Les innovations de Betty Goodwin dans le domaine des arts d’impression, notamment son usage inédit d’objets trouvés, sont très remarquées au début des années 1970, à une époque où l’assouplissement des catégories artistiques prend de l’ampleur. La vidéo, la performance, l’installation et les pratiques féministes remettent en question les définitions dominantes de l’art. Au cours des décennies qui suivent, l’approche originale de la figuration proposée par Goodwin lui assure une position d’exception à une époque où le corps devient un élément central des débats sociopolitiques, dans la foulée de la crise du sida. Une génération émergente d’artistes revient également à la figuration, souvent en réponse à la culture populaire et en se servant de la photographie. La plus grande contribution de Goodwin tient dans l’importance qu’elle accorde au dessin en tant que moyen d’expression contemporain.
L’artiste dans le monde
Goodwin est sans conteste une artiste qui travaille en atelier, le plus souvent seule, et elle protège scrupuleusement le temps qu’elle y passe. Souvent, elle retourne à ses carnets pour y puiser son inspiration, les phrases ou les images qu’elle y trouve devenant des points de départ pour de nouvelles pièces, et ce, alors même que le monde extérieur exerce une influence de plus en plus forte sur son esprit. Si elle est solitaire, Goodwin n’est pas recluse pour autant. Bien qu’elle ne soit jamais associée à un groupe ou à un mouvement artistique, elle s’intéresse vivement à ce que font les autres artistes, et elle est souvent présente lors d’événements artistiques sur la scène montréalaise. Goodwin est également curieuse de connaître le travail des artistes en dehors du Canada, comme en témoignent les notes et les clichés qu’elle prend en visitant des expositions au cours de ses fréquents voyages à New York et en Europe. De son côté, elle est vénérée par les jeunes artistes et lorsqu’on le lui demande, elle suit leur travail et leur accorde son soutien, notamment à Spring Hurlbut (née en 1952) et Jana Sterbak (née en 1955). L’impact important de ses grands dessins est également une source de validation pour d’autres artistes du Canada, notamment John Scott (1950-2022) et Shelagh Keeley (née en 1954), qui se consacrent principalement à cette forme d’art.
Salah Bachir, l’un des principaux collectionneurs des œuvres de Goodwin, décrit sa première visite dans son atelier de l’avenue Coloniale, à Montréal, comme une expérience « bouleversante, presque comme un pèlerinage dans un sanctuaire intérieur ». Plusieurs grandes tables au centre de la pièce accueillent des collections d’objets trouvés, soigneusement disposés, dont des pierres et de la ferraille, qui alimentent l’exploration du potentiel expressif des matériaux par l’artiste au sein d’un monde ordonné qui lui est propre. Entre ces tables, entourées de piles de publications, de coupures de presse et de photographies qu’elle conserve comme sources pour les informations et les images sur les événements mondiaux, Goodwin a disposé deux chaises, l’une pour elle-même afin d’observer son environnement et de contempler le travail en cours, l’autre pour les rares personnes qui visitent son atelier.
Bien qu’elle se soit toujours concentrée sur son art, à la fin des années 1980, Goodwin s’engage de plus en plus dans le monde extérieur, alors que la communauté artistique et la société dans son ensemble sont aux prises avec la crise du sida et les politiques de la sexualité et du corps qui en découlent. Son travail artistique se poursuit dans ce contexte et elle est très consciente des bouleversements sociaux et politiques qui remodèlent l’art et le monde autour d’elle. Ses dessins, dont Two Hooded Figures with Chair, No. 2 (Deux figures portant un capuchon et chaise, n° 2), 1988, et Figure with Chair, No. 1 (Figure avec chaise, no 1), 1988, sont parmi les premiers à rendre compte de son habitude de suivre les reportages des médias du monde entier et de s’immerger dans la réalité des atrocités engendrées par la guerre et la famine, ainsi que dans les reportages sur la destruction vorace de l’environnement naturel.
