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Pendant ses études et son apprentissage, Suzy Lake pratique le dessin, la gravure et la peinture abstraite, mais dès qu’elle achète un appareil photo, elle s’intéresse plutôt à l’interaction entre une performance (qui la met généralement en scène) et la perception qu’en a le spectateur, et à la manière dont les appareils photographiques peuvent rendre ce lien visible. Ses manipulations physiques du film par l’étirement et l’éclairage révèlent des aspects cachés de l’intériorité du sujet, alors même que l’utilisation régulière de son propre corps constitue un repère visuel permettant d’envisager les techniques mécaniques de la photographie.

 

 

Art de la caméra

Michael Snow, Authorization (Autorisation), 1969, épreuves à la gélatine argentique instantanées (polaroïd) et ruban adhésif sur miroir dans cadre de métal, 54,6 x 44,4 x 1,4 cm, avec cadre intégral, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

Lake commence à faire de la photographie en 1970 pour « voir à quoi [elle] ressemblait » lors de ses diverses performances et pour communiquer son expérience à l’aide d’un procédé qui pouvait susciter la confiance du public. Elle qualifie les résultats de « camera art » (« art de la caméra »), un terme inventé par l’artiste vidéo Les Levine (né en 1935), pour décrire une forme d’art « dépourvue de logique », exigeant des spectateurs qu’ils y investissent leur propre raisonnement. Au-delà de l’accent porté sur le contenu narratif, les photographies de Lake sont articulées à partir de préoccupations esthétiques et compositionnelles et d’une attention accordée au processus de création même des œuvres. Pour cette raison, la production de Lake est souvent associée à l’art conceptuel : sa photographie explore non seulement les processus sociaux et perceptuels, mais aussi le moyen d’expression lui-même. Le corps de Lake devient — et demeure — le principal site d’exploration.

 

Un exemple notable est Nine Polaroid Portraits of a Mirror (Neuf portraits polaroïds d’un miroir), 1967, de l’artiste américain William Anastasi (né en 1933) — une œuvre conçue comme une grille dans une grille, composée de neuf grands portraits photographiques de l’artiste se photographiant devant un miroir. L’appareil photo se reflète également dans le miroir et se trouve pointé directement sur le spectateur. Anastasi saisit son portrait et l’immédiateté offerte par le format polaroïd lui permet d’apposer l’image fraîchement réalisée sur le miroir, créant ainsi une grille jusqu’à ce que presque toute sa surface soit couverte, à l’exception du coin inférieur droit où l’avant-bras de l’artiste reste visible. À l’intérieur de la nouvelle grille, une grille encore plus petite commence à apparaître — soit la documentation par Anastasi de la disposition de chaque nouvelle photographie sur le miroir. Deux ans plus tard, l’artiste canadien Michael Snow (né en 1928) entreprend une expérience similaire avec Authorization (Autorisation), 1969 : il ne couvre qu’une partie de la surface du miroir pour produire une grille de quatre images et une photographie isolée dans le coin supérieur gauche. La photographie est ici à la fois le produit fini et l’enregistrement de la fabrication du produit. Lake utilise souvent le format de la grille pour exposer ses photographies et construire un récit. Cet arrangement met davantage l’accent sur les notions de durée et de processus — il favorise la documentation d’une performance ou d’un événement dans le temps ainsi que les étapes de la réalisation des œuvres elles-mêmes.

 

Suzy Lake, Imitations of Myself #1 (Imitations de moi-même no 1), 1973/2012, 48 épreuves chromogènes réalisées à partir d’une imprimante LightJet, dimensions de l’ensemble : 111,1 x 107,9 cm, Georgia Scherman Projects, Toronto.

