’un seul et même continuum17 ». Le projet temporel attire l’attention de la célèbre critique d’art américaine Lucy Lippard (née en 1937), qui en présente une description détaillée, accompagnée de photographies, dans son ouvrage fondamental Overlay: Contemporary Art and the Art of Prehistory publié en 198318.

 

Tim Whiten à l’intérieur de Morada au Artpark à Lewiston, New York, 1977, photographie d’Andrew Stout. 
Tim Whiten à l’intérieur de Morada au Artpark à Lewiston, New York, 1977, photographie d’Andrew Stout. 

 

Whiten s’intéresse à la performance comme forme d’art depuis ses années à l’Université de l’Oregon. Quand il poursuit ses études supérieures, Jan Zach le présente au compositeur américain novateur John Cage (1912-1992), qui l’invite à participer à deux événements artistiques. Le premier est une soirée de musique nouvelle parrainée par le département de musique de l’Université de l’Oregon Encounter in Oregon: An Evening of New Music (Rencontre dans l’Oregon : une soirée de musique nouvelle), Université de l’Oregon, School of Architecture and Allied Arts, 1965). Whiten contribue à la production d’objets tridimensionnels en plâtre et en bois pour les prestations de Cage. Le second événement, Lecture on the Weather (Conférence sur la météo), 1975, est une œuvre écrite et dirigée par Cage, et commandée pour le bicentenaire des États-Unis. Elle est d’abord présentée à la Albright-Knox Art Gallery de Buffalo en 1976, puis à la Music Gallery de Toronto dans le cadre d’un programme intitulé Four Worlds (Quatre mondes). Whiten participe à Conférence sur la météo : il récite des voyelles, explorant leur gamme vibratoire qui correspond à une couleur. Il joue dans cette œuvre et, à la demande de Cage, il écrit également une partie de la partition.

 

Estimant que Whiten pourrait tirer profit d’une représentation différente compte tenu de son intérêt envers les rituels, Herbert (Herb) Sigman, directeur de la Bau-Xi Gallery à Toronto, le présente à Olga Korper en 1986. Korper connaît la pratique de Whiten et a vu ses œuvres dans le cadre de l’exposition Ontario Now 2: A Survey of Contemporary Art (Ontario maintenant 2 : un aperçu de l’art contemporain) présentée à la Art Gallery of Hamilton (AGH) en 1977, et organisée par Glen E. Cumming, directeur du musée. Un lien durable se crée alors. Korper représente toujours Whiten et demeure une amie proche aujourd’hui.

 

Tim Whiten, vue d’installation de Septem Septum, 1979, installation rituelle avec crânes humains, farine, flamme vive, dimensions variables, Factory 77, Toronto.

 

Whiten s’est longtemps considéré comme un « fabricant d’images » plutôt que comme un « artiste19 ». « Ce que je fais, je considère que ce sont des objets culturels. Le travail que je fais provient de la “prise de conscience” de mes expériences quotidiennes20 », déclare-t-il. « La relation avec la Olga Korper Gallery a commencé lorsque j’ai dit que je ne ferais jamais d’art et qu’elle m’a répondu qu’elle ne s’attendait pas à ce que j’en fasse21 », se rappelle-t-il.

 

Les œuvres de Whiten sont d’abord exposées dans les locaux de Korper au 80, avenue Spadina à Toronto, un loft au quatrième étage, jusqu’au déménagement de sa galerie en 1989 dans un complexe industriel de l’ouest de la ville, sur l’avenue Morrow. La première exposition individuelle de Whiten à la Olga Korper Gallery, Descendants of Parsifal (Descendants de Parsifal), 1986, réunit huit crânes humains enveloppés de divers revêtements semblables à de la peau, comme le cuir, le talc et la gomme à mâcher. La série est finalement intégrée à l’œuvre Elysium (Élysée), 2008, commandée par le MBAO pour son exposition Transformation AGO de 2008, et désormais conservée dans sa collection permanente.

 

Annonce de l’exposition Tim Whiten présentée à la Olga Korper Gallery, Toronto, du 13 septembre au 18 octobre 1986, dossier de l’artiste, Bibliothèque et Archives du Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.
Tim Whiten, Canticle for Adrienne (Cantique pour Adrienne), 1989, crâne humain, cheveux humains, bois, talc, colle blanche, 127 x 61 x 114,3 cm, Art Gallery of Hamilton.