Des dizaines d’années avant que la question ne devienne urgente, Goodwin rassemblait déjà des articles sur les effets du changement climatique. Ses documents contiennent également des coupures de presse montrant des troupeaux d’éléphants menacés d’extinction à cause du braconnage pour leurs défenses, ainsi que des articles sur la sécheresse et la pollution, le massacre de la place Tiananmen, le palais détruit du dictateur roumain Nicolae Ceaușescu à Bucarest, et la famine en Somalie. Les sujets les plus divers retiennent l’attention de Goodwin et ces sources lui sont utiles pour revenir sur les maux du monde dans ses œuvres; l’artiste n’a jamais été du genre à abandonner. Même lorsque son écriture commence à se détériorer au début des années 2000, les mots « détermination » et « désespoir » continuent à apparaître dans ses carnets. Usant fréquemment de son prénom, Béla, dans ses pages, au fil des décennies, Goodwin se parle et s’efforce d’aller plus loin, de persévérer, d’être présente dans le monde lorsqu’elle sent que les circonstances personnelles et politiques deviennent trop difficiles à supporter. Si son art témoigne de plus en plus d’un monde en déroute et souligne la fragilité de la vie, il ne se réduit toutefois pas à une complainte. Sa pratique est plutôt un moyen d’affronter des émotions complexes face à des événements sombres.
Entre politique et poétique
L’actualité influence l’art de Goodwin, mais ses méthodes et ses intentions diffèrent nettement de celles des artistes d’art contemporain qu’elle admire et avec qui elle ressent une affinité, comme les artistes des États-Unis, Nancy Spero (1926-2009) et Leon Golub (1922-2004), dont les œuvres sont ouvertement politiques et comportent des références spécifiques à la guerre du Vietnam et à l’holocauste nucléaire. Elle ne participe pas non plus activement au féminisme qui, par exemple, incite Spero à la création de son œuvre narrative épique en 1976, Torture of Women (Torture des femmes). Traitant de l’asservissement universel des femmes, cette toile est dérivée d’un rapport d’Amnistie internationale datant de 1975. Quelle que soit la manière dont Goodwin est affectée par l’agitation du monde extérieur, le pouvoir de son œuvre est ancré dans ses réactions émotionnelles aux événements plutôt que dans une position politique articulée. Son empathie naît d’une expérience personnelle douloureuse, mais l’impact de son travail, exploitant plusieurs moyens d’expression, réside dans sa capacité à canaliser des traumatismes plus larges et plus universels, sans faire appel à des récits spécifiques. Comme Spero, Goodwin se fait remarquer par le caractère direct et sans fard de ses images. Les deux femmes revendiquent la légitimité du papier et du dessin, malgré la conviction traditionnelle persistante selon laquelle la peinture est le moyen d’expression artistique le plus légitime : Goodwin, avec ses dessins surdimensionnés et d’une grande richesse sur le plan matériel, et Spero, avec son usage de l’impression à la main, du texte et du collage au cœur de rouleaux monumentaux.
Goodwin inscrit fréquemment sur ses dessins des phrases tirées de ses lectures de textes modernes. Elle s’identifie aux prédictions existentielles tragi-comiques des personnages de l’écrivain Samuel Beckett (1906-1989) et au réalisme expérientiel radical proposé par Antonin Artaud (1896-1948) dans son théâtre de la cruauté. Elle est également touchée par la poésie de la poétesse américaine et militante des droits de la personne, Carolyn Forcé (née en 1950), dont les mots capturent un monde en proie à la violence dictatoriale. Plus proche de son héritage juif, Goodwin se tourne souvent vers les écrits des survivants de l’Holocauste Elie Wiesel et Primo Levi. Bien qu’elle et son mari, Martin, ne pratiquent pas la religion juive, l’histoire de son peuple résonne en elle tout comme les histoires de cruauté et de mépris inhumain pour la vie qu’elle rencontre dans les nouvelles du soir.
Goodwin cite et recite des fragments de ces divers textes dans son art, notamment lorsqu’elle exécute Triptyque, 1990-1991, une commande d’art public réalisée pour le Musée des beaux-arts de Montréal, dans le pavillon Jean-Nöel Desmarais, où une grande oreille en bronze et une sorte de mégaphone se font face en hauteur sur les murs d’un atrium ressemblant à un passage, alors que des phrases tirées de Forché et de Wiesel sont inscrites sur le sol en contrebas. Le vers d’un poème de Forché, « do you know how long it takes/any one voice to reach another [combien de temps faut-il pour qu’une voix atteigne l’autre] », est également paraphrasé dans plusieurs dessins, attestant de la préoccupation de Goodwin pour les voix non écoutées, et de la difficulté de faire entendre des communications urgentes ou dérangeantes.
