C’est à moi que tu parles? 1978-1979
Les autoportraits ont une importance stratégique pour Lake, car ils unifient l’autoreprésentation, la performance et le dialogue avec les spectateurs – et à tous ces égards, C’est à moi que tu parles? est une œuvre majeure. Dans cette séquence, Lake se photographie elle-même alors qu’elle répète la question iconique de la célèbre scène de Robert De Niro dans le film Taxi Driver, 1976, où il parle à son reflet dans le miroir de la salle de bain tout en sortant un pistolet de sa manche. Les photographies sont, simultanément, des représentations de Lake elle-même, de De Niro et du personnage de De Niro, Travis Bickle, bien qu’elles soient plus que de simples documents. En faisant référence au personnage de De Niro, les images s’adressent directement aux spectateurs, ce qui crée une relation entre ce qu’ils sont et ce qu’ils voient.
Contrairement à ses séries précédentes, où d’autres personnes sont présentes devant la caméra ou hors champ, Lake choisit d’être seule dans son atelier lorsqu’elle capte cette image, pour mieux se mettre dans l’état d’anxiété nécessaire à la répétition incessante de la question. Elle sélectionne ensuite les images finales parmi une kyrielle de possibilités, les regroupant dans un ordre linéaire qui forme un récit. Bien que la taille des images varie un peu, elles sont toutes plus grandes que nature; pour exagérer son angoisse, Lake manipule certains négatifs qu’elle chauffe et étire verticalement. Elle teinte ou peint certaines autres images en noir et blanc avec de la peinture à l’huile traditionnelle, pour en accentuer la couleur, puis elle les photographie à nouveau avec du film couleur. Même sur les tirages en noir et blanc, elle teinte les bouches à la main. Pour la mise en espace, Lake accroche les images encadrées les unes à côté des autres dans une séquence horizontale, en s’assurant que les bouches soient toutes au même niveau. Disposées de cette façon, les photographies provoquent une conversation conceptuelle avec le spectateur, animée par leurs regroupements rythmiques au sein de la galerie. « Toute la pièce était une conversation, raconte Lake, et chaque mur était telle une phrase dans cette conversation. »
Le monologue est intrinsèquement lié à la masculinité telle qu’interprétée par De Niro et son personnage Travis Bickle. En tant que femme, « l’acte de langage » de Lake devient une forme de revendication de la performance originale et un moyen de la regenrer. En répétant les répliques emblématiques de De Niro, Lake ne se contente pas de citer la scène mais l’incarne, soulève des questions sur les rôles des sexes et fait entrer la référence culturelle populaire dans l’histoire de l’art.
C’est à moi que tu parles? poursuit la recherche et l’expérimentation sur la performance, la documentation et la représentation du soi que Lake amorce par des œuvres telles que Miss Chatelaine, 1973, et A One Hour [Zero] Conversation with Allan B. (Une conversation d’une heure [zéro] avec Allan B.), 1973, lorsqu’elle vit à Montréal. C’est à moi que tu parles? est peut-être le point culminant de ces expériences et marque la relocalisation de Lake à Toronto. D’abord exposée à la Sable-Castelli Gallery en 1979, puis en tournée au Canada pendant près de trois ans donnant lieu à des critiques élogieuses, l’œuvre figure également dans la rétrospective Introducing Suzy Lake (À la découverte de Suzy Lake) présentée au Musée des beaux-arts de l’Ontario en 2014-2015.