Sur scène 1972-1974
Au début des années 1970, Lake crée l’œuvre révolutionnaire Sur scène. En se servant de son corps comme modèle pour une série de photographies, elle questionne la manière dont l’identité est façonnée à la fois par soi-même et par la société. Cette œuvre a un impact considérable sur le monde de l’art international. L’artiste américaine Cindy Sherman (née en 1954) la cite comme une source d’inspiration majeure pour les portraits conceptuels qui l’ont rendue célèbre. Sur scène est le fruit de trois itérations de vues fixes : d’abord, en 1972, une projection de quatre-vingt-quatre images photographiques dans lesquelles elle pose comme mannequin de mode dans différents costumes et scènes; puis, en 1973, une nouvelle version de ces images avec l’ajout de légendes bilingues pour expliquer ses intentions; et enfin, en 1974, un nouveau groupe de photographies en gros plan du haut de son corps, le visage enduit de maquillage blanc, disposées en grille.
Au fil des ans, Sur scène devient une œuvre emblématique en ce qu’elle annonce de nombreux éléments récurrents de l’œuvre de Lake : l’utilisation de son corps comme point de référence constant; la disposition des images en une séquence empruntant la forme de la grille, un peu comme les planches-contacts courantes dans la photographie publicitaire; l’utilisation du maquillage blanc sur son visage pour effacer son individualité et constituer la base « zéro » de l’œuvre; et son intérêt pour les thèmes du féminisme, de l’identité et de la contestation. Comme l’exprime Lake elle-même : « L’art est devenu un moyen d’explorer les préoccupations sociales, politiques et philosophiques de l’époque. »
Modèle de mode occasionnel et modèle vivant pour les artistes, Lake apparaît dans cette œuvre au sein de divers décors intérieurs et extérieurs. Elle imite la photographie de mode des magazines féminins contemporains par des poses et des gestes exagérés, comme se faire photographier en train de marcher majestueusement ou de regarder ailleurs. Pour Lake, cette œuvre est une « provocation » de l’auto-façonnement, ou du self-fashioning selon la formule de Stephen Greenblatt, et du jeu de rôle, une exploration de l’identité à un moment de bouleversement social et politique. En recourant à l’imitation, le mannequin de mode, qui est à cette époque le symbole omniprésent de la féminité idéale, devient un signe qui peut être investi et critiqué dans une perspective féministe. Sur scène marque le début des préoccupations de Lake pour les questions de perception et de construction du soi – par soi-même, par les autres et au sein de la société en général.
Les compositions présentent des portraits de Lake enfant et jeune femme de même que des portraits de l’artiste affublée de différents costumes, coiffures ou maquillages. Dans un texte accompagnant l’une des images, Lake écrit : « Le jeu de rôle est un événement quotidien; cela peut être aussi subtil que de s’habiller pour une occasion spéciale, de faire de la diplomatie, ou d’adopter par inadvertance les manières de quelqu’un. » Dans une autre légende, où le texte alterne entre l’anglais et le français, elle juxtapose trois clichés de famille qui la représentent toute petite à l’Halloween, fillette jouant de l’accordéon et adolescente lors d’un bal de fin d’année, et demande « Par où commencer à définir notre vrai soi? » Lake n’avait pas l’intention de réaliser un portrait autobiographique, mais plutôt d’examiner ce qu’elle appelle « le portrait comme une question d’identité. »
Dans son itération originale, la série ne comprend que les photographies de mode. Cependant, dans le contexte de la lutte pour la libération des femmes et d’autres mouvements politiques de l’époque, dont les droits civiques et les divers mouvements de décolonisation dans le monde, la subtilité de l’œuvre n’est pas immédiatement appréciée. On lui reproche même d’être « narcissique. » Cette accusation conduit Lake à modifier l’œuvre en y ajoutant des images et des textes subversifs afin de souligner que cette prise de conscience concerne à la fois le soi et les autres.
La série Sur scène a un important ascendant sur le développement artistique de Lake au début des années 1970. Elle arbore le visage blanc dans plusieurs autres œuvres des mêmes années, notamment Miss Châtelaine, A One Hour [Zero] Conversation with Allan B. (Une conversation d’une heure [zéro] avec Allan B.) et Imitations of Myself (Imitations de moi-même), toutes deux de 1973. L’effet global de la modification de son apparence dans la photographie devient finalement, pour Lake, une stratégie plus ouverte de manipulation et de distorsion de la surface de la photographie elle-même, techniques que l’on peut voir dans Suzy Lake as Gary William Smith (Suzy Lake en Gary William Smith), 1973-1974, une œuvre de sa série Transformations.