Dans les années 1980, les œuvres textuelles à motivation politique prolifèrent dans le monde de l’art, comme en témoigne le travail de praticiennes telles Barbara Kruger (née en 1945) et Jenny Holzer (née en 1950), dont les œuvres, souvent à connotations féministes, mettent à nu les messages subliminaux de la publicité omniprésente destinée aux consommatrices et aux consommateurs et la domination d’une culture d’entreprise déshumanisante. Cependant, Goodwin ne se sert pas du texte de manière conceptuelle. Elle cite des phrases comme de brèves indications périphériques plutôt que comme des invocations. Elle ne filtre pas non plus ses réactions aux problèmes de l’époque en utilisant directement le langage. À l’instar de ses sujets figuratifs anonymes, les mots ne sont ni anecdotiques ni didactiques.
Goodwin hésite à attribuer un motif ou une signification à ses œuvres, préférant éviter les explications verbales qui pourraient réduire la complexité qu’elle souhaite transmettre. Elle se laisse guider par son processus expressif et stratifié, faisant confiance à la composition et à la confrontation puissante des matériaux pour susciter des sensations corporelles ou des tourments intérieurs. Dans Rooted Like a Wedge (Enraciné comme un coin), 1987, un triangle malveillant transperce le torse d’une figure; dans Losing Energy (Perte d’énergie), 1994-1995, la tête est détachée du corps et des fils de plomb s’échappent de la bouche. La phrase complète d’Artaud qui frappe Goodwin commence par les mots « Cette douleur… ». Cependant, Goodwin se fie à la force de son imagerie pour incarner la douleur. Elle préfère toujours laisser place à l’interprétation du public plutôt que de réduire son travail à des récits unilinéaires ou à une histoire personnelle. Le langage visuel distillé de Goodwin ne naît pas non plus d’une forme de plaidoyer; il donne plutôt forme à l’angoisse et à l’indignation d’une manière symbolique et matériellement chargée qui lui permet d’aborder des sujets que les mots ne parviennent pas à décrire de manière adéquate.
Incarner le corps en dessin
Le corps, qu’il soit présent ou implicite, demeure le leitmotiv de l’œuvre de Goodwin. Il est palpable dans ses estampes de gilets, de chemises et de gants, et ressenti davantage comme une absence dans ses installations des années 1970; il apparaît avec un impact saisissant dans sa série Swimmers (Figures nageant), 1982-1988, où l’artiste élargit les dimensions de ses dessins par une figuration grandeur nature. Son attachement à la figure transcende la narrativité, au profit d’une incarnation profondément matérielle des réalités qu’elle-même a vécues dans sa vie personnelle, ainsi que des luttes menées dans le monde en général.
Dans ses dessins, appelés à devenir la contribution la plus importante de Goodwin à l’art contemporain, la figure devient le principal véhicule d’expression des thèmes de la mémoire, de la souffrance et de l’inhumanité. Reproduisant ses gestes à l’infini, Goodwin savoure la souplesse du moyen d’expression et la possibilité qu’il offre de recommencer, à plusieurs reprises. Elle efface et crée à nouveau à partir des traces restantes et, ce faisant, elle évoque à la fois la transformation et la réparation futures tout en luttant pour que les corps deviennent réalité. Dans des œuvres telles que So Certain I Was, I Was a Horse (Si certaine que j’existais, j’étais un cheval), 1984-1985, le mouvement répétitif de sa main met en scène la désintégration et l’émergence, une formation et une reformation insistantes. Les corps de Goodwin s’inscrivent au confluent de thèmes qui échappent à l’interprétation littérale, plus proches de la sensation que de la description.
Elle fait du dessin un moyen d’expression signifiant alors qu’il a longtemps été considéré comme une étape préparatoire à la réalisation d’œuvres plus abouties. Dans le catalogue accompagnant sa première grande exposition rétrospective au Musée des beaux-arts de Montréal, en 1987, le critique et chercheur américain Robert Storr, alors conservateur au Museum of Modern Art de New York, revendique une place pour Goodwin, et en particulier pour ses dessins, parmi les artistes d’art contemporain qu’il considère comme appartenant à une tradition durable de l’expressionnisme, tels que Philip Guston (1913-1980), Louise Bourgeois (1911-2010), Nancy Spero et Leon Golub. La reconnaissance que donne Storr au travail de Goodwin dans un contexte international est bienvenue. Il trouve ses dessins « d’un dynamisme peu commun dans leur conception et dans leur exécution [et comptant] parmi les rares œuvres canadiennes à attester, en y contribuant de façon notable, du renouveau d’un art figuratif nourri d’émotions, de provenance essentiellement européenne et américaine ». Cependant, Storr met en garde contre la lecture de l’œuvre de Goodwin dans le contexte d’un néo-expressionnisme émergeant, qu’il dénonce comme étant d’« une facture délibérément crue ». Les dessins de Goodwin, en revanche, sont « intimistes et d’un grand raffinement. On n’en retire pas une impression de crise ou de surcharge perceptuelle, mais bien plutôt celle d’un mal discret, d’un trouble continu, ambigu et toujours croissant ».