 

Dans une œuvre telle que On Stage (Sur scène), 1972-1974, Lake fusionne la photographie (en tant que documentation d’une démarche) et le corps (en tant que site à travers lequel la démarche est mise en œuvre). Pour les compositions de cette série, l’artiste pose d’abord de manière à imiter la photographie de mode; elle revient ensuite par deux fois à ces photographies — par l’ajout de légendes en 1973 et d’une nouvelle série d’autoportraits en 1974. Ces ajouts photographiques mettent Lake en scène, le visage maquillé de blanc, dans un « état zéro » qui efface ses caractéristiques personnelles, fusionnant ainsi peinture, performance et photographie, une stratégie fondatrice qu’elle reprend au début des années 1970, comme dans Imitations of Myself #1 (Imitations de moi-même no 1), 1973/2012, et A Genuine Simulation of… (Une simulation authentique de…), 1973/1974. Imitations de moi-même no 1, composée de quarante-huit tirages chromogènes disposés sur une grille de huit par six, documente un cycle entier de transformation, montrant Lake assise à une table, le visage à nu, mais le recouvrant progressivement de maquillage blanc. Dans la plupart des images, Lake apparaît en train de tamponner son visage avec ses doigts; dans quelques-unes, elle semble faire une pause et engager une conversation avec une personne hors champ. Dans la dernière rangée, le visage entièrement recouvert, elle poursuit sa transformation en appliquant du rouge à lèvres et du mascara sur son visage désormais neutralisé à l’état zéro.

 

Suzy Lake, Rhythm of a True Space #1 (Rythme d’un véritable espace no 1) 2008, 2 épreuves à pigments de qualité archive sur vinyle, 243,8 x 1706,9 cm chacune, installation au Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.

Les séries de Lake révèlent sa méthode pour sélectionner les œuvres à exposer, soit en puisant dans un vaste répertoire photographique dans lequel les performances documentées elles-mêmes sont souvent imprévisibles. C’est ainsi qu’elle exerce en fin de compte un contrôle. Elle retourne souvent à ses œuvres antérieures pour soulever de nouvelles questions en lien avec l’enjeu initial qui y est exploré, les imprégnant ainsi de différentes préoccupations formelles ou politiques et/ou en considérant l’enjeu initial d’un point de vue nouveau. Par exemple, lors d’une rénovation majeure du Musée des beaux-arts de l’Ontario, Lake revisite l’œuvre Re-Reading Recovery (Relecture de la guérison), 1994-1999, dans Rhythm of a True Space #1 (Rythme d’un véritable espace no 1), 2008, par le biais d’images transférées d’une pellicule de vinyle aux échafaudages de construction qui entourent le bâtiment. Pour ce projet, Lake réinterprète les photographies de sa performance de 1994, elle les agrandit à une vaste échelle, puis, par leur présentation en une seule image continue, elle introduit un élément de rythme par ailleurs latent dans l’œuvre originale.

 

Au fil de la production de son art de la caméra, alors que sa démarche se développe, Lake est ouverte à de nouvelles idées — même des années plus tard. « Mes œuvres préférées sont celles par lesquelles j’apprends plus que je ne l’aurais jamais espéré, écrit-elle. Peu importe la maquette ou les croquis, je ne suis pas des plans comme pour remplir une ordonnance […] Le processus de production est inestimable pour orchestrer un récit plus complexe. »

 

 

Performance

Au début des années 1970, le travail de Lake fait également écho aux happenings contemporains — issus de la culture pop et d’événements politiques au cours desquels les gens se réunissent pour participer à une performance ou à une protestation. Lors de la performance/événement Behavioural Prints (Empreintes comportementales), 1972, menée en atelier, des amis de Lake trempent leurs pieds dans la peinture et marchent sur une longue feuille de papier, puis laissent la peinture sécher, changent de position et reprennent le tracé. Cette œuvre peut rappeler Automobile Tire Print (Empreinte de pneu d’automobile), 1953, de Robert Rauschenberg (1925-2008), une collaboration avec le compositeur John Cage (1912-1992) qui tient en des feuilles de papier assemblées sur lesquelles Cage conduit sa Ford A en ligne droite. Empreintes comportementales n’est pas sans rappeler la série des Anthropométries, 1960, d’Yves Klein (1928-1962), des performances qui donnent lieu à des monochromes réalisés au moyen de la technique des « pinceaux vivants » — soit des modèles vivants dont le corps nu est enduit de peinture bleue. Dans les événements qui se déroulent dans l’atelier de Lake, le participant invisible est justement l’atelier qui, tout au long de la carrière de l’artiste, fonctionne non comme un simple espace de travail en coulisses, mais comme un espace actif où les événements sociaux et politiques se produisant à l’extérieur peuvent être explorés par des moyens artistiques. Comme l’explique Lake, « je crois que bon nombre des éléments qui influencent ou provoquent mon travail se produisent dans le monde. Je suis capable de rassembler dans l’atelier toutes ces influences, ces matières premières, pour, entre autres, les mettre sur les murs, les poser sur le sol, les éprouver et former l’œuvre. »

