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La carrière artistique de Betty Goodwin démarre lentement, sans les rigueurs d’une éducation formelle en beaux-arts. Mais le fait d’être autodidacte contribue sans doute à l’ouverture d’esprit avec laquelle elle expérimente une panoplie de matériaux, techniques et moyens d’expression. Elle puise ses influences dans les œuvres de Bruce Nauman et de Joseph Beuys ainsi que dans les écrits de Samuel Beckett et de Primo Levi. Sans se limiter à un seul format ou à l’adoption d’un seul moyen d’expression, Goodwin exploite l’objet trouvé, le texte et la photographie. Tirant parti de méthodes qu’elle développe minutieusement, à tâtonnements, elle crée le vocabulaire visuel unique qui définit son travail.

 

 

Une soif d’expérimentation

Bruce Nauman, Life, Death, Love, Hate, Pleasure, Pain (Vie, mort, amour, haine, plaisir, douleur), 1983, néon, 180 cm (diamètre), Museum of Contemporary Art, Chicago.
Joseph Beuys, Stuhl mit Fett (Chaise avec graisse), 1963, bois, cire et métal, 100 x 47 x 42 cm, Hessisches Landesmuseum Darmstadt, Allemagne.

Dans des notes prises au début des années 1990 pour une présentation sur l’évolution de son œuvre, Goodwin griffonne les noms d’artistes qui l’intéressent. Cet éventail révèle son attirance marquée pour des thèmes et des matériaux spécifiques, plutôt que pour des moyens d’expression ou des styles. Elle cite notamment les peintres Philip Guston (1913-1980), qui s’est détourné de l’abstraction pour réaliser des œuvres répondant aux bouleversements sociaux et politiques de la fin des années 1960, Max Beckmann (1884-1950), qu’elle admire depuis longtemps et dont l’imagerie de plus en plus violente exprime la montée du nazisme dans les années 1930, ainsi que Mario Merz (1925-2003), dont les œuvres évoquent l’énergie innée de la matière organique et inorganique à travers différents moyens d’expression. Dans l’art de Bruce Nauman (né en 1941), la diversité des possibilités matérielles et la gamme d’émotions fortes qu’il suscite sont également une source d’inspiration pour Goodwin. On retrouve l’œuvre de ce dernier dans la collection de clichés instantanés qu’elle prend lors de ses voyages et, des années plus tard, en 2000, alors qu’elle est immergée dans les nouvelles quotidiennes des atrocités commises dans le monde entier. Elle se reconnaît dans la position de Nauman face à ces atrocités; elle le cite dans son carnet : « Mon travail naît de la frustration que m’inspire la condition humaine. Et de la façon dont les gens refusent de comprendre les autres. Et combien les gens peuvent être cruels les uns envers les autres. »

 

Cependant, Joseph Beuys (1921-1986) demeure en tête de liste parmi les artistes qui intéressent Goodwin. Le charismatique créateur allemand est pour elle une figure importante depuis les années 1970, quand elle découvre son travail pour la première fois. Elle admire son utilisation de matériaux non artistiques ayant de fortes associations affectives, tels que le feutre et la graisse, et dont la physicalité rappelle le corps, ce qui permet de comprendre le sens de l’œuvre de manière émotionnelle et expérimentale. « Ce que Goodwin partage avec Beuys, écrit le critique Georges Bogardi, c’est la liberté de sauter par-dessus les catégories et l’emploi elliptique de l’image pour suggérer les émotions plutôt que pour en donner une explication ou une représentation. Goodwin et Beuys réussissent cela parce qu’ils possèdent une empathie viscérale pour les matériaux, une compréhension instinctive des connotations déjà présentes dans le matériau brut, avant même que la main de l’artiste ait commencé à le façonner. »

 

Betty Goodwin, Tarpaulin No. 2 (Bâche no 2), 1974-1975, gesso et crayon sur bâche, corde, fil de fer, œillets et tube d’acier, 299 x 252,5 cm (bâche), 290,5 cm (tube d’acier, longueur), Musée d’art contemporain de Montréal.