Engagé envers l’authenticité de ses matériaux, Whiten continue d’intégrer des restes humains dans ses œuvres en techniques mixtes, exploitant les propriétés abjectes de ces matériaux extrêmement évocateurs. Des crânes humains apparaissent dans Ram (Bélier), 1987, Siege Perilous (Siège périlleux), 1988, Hearken to the Service of Emmanuel (Écoutez le service d’Emmanuel), 1990, et Canticle for Adrienne (Cantique pour Adrienne), 1989, créé pour sa petite fille. La mise en œuvre de restes humains par l’artiste suscite des controverses. Au printemps 1990, un conservateur de l’Istituto Italiano di Cultura de Toronto retire les deux crânes des accoudoirs du siège blanc de Siège périlleux, présenté dans le cadre d’une exposition collective, après qu’une personne ait soulevé la question de l’utilisation éthique des restes humains. Une controverse publique s’en est suivie. Whiten peut toutefois justifier son acquisition légale des crânes par des documents appropriés. Après une menace de poursuite contre l’institut de la part d’Olga Korper, les crânes ont été réintégrés.

 

Plusieurs de ces œuvres ont été acquises par la AGH, qui possède une grande partie de la production de Whiten, dont Bélier, Siège périlleux et Cantique pour Adrienne notamment22. Selon Melissa Bennett, conservatrice de l’art contemporain à la AGH, « la plus ancienne œuvre de Whiten de la collection, Magic Sticks (Bâtons magiques), 1970, est faite de cuir et de bois, et constitue un fondement essentiel de sa pratique, dans son engagement envers les notions de rituel et de magie ainsi que des modes de compréhension du monde23 ».

 

À la fin des années 1980 et au début des années 1990, Whiten introduit des cheveux humains dans ses œuvres, notamment dans Ch-air (Chaise), 1992, Elemental (Élémentaire), 1993, et Courting the Caliph’s Daughter (Courtiser la fille du calife), 1993. En combinant des objets banals (une chaise, une poêle à frire, une canne, un parapluie, une roue de bicyclette) avec des symboles évocateurs et des vestiges matériels de la force vitale (des cheveux, des os, des dents, des crânes), il crée des objets qui dégagent une présence profonde et troublante. Dans les œuvres en techniques mixtes ultérieures, les restes humains sont absents. L’autoréflexivité est plutôt générée par l’utilisation de surfaces miroirs qui engagent et impliquent le public, comme le montrent Oasis, 1989, Victor (Vainqueur), 1993, Vault (Voûte), 1993, Draw (Tirage), 1993, et Snare (Piège), 199624.

 

Tim Whiten, Elemental (Élémentaire), 1993, verre coulé, cheveux humains, fonte, 40,6 x 38 x 38 cm, Tom Thomson Art Gallery, Owen Sound, Ontario.
Tim Whiten, Ch-air (Chaise), 1992, cheveux humains, chaise, roues, 112 x 69 x 84 cm, Tom Thomson Art Gallery, Owen Sound, Ontario.

 

L’œuvre tardive et le succès critique

J’ai rencontré Whiten pour la première fois en 1993 à la Olga Korper Gallery, lors de la réception accompagnant son exposition. Nous avons été présentés par l’artiste June Clark (née en 1941), dont les œuvres faisaient l’objet d’une prochaine exposition individuelle que j’organisais pour la Koffler Gallery à Toronto. Des conversations ultérieures ont mené à une collaboration en trois lieux avec Whiten : l’exposition Messages from the Light (Messages de la lumière), que j’ai organisée pour la Koffler Gallery en 1997, en tournée dans une version commissariée par David Liss au Centre Saidye-Bronfman (aujourd’hui la SBC Galerie d’art contemporain) à Montréal et à la Olga Korper Gallery, toutes deux en 199825.

 

En 1998, Whiten est invité à créer une œuvre spécifique au site du nouveau Tree Museum, un parc d’art fondé par l’artiste EJ Lightman (né en 1952) situé sur une propriété boisée de quatre-vingt-un hectares au bord du lac Ryde dans la région de Muskoka. L’œuvre de Whiten, gravée au jet de sable dans la pente rocheuse du bouclier précambrien, est composée d’une série de figures squelettiques et de deux constellations de roses, des motifs récurrents dans sa pratique. La création de Danse, 1998-2000, a nécessité trois étés. Pendant deux décennies, des installations extérieures d’artistes du Canada et d’ailleurs ont été créées au Tree Museum, dans le cadre d’un programme annuel. Bien que la plupart de ces œuvres aient été temporaires, un certain nombre d’entre elles, dont Danse, sont toujours visibles aujourd’hui26.