 

Suzy Lake, Behavioural Prints (Empreintes comportementales), 1972, épreuves noir et blanc enduites de résine, documentation de la performance-événement présentée en atelier, Georgia Scherman Projects, Toronto.

 

Les photographies de Lake saisissent des performances soigneusement construites, composées pour l’appareil photo et pour le public, comme dans Forever Young (Jeune à jamais), 2000, une série de trois tirages chromogènes qui montre la performeuse jouant de la guitare, dansant et chantant, le micro à la main. Par ses photographies, Lake documente son exploration de questions conceptuelles qui la préoccupent et qu’elle met en scène à l’aide de son corps – ainsi, dans la pièce Jeune à jamais, elle aborde le thème du corps féminin vieillissant. La photographie est une « preuve » ou un « enregistrement », comme elle le décrit pour la caméra dans A Genuine Simulation of… (Une simulation authentique de…), 1973-1974, où, vêtue d’une chemise à carreaux et assise à une table avec une nappe assortie, le visage nu, l’artiste applique sur son visage des couches de maquillage blanc, de fard à joues et de mascara, s’interrompant pour allumer une cigarette ou pour examiner son travail dans le miroir. Dans la dernière image des quatre-vingt-dix photographies sélectionnées par Lake, on aperçoit son reflet dans le miroir. Tout au long de la série présentée sous forme de grille, l’artiste examine la façon dont l’identité est formée et perçue — par elle-même, par les autres et par la société en général.

 

Suzy Lake, You Really Like Me #1 (Tu m’aimes vraiment no 1), 1998, épreuve chromogène, réalisée à partir d’une imprimante LightJet, laminée sur toile, 77 x 67 cm, Georgia Scherman Projects, Toronto.

Pour Lake, la photographie crée des images de performance et de mouvement, tout comme elle peut capter quelque chose d’insaisissable pour l’œil. Dans Choreographed Puppets (Marionnettes chorégraphiées), 1976-1977, par exemple, elle devient méconnaissable en tant qu’interprète contrôlée par les marionnettistes, à cause du flou créé par ses mouvements manipulés — comme cela se produit dans les expériences de chronophotographie à la fin des années 1800, alors que les premiers photographes tentent de capter des figures en mouvement. On Stage (Sur scène), 1972-1974, en revanche, semble arrêter le mouvement.

 

Les photographies de Lake sont des documents de diverses performances qui ont toutes été orchestrées de telle sorte que l’appareil photo ne soit pas seulement un dispositif d’enregistrement, mais bien un acteur investi dans la mise en scène, la performance et le résultat de l’œuvre. Dans Are You Talking to Me? (C’est à moi que tu parles?), 1978-1979, Lake répète la célèbre question posée par Robert De Niro dans le film Taxi Driver, mais en se la posant à elle-même et en utilisant la caméra pour saisir les subtils changements d’expression de son visage et la position de ses lèvres et de sa tête. Présentée dans une séquence qui semble établie de manière rythmique, la bouche de Lake est alignée dans toutes les séquences, comme si elle imitait un film fixe ou la bobine d’un film d’animation. Cette œuvre est une reconstitution non seulement d’une performance mais aussi d’une expérience de transgression du quatrième mur cinématographique : Lake implique directement le public et l’invite à rejouer le même sentiment d’anxiété et d’angoisse qu’elle a ressenti en luttant avec la question du film.