 

Goodwin fait preuve d’une grande finesse dans le choix des matériaux et d’une volonté d’expérimenter tout au long de sa pratique. L’innovation permanente et la recherche d’une matérialité expressive – qu’il s’agisse d’estampes, de dessins ou d’installations – découlent en partie de sa conviction qu’une image ne pourra jamais traduire de manière adéquate la complexité omniprésente de la condition humaine, une question qui exerce chez elle un attrait inexorable.

 

Son désir de créer une plus grande résonance visuelle émerge très tôt en carrière, dès le début des années 1970, dans les transformations matérielles qu’elle effectue pour la série Vest (Gilet). Sur une période de trois ans, elle passe de la gravure à des amalgames de gravures et de dessins, puis au moulage en plâtre et au collage. Comme aboutissement de cette démarche, elle dispose dans une vitrine plusieurs gilets enfouis dans la terre qu’elle révèle telles des couches sédimentaires. Au cours de cette période, elle tire aussi des estampes de plusieurs autres objets trouvés et passés sous presse, notamment Gloves One (Gants no 1), 1970, et Nest with Hanging Grass [Nest Six] (Nid avec herbe suspendue [nid no 6]), 1973. 

 

Betty Goodwin, Vest Earth (Gilet terre), 1974, techniques mixtes, 99 x 58,5 x 11,5 cm, collection Gaétan Charbonneau/Succession Betty Goodwin.
Betty Goodwin, Note One (Note no 1), 1973, planche avec ruban adhésif, papier japon laminé sur papier vergé, 52 x 39,9 cm (découpé à l’intérieur de la planche), 20 x 14,6 cm (image), Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

 

Goodwin commence à rechercher des procédés de gravure plus complexes et plus variés lorsqu’elle compose sa série d’eaux-fortes Notes, de 1973 à 1974, notamment par l’usage de techniques comprenant de la superposition, et qui laissent présager ses choix plus radicaux à venir en termes de matériaux. En combinant du papier laminé et des matériaux qui marquent la surface, tels que du ruban adhésif, des agrafes et du fil de fer, elle crée des images dépouillées et ténues qui semblent à peine tenir ensemble, telles que Note One (Note no 1), 1973. La conservatrice Rosemarie Tovell décrit la complexité du processus lorsqu’elle parle de Note no 1 de Goodwin : « Elle colle une feuille de papier japon sur du papier blanc. Puis, avec du ruban adhésif, elle fixe une planche de cuivre, de même format que la feuille de papier japon, sur une autre planche plus grande que le papier blanc. Elle enduit d’encre la petite planche sur laquelle se trouve le ruban adhésif, puis essuie presque toute l’encre et imprime la feuille de papier japon. En regardant l’estampe, on a l’impression que le papier japon – la « note » – est fixé au papier blanc avec du ruban adhésif. »

 

 

Au-delà de la gravure : matérialité et métaphore

L’atelier de Betty Goodwin sur le boulevard Saint-Laurent avec une bâche en préparation sur le sol, Montréal, 1975, photographie de Betty Goodwin.

Abandonnant les limites techniques de la gravure, Goodwin se permet l’utilisation d’une gamme de matériaux de plus en plus large. Ses manipulations de bâches usagées, au milieu des années 1970, comme on peut le voir dans Tarpaulin No. 3 (Bâche no 3), 1975, marque une phase charnière d’expérimentation avec l’échelle et une volonté de se distancier des matériaux d’art conventionnels. Déjà attirée par les traces de vie persistantes, elle modifie la perception d’espaces désaffectés dans ses installations, en y ajoutant ses propres interventions structurelles. La critique Nancy Tousely a déclaré que l’expérience de la première installation de Goodwin dans un musée, Passage in a Red Field (Passage dans un champ rouge), 1980, donnait l’impression d’être dans une peinture, alors que la critique Chantal Pontbriand affirme que cette œuvre est une peinture testée jusqu’à ses limites. Ces commentaires témoignent du fait que la main de Goodwin est évidente sur les surfaces qu’elle enrichit de tout un registre de marques et d’effets picturaux.

