Sans titre (La mémoire du corps) 1993
Ce dessin est l’un des nombreux exemples où Betty Goodwin dépouille le corps jusqu’au squelette. Ici, sa représentation réductrice des os s’accompagne du petit dessin distinct d’une figure collée à côté de son sujet principal, comme un après-coup, pour évoquer l’esprit du défunt ou reprendre possession du corps qui a existé. À peine présent, ce petit corps est manifestement un ajout important pour Goodwin qui atteste de la nature typiquement additive de son processus lorsqu’elle conçoit l’œuvre achevée. La minuscule figure semble se trouver simultanément dans des phases de lutte et de relâchement, quelque part entre l’agitation contre la gravité et la flottaison, une posture qui rappelle la série Swimmers (Figures nageant), 1982-1988, ainsi que les figures flottantes trouvées dès les années 1960 dans ses carnets, alors qu’elle développe un vocabulaire corporel pour exprimer ses états d’âme.
En 1993, alors que la crise du sida a déjà atteint des proportions épidémiques, Goodwin, endeuillée par la mort de son assistant bien-aimé, Marcel Lemyre (1948-1991), des suites d’une maladie liée à cette condition, commence à se concentrer sur le corps. Après avoir assisté au déclin inexorable de Lemyre, puis l’avoir perdu, elle se tourne vers l’intériorité, écrivant dans un document non daté de cette période : « Dans une maladie grave, quand le corps se dégrade, les os deviennent apparents sous une peau frêle et translucide – une image qui constitue le point de départ de cette série de dessins. » La mémoire du corps réside dans les os. La structure squelettique perdure alors que les autres traces d’existence disparaissent. Goodwin s’efforce à nouveau de rendre palpable le sentiment de perte et d’absence qui a toujours hanté son travail, bien qu’elle ne recherche plus ici la matérialité dense qui caractérise souvent le corps dans ses dessins. C’est plutôt une légèreté intime et translucide qui distingue cette composition dépouillée de côtes isolées sur une grande feuille de papier. La qualité sobre, presque fugace, de l’image et les lignes descriptives rudimentaires que trace Goodwin incarnent le caractère éphémère de l’existence.
Goodwin donne le même titre, La mémoire du corps, à une vaste panoplie d’œuvres au cours de cette période, parmi lesquelles des pièces présentant les images d’une baignoire et d’un lit métallique austère, chacune évoquant des associations intimes avec le corps. Ces images proviennent de photographies illustrant un article conservé par Goodwin sur l’asile où le peintre néerlandais Vincent van Gogh (1853-1890) a été interné. Elle cherche alors différentes manières d’exprimer l’absence du corps. Dans plusieurs de ces œuvres, elle fait agrandir les photographies, les imprime sur Mylar, ce qui contraste avec la légèreté de ce dessin Sans titre, et elle dessine par-dessus, superposant des couches de bâton à l’huile, de cire, de lavis translucides et de fusain pour accentuer la présence mélancolique des lits et des baignoires vides. Dans la série intitulée La mémoire du corps, 1990-1995, Goodwin démontre une fois de plus sa formidable capacité à aller en profondeur, à creuser, comme elle dirait, en combinant ses méthodes jusqu’à ce qu’elle parvienne à des effets suffisamment forts sur les plans matériel et métaphorique pour correspondre à son investissement émotionnel dans les sujets qui s’imposent à elle.