 

Les performances de Lake sont inextricablement liées à l’acte de photographier, et le corps, en l’occurrence le sien, devient un support ouvert aux types mêmes de manipulations et de distorsions qu’elle effectue et expérimente dans ses photographies. Ces aspects reflètent les préoccupations de l’artiste quant au processus, à la durée et à l’endurance. Par exemple, dans Box Concert (Concert de boîte), 1973-1974, l’une de ses premières œuvres vidéo, Lake tient une longue boîte (un contenant pour un rouleau de papier de fond) et la soulève au-dessus d’une table, encore et encore. Sa tentative de répéter le mouvement original donne le ton à la narration de la performance qui utilise également le corps — le corps de Lake — comme force nécessaire pour permettre à l’action de se poursuivre.

 

Lake admet être influencée par la danse expérimentale des années 1960 telle que pratiquée par des artistes comme Yvonne Rainer (née en 1934) et Simone Forti (née en 1935), ainsi que Anna Halprin (née en 1920), Deborah Hay (née en 1941) et Meredith Monk (née en 1942), reconnaissant avoir « appris quelque chose de chacune d’elles. » En plus de sa formation de mime, Lake s’associe à l’utilisation que fait Rainer de la vie quotidienne, et aux mouvements animaliers de Forti, véritable croisement entre la danse et le mime, qui ont été pour elle particulièrement influents. Lake remarque également que, pendant sa formation de mime, elle prend souvent des cours de danse et c’est probablement là qu’elle découvre le Judson Dance Theater.

 

Peter Moore, Untitled [Yvonne Rainer, The Mind Is a Muscle] (Sans titre [Yvonne Rainer, L’esprit est un muscle]), 11 avril 1968, épreuve à la gélatine argentique, papier : 25,4 x 20,3 cm; image : 17,8 x 24,1 cm.
Suzy Lake, Puppet Study #10 (Étude de marionnette no 10), 1976, épreuve à la gélatine argentique sur papier baryté virée au sélénium, 35,6 x 27,9 cm, Georgia Scherman Projects, Toronto.

 

Comme l’indique son titre, Marionnettes chorégraphiées, 1976-1977, tire parti de la danse et de chorégraphies corporelles. Bien que l’œuvre soit régulièrement décrite comme une « performance-photos », elle évoque la performance en plusieurs parties de Rainer, The Mind Is a Muscle (L’esprit est un muscle), 1968, que l’on appelle souvent « situation de danse-théâtre » ou « création d’images en direct. » Marionnettes chorégraphiées est un spectacle complexe comportant plusieurs couches d’interprétation. Lake n’y explore pas seulement la perte d’identité face au contrôle des autres, mais elle conserve également un contrôle physique en tant que réalisatrice de la scène. Elle établit la structure ainsi que le scénario de la performance imprévisible qui se joue; elle demeure l’auteure malgré la tentative de l’œuvre de subvertir l’autorité.

 

Lake partage ce contrôle avec Forti, dont les Five Dance Constructions and Some Other Things (Cinq constructions de danse et quelques autres choses), 1961, sont nées d’un ensemble d’instructions scénarisées qui servent de base à une série de mouvements en apparence aléatoires que l’artiste s’attend à voir émerger du corps de la danseuse en relation avec la force et la gravité. Les interprètes improvisent des mouvements dans le but de surmonter ou d’éviter différents objets inclus dans la performance, tels que des cordes ou des boîtes en contreplaqué. Rainer et d’autres artistes exécutent également des œuvres dans lesquelles leur corps rencontre d’autres corps et des objets inanimés de façon vaguement scénarisée et par conséquent, imprévisible. Toutes ces œuvres n’existent plus que sous forme de documentation photographique.