 

Goodwin introduit également l’acier, la cire, les pigments bruts et les néons dans Passage dans un champ rouge, des matériaux évocateurs qui rappellent le dynamisme alchimique présent dans le travail des artistes qu’on associe, à l’époque, au mouvement européen Arte Povera. À l’intérieur d’un passage construit, elle improvise pour créer une translucidité laiteuse, parvenant à ses fins avec de la paraffine ordinaire, celle employée pour sceller les pots de confiture. Elle fait fondre des centaines de kilos de ces tablettes de cire domestiques dans une friteuse de cuisine. Pour le Mentana Street Project (Projet de la rue Mentana), 1979, elle tapisse d’argile un passage, créant un corridor gris mat et froid, tandis qu’en contraste, elle recouvre l’extérieur d’une peinture dorée lumineuse. Dans une autre pièce, Goodwin draine la vitalité des murs en plâtre en traçant laborieusement à la mine de plomb sur leur surface, comme pour suggérer le frottement d’une image en relief existante.

 

Betty Goodwin, Passage in a Red Field (Passage dans un champ rouge), détail, 1980, bois, acier, cire, mine de plomb, pigment, peinture et coton. Vue de l’installation de l’exposition Pluralities 1980 Pluralités au Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa, du 5 juillet au 7 septembre 1980, photographie de Brian Merrett, Bibliothèque et Archives du Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.
Betty Goodwin, The Mentana Street Project (Le projet de la rue Mentana), détail, 1979, plâtre, mine de plomb et cire sur les murs, Montréal.

 

Les grands projets de ce type invitent à expérimenter des méthodes et des matériaux, et Goodwin transpose cet esprit d’invention dans son approche pour ses grands dessins. La cire, le fusain, le pastel, la mine de plomb, le bâton à l’huile et les lavis de couleur se retrouvent en combinaisons dans les dessins qui, plus tard, feront sa renommée. Elle intègre la lourdeur des barres d’acier dans certaines de ses compositions, fusionnant de manière improbable la solidité, le poids et la force du métal avec la légèreté du papier pour souligner la vulnérabilité des corps qu’elle représente.

 

Betty Goodwin, Swimmers (Figures nageant), 1983, huile, mine de plomb, aquarelle, crayon gras et gouache sur papier, 41 x 54 cm, Musée d’art contemporain de Montréal.

La série Swimmers (Figures nageant), 1982-1988, présente plusieurs défis techniques, dont le moindre n’est pas ses dimensions ambitieuses. Ces dessins, désormais célèbres, le sont, non seulement pour leur taille et la présence saisissante des corps, mais aussi pour la capacité de l’artiste à rendre l’effet visuel de l’eau comme un milieu enveloppant. Plusieurs manuels de sauvetage de la Croix-Rouge et des photographies de son mari, Martin, nageant dans la rivière près de leur maison de Sainte-Adèle, se trouvent parmi les documents de Goodwin de cette période. Elle les a manifestement étudiés pour comprendre la posture des corps qui flottent ou se noient et ceux des personnes qui les sauvent, représentant parfois deux figures dans les dessins qui en résultent.

 

Alors qu’elle achève une série de dessins plus modestes dans lesquels les figures qui nagent se déplacent dans l’eau de manière plus conventionnelle, Goodwin travaille également sur de vastes feuilles de papier, les plus grandes qu’elle peut se procurer; elle les imbibe d’essence de térébenthine pour leur donner un degré de transparence qui engloutit la figure dans un champ aquatique. Comme elle passe des jours à inhaler les vapeurs de la térébenthine, son utilisation abondante a bientôt des effets néfastes sur sa santé. Après des recherches approfondies, elle trouve les dimensions et la transparence qu’elle recherche dans des rouleaux de Mylar et d’autres matériaux translucides similaires fabriqués dans des dimensions plus grandes que le papier standard et dont les architectes se servent pour les plans de grand format. Alors que le dessin devient son principal moyen d’expression, Goodwin continue à combiner les matériaux, introduisant de la poussière de charbon et du goudron pour assombrir ses figures et mieux transmettre la gravité des circonstances émotionnelles et physiques; cette approche est évidente à la fois dans la série Carbon (Carbone), 1986, et dans la série Distorted Events (Événements déformés), qu’elle développe de la fin des années 1980 jusqu’aux années 1990. Goodwin fait également agrandir et imprimer sur du Mylar photosensible des photographies qui l’ont inspirée, afin de les utiliser comme base initiale pour créer ses propres images avec des peintures et des bâtons à l’huile, comme dans la série Nerves (Nerfs), 1993-1995.