 

Après avoir quitté son poste de rédactrice en chef d’artscanada en 1982, Anne Trueblood Brodzky retourne sur la côte Ouest des États-Unis. Elle communique avec Whiten au sujet d’une exposition solo à la Meridian Gallery, un lieu de présentation et de performance à but non lucratif à San Francisco, dont elle est la directrice fondatrice. À cet endroit, Whiten participe à trois expositions successives organisées par Brodzky : Enigmata/Rose (Énigmes/Rose), 2001; Working The Unseen (Travailler l’invisible), 2004; et Darker, ever darker; Deeper, always deeper: The Journey of Tim Whiten (Plus sombre, toujours plus sombre; plus profond, toujours plus profond : le parcours de Tim Whiten), 2010.

 

En 2001 et 2002, Brodzky favorise également la participation de Whiten au programme de résidence d’artiste du désormais célèbre Instituto Sacatar, une fondation artistique à but non lucratif située à Itaparica, au Brésil. Pendant son séjour là-bas, Whiten réalise une œuvre extérieure spécifique au site de Quinta Pitanga et une installation intérieure en techniques mixtes pour une exposition collective avec des artistes du pays. Il achève également la troisième partie de son projet majeur Enigmata (Énigmes), Enigmata/Shower of Roses (Enigmes/Pluie de roses), 2002. Avec une économie de moyens caractéristique, Whiten utilise des draps d’hôpital tachés de café pour imiter les saturations cumulatives des fluides corporels, preuve des transmutations de la vie. Au centre des deux œuvres de cette série se trouve l’image d’une rose, symbole de l’amour spirituel et du sacrifice.

 

Tim Whiten, Enigmata/Shower of Roses [5] (Énigmes/Pluie de roses [5]), 2002, drap d’hôpital taché de café, 190,5 x 2 235 cm, avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Olga Korper Gallery, Toronto.
Couverture du catalogue d’exposition Tim Whiten: Enigmata/Enigmata Rose, de Tim Whiten, Elizabeth Anthony et Carolyn Bell Farrell, San Francisco, Meridian Gallery, 2001.

 

Pendant sa résidence, Whiten plonge dans la culture brésilienne : son art, ses coutumes, sa langue, sa nourriture, sa musique et sa poésie. Il établit également un lien profond avec son héritage africain, une sorte de « retour au pays » particulièrement poignant après le décès récent de sa mère et la séparation d’avec sa femme. Là-bas, Whiten fait la rencontre de la conteuse brésilienne Regina Machado, avec qui il entame une longue collaboration. Elle lui fait connaître la Fondation Pierre Verger à Salvador. Whiten accède ainsi à la vaste bibliothèque d’images et de recherches ethnographiques de Verger sur la diaspora africaine. Il souhaite améliorer sa compréhension de ses racines ancestrales, de même que des propriétés curatives des plantes médicinales africaines, puisqu’il vient d’une famille de guérisseurs dont faisait partie sa tante Bea.

 

Tim Whiten, vue d’installation de l’œuvre At the Third Point of the Triangle (Au troisième point du triangle), 2001-2002, installation in situ, 213,4 x 365,8 x 182,9 cm, Galerie Juracy Magalhaes Junior, Itaparica, Brésil. Whiten a travaillé sur Au troisième point du triangle pendant sa résidence à l’Instituto Sacatar à Itaparica de 2001 à 2002.
Festa de Xangô, Sakété, Bénin, 1958, photographie de Pierre Verger, Fondation Pierre Verger, Salvador.

Depuis 2002, la pratique de Whiten est axée sur la production d’œuvres tridimensionnelles en verre. Ainsi, il recrée des objets de la vie quotidienne, notamment des outils (T après Tom, 2002), des jouets d’enfants (Chanceux, chanceux, chanceux, 2010, son cheval à bascule en verre bleu) et d’autres tirés des sphères mythiques et religieuses (After Phaeton [Après Phaéton], 2013, son char en verre, et Search Reach Release [Chercher atteindre libérer], 2020, son tapis de prière composé de verre coloré broyé). Employé pour sa matérialité et sa fonction symbolique, le verre, à l’instar du miroir, offre à l’artiste un moyen d’aborder la nature de la conscience et de la condition humaine.