 

Bien que Lake soit influencée par ces expériences sur le corps, la caméra devient pour elle un témoin invisible quoique toujours présent. Une reconstitution de Marionnettes chorégraphiées exécutée par la chorégraphe et danseuse torontoise Amelia Ehrhardt, lors de l’exposition Introducing Suzy Lake (À la découverte de Suzy Lake) au Musée des beaux-arts de l’Ontario en 2014, a illustré le processus de traduction de la danse par le biais de la documentation photographique. Au cours de la performance, les spectateurs se sont efforcés de regarder simultanément l’intense re-performance d’Ehrhardt et la séquence photographique originale de Lake. Ainsi, le travail de cette dernière continue à combler le fossé entre la performance et l’image d’une manière inédite, qui défie les conventions.

 

La chorégraphe torontoise Amelia Ehrhardt recrée la performance de Lake Choreographed Puppets (Marionnettes chorégraphiées) lors d’un événement AGO First Thursdays pour l’exposition Introducing: Suzy Lake (À la découverte de Suzy Lake) au Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto, 2014, photographie de Nicholas Lachance.

 

 

Manipulation de la photographie et du film

Par sa manipulation tactile de la surface photographique, tant avant qu’après l’exposition du film, Lake rappelle les innovations des premiers praticiens et des artistes d’avant-garde testant les possibilités perceptives offertes par la photographie. Pensons par exemple à la photographie composite d’Oscar Rejlander (1813-75), aux expériences de chronophotographie de la fin du dix-neuvième siècle d’Étienne-Jules Marey (1830-1904) ou au perfectionnement de la technique connue sous le nom de solarisation par Man Ray et Lee Miller en 1929.

 

Suzy Lake, Co-Ed Magazine no 2, 1973/1998, épreuve à la gélatine argentique sur papier baryté virée au sélénium, 35,6 x 27,9 cm, Georgia Scherman Projects, Toronto.
Suzy Lake, 16 Over 28 (16 sur 28), 1975, épreuve à la gélatine argentique sur papier baryté et dessin au crayon de plomb, 96,5 x 71 cm, Georgia Scherman Projects, Toronto.

Bien que Lake abandonne la peinture au début des années 1970, lorsqu’elle s’investit dans le processus photographique et dans la documentation de ses performances, elle transfère les qualités tactiles de la peinture à sa photo — notamment en utilisant le film de l’appareil et d’autres techniques photographiques comme outils pour étudier et tester les limites du temps et de la représentation. Non seulement elle embrasse les technologies photographiques, mais plus encore elle les étend à l’exploration de différents modes de perception.

 

Lake commence à manipuler des photographies au début de sa carrière. Elle dessine ou peint directement sur des tirages, évoquant à la fois sa formation de peintre et les photographies colorées à la main de la fin du dix-neuvième siècle. Dans la pièce A Genuine Simulation of … No. 2 (Une simulation authentique de… no 2), 1974, Lake explore les qualités picturales du maquillage – sur six prises de vue en noir et blanc, elle applique du maquillage cosmétique directement sur les images. Elle rappelle ainsi les premières photographies teintées à la main et sa pratique picturale tout en éprouvant la tactilité et la malléabilité de la photo. Elle produit en outre des images composites, comme Suzy Lake as Gary William Smith (Suzy Lake en Gary William Smith), 1973-1974, de la série Transformations, en se servant de pochoirs en chambre noire pour imprimer des zones choisies d’une image. Sans compter la manipulation de la pellicule elle-même qu’elle expérimente pour réaliser ImPositions no 1, 1977, en chauffant ses négatifs et en les étirant pour produire un effet de distorsion.

 

Suzy Lake, Self Portrait #1, Self Portrait #2, Self Portrait #3 (Autoportrait no 1, Autoportrait no 2, Autoportrait no 3), 1974, épreuves à la gélatine argentique, crayon de plomb, crayon de plomb coloré, 27,9 x 35,6 cm chacune, Georgia Scherman Projects, Toronto.