 

Betty Goodwin à l’œuvre, années 1980, photographie non attribuée, Fonds Betty Goodwin, Bibliothèque et Archives Edward P. Taylor, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.

 

 

Les objets trouvés

La pratique de Goodwin, qui consiste depuis toujours à collectionner des objets ordinaires lui plaisant et à les arranger avec un plaisir esthétique évident, se reflète dans sa maison et son atelier. Au cours des vingt dernières années de sa vie, son milieu spécialement aménagé lui donne l’espace nécessaire pour exposer ses collections sur de grandes tables, où elle les dispose, classées en catégories informelles, et où elle peut ajuster les relations entre les objets au fur et à mesure qu’elle les observe au fil du temps. Elle parle souvent d’absorber l’aura de ces objets – une gamme aussi variée que des pierres, des morceaux de métal et de fil de fer cassés, des os, des oiseaux morts et un gant de cuir rétréci au lavage. Les collections de Goodwin fonctionnent comme une sorte de bibliothèque matérielle, une source de récits cachés ou de connaissances subliminales dans laquelle elle peut puiser lorsqu’elle sent un lien avec l’œuvre qu’elle est en train de réaliser à proximité.

 

Geoffrey James, Untitled (Sans titre), de la série Betty Goodwin’s Studio (L’atelier de Betty Goodwin), 1994, impression jet d’encre sur papier Canson, 27,9 x 27,9 cm (image), 48,3 x 33 cm (papier), 1994, Galeries Roger Bellemare et Christian Lambert, Montréal.
Geoffrey James, Untitled (Sans titre), de la série Betty Goodwin’s Studio (L’atelier de Betty Goodwin), 1994, impression jet d’encre sur papier Canson, 27,9 x 27,9 cm (image), 48,3 x 33 cm (papier), 1994, Galeries Roger Bellemare et Christian Lambert, Montréal.

 

Pour Goodwin, la présence du submergé, plutôt que du manifeste, émet une énergie particulière, une latence qu’elle cherche à créer dans son œuvre. C’est cet intérêt pour les contenus inconnus ou partiellement révélés qu’elle explore dans ses eaux-fortes de colis, comme Parcel Seven (Colis n° 7), vers octobre 1969, et qui se manifeste dans sa fascination pour les bâches recouvrant le contenu des camions de transport. « Je m’identifie aux colis emballés, inconnus et invisibles pour le public », écrit-elle.

 

Betty Goodwin, Vest for Beuys (Gilet pour Beuys), 1972, eau-forte et photographie en couleur sur papier vélin, 96,1 x 74,7 cm (ensemble), 55,1 x 70,5 cm (image), Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.
Arnaud Maggs, Joseph Beuys, 100 Frontal Views (Joseph Beuys, 100 vues de face), détail, 1980, épreuve à la gélatine argentique, 44,4 x 44,4 cm, Stephen Bulger Gallery, Toronto.

Le fait que les estampes de gilets du début des années 1970 soient tirées directement d’objets réels répond à son désir d’aller au-delà de la représentation dans son travail; cela la conduit à utiliser de manière innovante des images et des objets trouvés, les exploitant à ses propres fins comme des forces matérielles. Reconnaissant l’autorisation libératrice que les développements du pop art génèrent, elle écrit en octobre 1970 : « J’ai toujours été en communion avec les objets, mais aujourd’hui, cela ne fait plus qu’un avec mon travail – ma vie est davantage un tout – si l’art contemporain a fait quelque chose, c’est de nous faire sortir de notre tour d’ivoire pour ouvrir les yeux et voir la réalité de ce qui nous entoure. [Claes] Oldenburg, [Jim] Dine, [Jasper] Johns m’ont certainement libérée. »