 

Vera Frenkel, artiste et collègue de longue date à l’Université York, témoigne : « Avant même d’entendre Tim Whiten parler de la nature complexe et des nombreuses qualités du verre, j’ai aimé la façon dont il était utilisé dans tous ses états dans son œuvre – épais et mince, transparent et dépoli, dur et doux –, évoquant différents aspects de l’esprit. Il n’est pas surprenant que ses projets attirent des artisan·es qualifié·es comme le maître verrier Alfred Engerer, au talent unique, désireux de contribuer à la réalisation de sa vision27. »

 

Au cours des dernières années, la pratique de Whiten a fait l’objet de plusieurs expositions importantes au Canada et aux États-Unis, notamment Tools of Conveyance (Outils de transmission), 2021, organisée par Sandra Q. Firmin pour le CU Art Museum de la University of Colorado Boulder. En Ontario, une collaboration entre plusieurs lieux a mis en lumière cinquante ans de la pratique de Whiten, avec un accent porté sur l’alchimie et ses processus de transformation. Historiquement, les alchimistes tentaient de purifier, de faire évoluer et de perfectionner les métaux de base, comme le plomb et le cuivre, pour les transformer en métaux nobles, notamment l’or et l’argent. Leur quête allégorique de la perfection de l’âme et du corps humain est également appelée le « Grand Œuvre ».

 

Vue dinstallation de lexposition Tim Whiten: Tools of Conveyance (Tim Whiten : Outils de transmission), 2021, CU Art Museum, University of Colorado Boulder, photographie de Wes Magyar.

 

Cette collaboration a résulté en quatre expositions dont la première, intitulée Elemental: Ethereal (Élémentaire : éthéréel), 2022, est commissariée par Pamela Edmonds pour le Musée d’art McMaster à Hamilton. Elle comprend les œuvres tridimensionnelles de Whiten réalisées à partir de la fin des années 1970, qui reflètent ses intérêts métaphysiques en mettant l’accent sur l’air, la respiration et l’esprit, tels qu’ils sont représentés dans ses œuvres en verre28. L’exposition Elemental: Oceanic (Élémentaire : océanique), 2022, qui suit, a été organisée par Leila Timmins pour la Robert McLaughlin Gallery à Oshawa. Cette exposition comporte des sculptures et des œuvres sur papier datant du début des années 1970 jusqu’à aujourd’hui, représentant les explorations matérielles de Whiten sur le rituel, l’incarnation, le savoir ancestral et la transcendance29. La troisième exposition, Elemental: Earthen (Élémentaire : terrestre), 2023, commissariée par Chiedza Pasipanodya pour la Art Gallery of Peterborough, comprend des œuvres antérieures et récentes de Whiten, ainsi que des antiquités prêtées par le Musée d’art McMaster pour explorer l’élément terre et ses associations avec la maison, la subsistance, le pouvoir, la transformation et l’alchimie30.

 

La quatrième et dernière exposition, Elemental: Fire (Élémentaire : feu), 2023, conçue par Liz Ikiriko pour la Galerie d’art de l’Université York, rassemble des œuvres sur papier et des œuvres en verre, avec une nouvelle installation en verre pilé intitulée Ground Rules (Règles fondamentales), 2023, qui associe la configuration d’un temple et le tracé à la craie d’un jeu de marelle. Le postulat d’Elemental: Fire consiste à examiner « comment les transformations matérielles du feu apparaissent dans les œuvres de Whiten comme des formes d’alchimie, de risque, de jeu et de pouvoir énergétique. Les notions de temps et de foi sont souvent évoquées à travers les récits de la narration et de la spiritualité… Le travail de Whiten renvoie à des questions fondamentales sur nos corps, notre présence et notre valeur à l’heure actuelle31 ».

 

En reconnaissance de ses réalisations exceptionnelles, Whiten a reçu en 2022 le prix Gershon-Iskowitz du MBAO ainsi que le Prix du Gouverneur général en arts visuels et en arts médiatiques pour ses réalisations artistiques en 202332.

 

Tim Whiten recevant le Prix du Gouverneur général en arts visuels et en arts médiatiques pour ses réalisations artistiques de la part de Son Excellence la très honorable Mary Simon, gouverneure générale du Canada, lors d’une cérémonie à Rideau Hall, Ottawa, 2023, photographie du sergent Anis Assari.
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