 

En plus de la manipulation physique du film, Lake s’intéresse également aux stratégies de manipulation perceptuelle, exploitant l’espace entre le contenu de l’image et ses frontières pour confondre les limites du cadre photographique. Dans Pre-Resolution : Using the Ordinances at Hand (Pré-résolution : utilisation des ordonnances en vigueur), 1983-1985, et My Friend Told Me I Carried Too Many Stones (On m’a dit que je portais trop de cailloux), 1994-1995, elle révèle sa fascination pour l’illusion et pour les limites de la photographie et de son cadre. Dans ces deux œuvres, elle utilise son corps pour produire un effet de trompe-l’œil similaire à ceux adoptés par l’artiste canadien Michael Snow dans In Media Res, 1998, par exemple, où trois personnes poursuivent un oiseau au-dessus d’une photographie panoramique collée comme un tapis sur le sol de la galerie. Dans ces deux œuvres donc, le spectateur est capable de regarder perceptivement « au-delà » de la surface de la photographie, dans l’espace en retrait que Lake semble creuser, par exemple en démolissant le mur rouge représenté dans Pré-résolution : utilisation des ordonnances en vigueur, ou en grattant des morceaux de papier peint déchiré à la surface d’un mur, dans une photographie superposée à une photographie du même mur, dans On m’a dit que je portais trop de cailloux.

 

Suzy Lake, Pre-Resolution: Using the Ordinances at Hand #6 (Pré-résolution : utilisation des ordonnances en vigueur no 6), 1983-1984, épreuve chromogène, peinture à l’huile et bois de charpente, 162,6 x 109,2 x 10,2 cm, Art Gallery of Hamilton.
Michael Snow, In Media Res, 1998, photographie couleur imprimée sur Lexan, 260 x 360 cm, Centre national des arts plastiques, Ministère de la Culture, Paris.

 

Lake continue aujourd’hui à défier les limites de la photographie, expérimentant souvent avec la durée et le temps d’exposition pour créer de puissants effets visuels. Dans Reduced Performing (Performance réduite), 2008-2011, Lake se « photographie » à l’aide d’un scanner à plat 2,5 mètres de long tout en faisant divers gestes subtils et expressifs tels que cligner des yeux, respirer ou pleurer pendant que le scanner la saisit sur une période de douze minutes. Le contact direct avec la technologie du scanner– différent de la capture photographique – résulte en une traînée numérique (flou et maculage de l’image) sur les vêtements de Lake lorsqu’elle bouge légèrement – lors de la respiration, par exemple – alors que le mouvement entraînant un contraste, comme pour les yeux du sujet, produit une rupture des couleurs RVB – un effet des couleurs qui semblent se briser et rompre l’authenticité de l’image.

 

Lake use à nouveau de son corps pour explorer des questions photographiques de longue date sur les thèmes du mouvement, de la lumière et de l’exposition dans Extended Breathing (Profonde respiration), 2008-2014. Dans cette série, elle demeure immobile pendant une heure alors que l’appareil photo capte l’environnement qui l’entoure avec une clarté parfaite. Lake elle-même paraît légèrement floue en raison du mouvement physique nécessaire à sa respiration. Une fois de plus, le corps – la constante – permet aux phénomènes perceptuels invisibles de se manifester.

 

De gauche à droite : Suzy Lake, Reduced Performing: Breathing #1 (Performance réduite : respiration no 1), 2008/2011, épreuve chromogène réalisée à partir d’une imprimante LightJet, 203,2 x 81,3 cm; Reduced Performing: Breathing #5 (Performance réduite : respiration no 5), 2009-2011, épreuve chromogène réalisée à partir d’une imprimante LightJet, 204 x 82,6 cm; Reduced Performing Crying #1 (Performance réduite : pleurs no 1), 2009/2011, épreuve chromogène réalisée à partir d’une imprimante LightJet, 203,2 x 81,3 cm, Georgia Scherman Projects, Toronto.

 

 

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