 

Au cours d’un de ses nombreux voyages avec son galeriste Roger Bellemare dans les années 1970, Goodwin assiste à une performance de Joseph Beuys à la Ronald Feldman Gallery de New York, où elle prend plusieurs photographies de l’artiste vêtu de sa veste de pêcheur et coiffé de son fédora caractéristiques. Plus tard, elle incorpore l’un de ces clichés à l’estampe d’un gilet similaire dans Vest for Beuys (Gilet pour Beuys), 1972. Les photographies – trouvées ou personnelles – tiennent un rôle de plus en plus important dans son œuvre, devenant les bases rudimentaires qu’elle intègre à ses dessins.

 

En ajoutant des éléments en acier trouvés à ses compositions, Goodwin confère le poids d’une force intransigeante et immobile à certaines de ses plus difficiles images de l’oppression. Elle est inspirée par le dialogue matériel et métaphorique qui s’instaure par la juxtaposition symbolique d’objets trouvés : comme les dents menaçantes d’une longue lame de scie antique, qu’elle garde dans son atelier pendant plus de vingt ans, placée contre un nouveau pendule en laiton de taille inquiétante, qu’elle fabrique pour sa pièce Unceasingly (Sans cesse), 2004-2005, ou comme les mystères anciens d’une défense de narval voisinant l’un de ses dessins de la spirale du temps.

 

Betty Goodwin, Unceasingly (Sans cesse), 2004-2005, acier, fer forgé, laiton et bâtonnet à l’huile, 244 x 21 x 11,5 cm, Musée d’art contemporain de Montréal.
À gauche : l’une des œuvres de Goodwin issues de sa série Pieces of Time (Fragments de temps), 1996. Au centre : Betty Goodwin, Periodic Table (Tableau périodique), 1996, acier, verre, terre, plâtre, crayon à l’huile, pastel et peinture métallique; plaque d’acier : 152,5 x 200,7 x 0,5 cm; défense de narval : 245,5 x 30,4 x 30,4 cm; cube avec terre sur pied : 170,4 x 41 x 42 cm (ensemble); cube avec terre : 49 x 41 x 42 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. À droite : Betty Goodwin, Tarpaulin #10 [Passage for a Tall Man] (Bâche n° 10 [Passage pour un homme grand]), 1974-1991, techniques mixtes, 289,9 x 94,9 cm. Vue d’installation de l’exposition Betty Goodwin: Pieces of Time: 1963–1998 (Betty Goodwin : fragments de temps : 1963-1998) à la Jack Shainman Gallery, New York, 1998.

 

 

À la croisée de divers moyens d’expression

Les installations créées par Goodwin entre 1977 et 1982 combinent plusieurs langages de l’art, décomposant des catégories distinctes et proposant de nouvelles relations entre elles. Bien que ces pièces n’existent plus, elles ont vraisemblablement joué un rôle déterminant dans l’évolution ultérieure de l’artiste vers des œuvres qui ne sont ni strictement sculpturales ni définies directement par les techniques familières de la peinture, du dessin ou de l’estampe.

 

Betty Goodwin, Distorted Events No. 2 (Événements déformés no 2), 1989-1990, goudron, pastel, tige d’acier et fil de fer sur tuiles de céramique collées sur panneau d’aluminium, 274,4 x 198,1 x 8 cm (ensemble), Musée d’art contemporain de Montréal.

La première de ces installations, Four Columns to Support a Room [projet de la rue Clark] (Quatre colonnes soutenant une pièce [projet de la rue Clark]), 1977, non conçue pour être exposée au public, est réalisée dans un loft désaffecté que Goodwin loue en 1977 dans un bâtiment industriel de la rue Clark, à Montréal. Son intervention produit un espace semblable à un sanctuaire à l’intérieur d’un papier épais suspendu en guise de murs entourant quatre colonnes architecturales. Pour Goodwin, la création d’un grand volume sculptural constitue une étape décisive vers le travail tridimensionnel. Elle accorde manifestement une importance particulière à cette première aventure dans l’espace tridimensionnel, en conservant une série de photographies montées et rehaussées de peinture à l’huile : en substance, une documentation en deux dimensions de son processus.

