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Bâche no 3 1975

Bâche no 3

Betty Goodwin, Tarpaulin No. 3 (Bâche no 3), 1975

Gesso, pastel, craie et fusain sur toile avec œillets métalliques et corde, 231 x 293,5 cm

Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa

La première véritable incursion de Betty Goodwin au-delà des moyens d’expression traditionnels que sont le dessin, la peinture et la gravure a lieu au milieu des années 1970, lorsqu’elle transforme des bâches de transport en toile. Sa série culte Vest (Gilet), 1969-1974, éveille son intérêt pour le recours aux objets trouvés, et lors de promenades au cœur de la ville, elle photographie des bâches sur les camions qui circulent dans son quartier montréalais du Plateau Mont-Royal. Elle est attirée par la façon dont ces bâches protègent et cachent tout à la fois la cargaison qu’elles recouvrent, comme elle l’avait été par le contenu emballé de ses estampes de colis.

 

 

Joyce Wieland, The Space of the Lama (L’espace du lama), 1966, plastique, tissu, coton, photographies sur film, 149,5 x 39,2 x 7,5 cm, 161,2 x 57,5 x 9,8 cm (panneau), Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.
Betty Goodwin, Parcel Seven (Colis n° 7), vers octobre 1969, eau-forte au vernis mou et eau-forte en brun et bleu sur papier vélin, 49,8 x 65,2 cm, 42,8 x 52,5 cm (planche), Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

Goodwin acquiert ensuite plusieurs bâches dans un dépôt de réparation et, disposant d’un atelier plus spacieux, entreprend de travailler sur leurs surfaces usées. Elle les étale sur le sol, les lave et en recouvre certaines d’une couche transparente de gesso qui met en évidence les irrégularités de la surface. En les manipulant délicatement, elle est attentive aux trous et aux déchirures, marqueurs inhérents de leur existence dans le temps, tout comme les réparations et les taches, marques qu’elle souligne au crayon, au fusain et au bâton à l’huile.

 

Bâche no 3 est pliée en couches successives, chacune révélant une zone de couture plus épaisse, alignée comme une « strie » sombre divisant la composition. Les détails de l’usure et de la réparation sont accentués avec du gesso blanc, tandis que le fusain sert à dessiner un jeu d’ombre et de lumière sur cette surface riche en nuances. Les cordes qui pendent de chaque côté touchent le sol, soulignant les origines utilitaires de la bâche et son existence dans l’espace réel, perturbant ainsi la possibilité d’un plan purement illusionniste, comme celui d’une peinture. Il est toutefois intéressant de noter que cette œuvre est toujours répertoriée dans les catalogues comme une « peinture », moyen d’expression auquel elle est associée lors de son acquisition par le Musée des beaux-arts du Canada en 1976. L’approche de Goodwin et le matériau avec lequel elle travaille échappent à la définition standard du moyen d’expression, et pourtant, aucune alternative de catégorisation ne semble appropriée.

 

Goodwin donne une nouvelle forme à ces grandes bâches peu maniables, suspendues à des tiges et accrochées au mur, en les repliant dans différentes configurations qui ressemblent autant à des peintures qu’à des tentures en tissu. En même temps, le pliage et la superposition rapprochent l’œuvre finie de la sculpture tridimensionnelle. En fin de compte, les bâches résistent à la classification; par cette série, Goodwin invente des œuvres pleinement originales, ce qui témoigne de son extraordinaire capacité à transformer les objets trouvés tout en préservant leur caractère essentiel.

 

Alors que des artistes comme Eva Hesse (1936-1970), Claes Oldenburg (1929-2022) et Joyce Wieland (1930-1998) explorent des matériaux non artistiques tels que le tissu et le plastique dans les formes du minimalisme et du pop art, telle Wieland avec The Space of the Lama (L’espace du Lama), 1966, Goodwin est davantage intéressée par la documentation intrinsèque de la vie matérielle à travers le temps qu’offrent les bâches en toile industrielle usées par les intempéries. La critique de Vancouver Joan Lowndes qualifie ces œuvres de « tapisseries contemporaines ». Bien que Goodwin n’ait pas acquis la technique nécessaire à la réalisation d’œuvres textiles, le terme « tapisserie » serait remplacé aujourd’hui par le terme plus familier d’« art textile » qui inviterait à réévaluer ses bâches dans le contexte de l’art des femmes artistes des années 1960 et 1970, qui ont réalisé des œuvres abstraites à l’aide de fibres ou de tissus.

 

Les bâches marquent une percée remarquable dans la carrière de Goodwin, tant par leur format que par leur matérialité distincte. Bien que fondées sur un objet reconnaissable, ces pièces sont fondamentalement abstraites. En 1976, lorsque le Musée d’art contemporain de Montréal présente la première exposition bilan de Goodwin, neuf bâches y figurent. Ces pièces ouvrent la voie à son travail à grande échelle, en trois dimensions.

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