 

Dix ans plus tard, après avoir réalisé plusieurs installations saluées par la critique, Goodwin fait entrer l’espace bidimensionnel et tridimensionnel dans une puissante collision de matériaux improbables dans l’œuvre Distorted Events No. 2 (Événements déformés no 2), 1989-1990. Travaillant sur un fond de tuiles de céramique blanche montées sur aluminium, elle crée un cadre glacial, évoquant une pièce cliniquement dépouillée. L’image d’une chaise vide est maculée de goudron sur les carreaux. La chaise semble osciller entre la stabilité et le déplacement, et au-dessus d’elle, un éclat de pastel à l’huile jaune s’élève ou s’échappe comme un vestige d’énergie, une âme disparue. Deux barres métalliques reposent de manière inquiétante sur le bord de la surface densément dessinée de la chaise. Goodwin traduit ici une lutte matérielle entre les deux et trois dimensions, comme si elle cherchait une expérience visuelle de distorsion à la hauteur de la gravité des événements qui sont censés s’être déroulés dans cette pièce virtuelle. La figure est implicite par son absence troublante.

 

À la fin des années 1980 et tout au long des années 1990, conformément à sa recherche constante de moyens pour rendre plus concrète la sensation de réalités difficiles dans son œuvre, Goodwin fait des bonds techniques et matériels dans son exploration du dessin. Elle commence à incorporer des éléments tels que des fils de fer fins qui correspondent à la fragilité des lignes de fusain et de crayon qu’elle trace, comme si, une fois de plus, elle trouvait que la représentation en deux dimensions était insuffisante. Les dessins, tels que Wires of Investigation (Fils d’enquête), 1992, semblent très éloignés des plaques de Steel Notes (Notes d’acier) de 1988-1989, créées avec de la limaille de fer et des aimants, mais ils soulignent de la même manière une réalité ténue sur le point d’être bouleversée par son propre déséquilibre de forces matérielles opposées.

 

Betty Goodwin, Wires of Investigation (Fils d’enquête), 1992, mine de plomb et fil de fer sur papier, 64 x 86 cm, collection de Jeanne Parkin, Toronto.

 

Dans ses œuvres ultérieures, Goodwin poursuit son travail, combinant librement les matériaux et les techniques pour produire ses images. La série Nerves (Nerfs),1993-1995, plusieurs œuvres de la série La mémoire du corps, 1990-1995, et les dessins de la série Beyond Chaos (Au-delà du chaos), 1998-1999, incorporent des photographies imprimées en noir et blanc sur Mylar comme base ou trace, enrichies de détails sélectifs, auxquels elle ajoute des figures dessinées et des rehauts de couleur. Dans Untitled [La mémoire du corps] (Sans titre [La mémoire du corps]), 1995, elle agrandit et imprime la photographie d’un lit d’acier nu, au-dessus duquel plane une forme inquiétante enveloppée dans un linceul. Dans ses carnets, Goodwin fait plusieurs fois référence au lit comme lieu de naissance, de sommeil, d’intimité, de maladie, de rêve et de mort. Il réapparaît comme une constante dans son vocabulaire visuel, une répétition avec des variations et un thème revisité dans plusieurs moyens d’expression, que ce soit dans le dessin coloré Untitled [Bed] (Sans titre [Lit]), 1976, ou dans la longue série de dessins liés à River Piece (Fragment de rivière), 1978, le projet de sculpture de Artpark à Lewiston, New York, qui retrace le temps géologique dans la formation changeante du lit de la rivière Niagara, le long de l’une de ses digues.

 

Betty Goodwin, Untitled [Bed] (Sans titre [Lit]), 1976, bâton à l’huile et pastel sur papier, 57,5 x 57,4 cm (d’un bout à l’autre), Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.
Betty Goodwin, River Bed (Lit de rivière), 1977, pastel, mine de plomb, fusain et crayon de couleur sur papier BFK Rives, 75,7 x 106 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.

 

 

Le processus en tant que technique

Les carnets de Goodwin constituent une ressource essentielle pour affiner sa vision alors qu’elle traverse plusieurs phases créatrices. Décrits par la commissaire Georgiana Uhlyarik comme l’atelier portatif et le gisement créatif de Goodwin, les quelque cent carnets qu’elle a remplis au cours de sa carrière font partie intégrante du processus de conception de ses œuvres. Dans leurs pages, s’accumulent des observations, des croquis rudimentaires et des phrases d’auteurs et d’autrices dont les écrits résonnent en elle au fil du temps. Goodwin revient à ses carnets pour trouver l’inspiration, s’emparant souvent d’une idée restée dormante – parfois pendant des années – jusqu’au moment où elle fait confiance à son intuition et à sa capacité à lui donner forme en tant qu’œuvre d’art.

 

Couverture de Molloy, de Samuel Beckett (Paris, The Olympia Press, 1955).
Betty Goodwin, Untitled [Notes towards to draw] (Sans titre [Notes pour dessiner]), 1974, collage d’enveloppe de papier déchirée, note dactylographiée, stylo à bille noir et rouge, crayon de couleur bleu, tampons à l’encre noire, agrafes, sur papier, 34,6 x 27,2 cm (feuille), Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.

 

À propos de son processus de travail, Goodwin remarque :

 

Je constate que je travaille selon une sorte de schéma en spirale. Je creuse aussi profondément que possible dans une idée qui se révèle de plus en plus au cours du processus. Toujours à la recherche de l’essence – alors que la série touche à sa fin, elle semble absorber un autre type d’énergie et passer à une autre série. Un chevauchement constant, conscient ou inconscient, qui tire parti du hasard. Rien ne vient directement. Je zigzague jusqu’à l’œuvre achevée, et il m’est toujours difficile d’en venir à la finalité du mot « achevé ».

 

Betty Goodwin, Untitled [Two figures/divers] (Sans titre [Deux figures/plongeurs]), 1984, huile et craie de couleur sur papier vélin, 58,5 x 43 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.
Betty Goodwin, Swimmers (Figures nageant), 1984, huile, bâton à l’huile, mine de plomb sur papier translucide, forme irrégulière 58 x 62 cm (feuille), Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.

On retrouve ce schéma cyclique de réexamen d’un sujet aboutissant à une signification élargie à travers plusieurs tentatives, dans l’ensemble de l’œuvre de Goodwin. Elle revisite des images et des idées à la fois dans ses carnets et en approfondissant les sujets qui l’inspirent. Dans nombre de ses séries de longue durée, chaque tentative de saisir l’essence qu’elle recherche est soumise à un processus matériel additif qui conduit à l’œuvre suivante. Le terme « art processuel » est appliqué au travail des artistes qui exposent consciemment, dans leurs œuvres, leur processus de création, révélant les étapes matérielles et physiques de son exécution. En revanche, le processus de Goodwin, qui s’étend souvent sur des décennies, témoigne de sa lutte pour passer de l’idée à la forme appropriée :

 

Ce processus de travail est un combat non verbal. Il y a des moments ou tout vous semble si chaotique, et rien ne vous semble avoir de sens. Il peut arriver bien des choses a un dessin, lorsque vous prenez le risque de l’essuyer et d’y incorporer ce geste, ce qui est aussi dessiner. Vous essuyer, et dans la frénésie du désespoir vous recommencer, et c’est très souvent à ce moment-là qu’émerge quelque chose que vous n’avez pas vraiment prévu : quelque chose d’inhérent au processus prend le dessus, et vous donne quelque chose en retour.

 

Les premières plaques d’eau-forte de Goodwin montrent qu’elles ont été utilisées et réutilisées, comme c’était la pratique courante; cependant, leur usage antérieur laisse une trace qu’elle apprécie, aussi faible soit-elle. Cette habitude de travailler par étapes se retrouve dans son approche du dessin. Elle semble comprendre le dessin comme un acte où le processus et la technique se rencontrent. Une simple définition de dictionnaire du verbe anglais « to draw », déjà consignée dans ses carnets lorsqu’elle l’incorpore comme texte dans sa série d’estampes Notes, au début des années 1970, indique l’étendue de ses significations possibles, qui ont manifestement contribué aux réflexions de Goodwin sur son processus : « to draw » ou dessiner, éviscérer, enlever les viscères (par exemple, vider une volaille), laisser couler, tirer (par exemple, tirer le vin d’un tonneau), tirer le sang d’une veine, inspirer, faire entrer l’air dans les poumons.

 

Betty Goodwin, Untitled [To Draw] (Sans titre [Dessiner]), 1973, mine de plomb, encre tamponnée, stylo à pointe poreuse, épreuve à la gélatine argentique sur papier vélin, 65,8 x 50,7 cm (ensemble), Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.

 

 

Chez Goodwin, le dessin est toujours dynamique et ouvert à l’incident spontané, grâce à quoi il a le potentiel de supplanter la représentation statique. Ses dessins possèdent une qualité d’improvisation. L’artiste permet, voire accueille, l’accidentel qui peut survenir au milieu du processus pour créer de nouveaux défis et devenir le déclencheur des étapes suivantes.

 

Betty Goodwin à l’œuvre, 1985, photographie de Brian Merrett, Fonds Betty Goodwin, Bibliothèque et Archives Edward P. Taylor, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.
Couverture de Canadian Art, vol. 15, no 3 (automne 1998), avec un détail de l’œuvre Moving Towards Fire (Vers le feu), 1983, de Betty Goodwin.

De manière caractéristique, Goodwin explore une idée au sein d’une œuvre ou au fil de plusieurs œuvres avant de passer à autre chose. Absorbée dans le processus de dessiner, elle ajoute parfois des sections au fur et à mesure de l’avancement de la pièce. Le critique et historien de l’art Laurier Lacroix explique : « Des feuilles de papier sont posées l’une sur l’autre, à la fois pour rétablir l’équilibre de l’image et lui permettre de se déployer plus librement dans l’espace. » Lors d’une visite à l’atelier de Goodwin pour une entrevue, l’écrivain Gerald Hannon remarque qu’elle apporte une petite retouche à un dessin alors qu’elle passe devant, comme si elle est incapable de résister à la nécessité de s’occuper immédiatement d’un élément qu’elle a remarqué du coin de l’œil et qu’elle juge inachevé.

 

Tout au long de sa carrière, ce processus organique devient un élément indissociable des techniques auxquelles Goodwin a recours pour réaliser une œuvre. L’émergence d’une image à partir de son processus de création l’incite à recourir au moyen d’expression le plus apte à provoquer l’impact viscéral qu’elle recherche. Plus elle pousse l’expérimentation, plus elle est susceptible de faire le pas entre une série d’œuvres et une autre, ou de passer à un langage visuel entièrement différent.

 

La commissaire Cindy Richmond décrit avec éloquence le processus de Goodwin, notant que le dessin est « à la fois un moyen de faire de l’art et une méthode d’investigation […] les idées s’accrochent comme des aimants à d’autres idées. Ensemble, ces fragments d’information forment un réseau, une carte de la façon dont Goodwin appréhende le monde. Finalement, si un lien fort est établi, l’artiste peut incorporer des éléments d’un objet ou d’un réseau d’objets dans une œuvre ». Chez Goodwin, la quête d’une gamme exceptionnelle de techniques et de matériaux, à mettre au service de sa vision singulière, est nourrie par un processus minutieux et en constante évolution, dans lequel l’investissement émotionnel et les efforts physiques sont indissociables de leur manifestation matérielle.

 

Betty Goodwin, Beyond Chaos No. 7 (Au-delà du chaos no 7), 1998, bâtonnet à l’huile, fusain et impression Cronaflex sur pellicule Mylar translucide, 173,5 x 116,3 cm, Musée d’art contemporain de Montréal.
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