Les dessins de Goodwin, tels que Porteur IV, 1985-1986, témoignent d’une affinité avec le travail d’une artiste américaine plus jeune, Kiki Smith (née en 1954). Les corps de Smith sont, comme ceux de Goodwin, investis dans leur corporalité en tant que lieu ultime où résident la douleur, l’expérience et la mémoire, ainsi que le lieu où s’inscrivent nos vies socio-sexuelles. Smith, qui a également été personnellement affectée par une perte dévastatrice pendant la crise du sida, fabrique des corps et des parties de corps avec du papier, transformant ses qualités organiques en une délicate seconde peau. Au début des années 1990, alors que la crise du sida fait rage, Goodwin cherche également des moyens matériels pour transmettre une fragilité et un caractère éphémère similaires.
Traumatisme et absence
Les thèmes du traumatisme et de la perte sont évidents dans les premières œuvres de Goodwin. L’estampe The Mourners (Figures endeuillées), 1955, capture une scène collective de deuil. Le souvenir de la guerre est encore frais lorsqu’elle réalise cette image, et il ne fait aucun doute que Goodwin, qui a grandi dans un foyer juif, a été exposée à des récits de pertes déchirantes, y compris celui de l’Holocauste. Plus tard, alors qu’elle développe un langage visuel qui lui est propre, initialement ancré dans l’expérience personnelle douloureuse du deuil résultant de la mort prématurée de son père, elle est de plus en plus capable d’établir des liens viscéraux avec d’autres sphères complexes de lutte et de perte. La notion d’empreinte – de la mémoire, de la présence, de la vie – devient emblématique de sa pratique. Alors que les moyens d’expression qu’elle utilise évoluent, elle continue à s’intéresser, tout au long des cinq décennies de son activité artistique, à l’expression des traumatismes et des pertes. Nombre de ses œuvres signalent l’absence : le gilet comme substitut du corps, les espaces vides dont elle s’occupe de manière évocatrice dans ses installations, la baignoire, un vaisseau qui hante son travail dans les années 1990, comme dans La mémoire du corps XVII, 1991-1992, les formes de lits vides qui réapparaissent tout au long de son œuvre, y compris dans Untitled [La mémoire du corps] (Sans titre [La mémoire du corps]), 1995, ou la manière dont ses figures opprimées occupent un arrière-plan vide comme si elles étaient arrachées à l’oubli.
Dans les dessins de Goodwin, les corps luttent pour exister contre leur propre fragilité. Si les dessins semblent souvent hésitants, ses figures sont néanmoins insistantes. Fixer une image évanescente de façon répétée à travers plusieurs séries de dessins est, pour Goodwin, la façon de trouver une résolution à l’expression d’émotions ou de conditions trop lourdes et répandues pour les limites du langage ou d’événements spécifiques. Comme l’artiste allemand Joseph Beuys (1921-1986), qu’elle admire, Goodwin cherche un langage figuratif et matériel pour englober la vie reconstituée à partir de la destruction et du traumatisme.
Ce dernier thème est traité par l’entremise d’une nouvelle série d’objets dans ses œuvres des années 1990. C’est en lisant un article de magazine sur le peintre néerlandais Vincent van Gogh (1853-1890) que des photographies de lits et de baignoires dans l’asile où le peintre était interné retiennent son attention. Agrandis et imprimés sur Mylar, ces clichés constituent une base que Goodwin retravaille pour créer ses propres images, et elles se retrouvent dans un certain nombre d’œuvres de la vaste série La mémoire du corps . En 1992, elle réalise une sculpture d’un blanc immaculé, dotée d’une étroite ouverture elliptique, ressemblant davantage à un sarcophage qu’à une baignoire, mais trop étroite pour accueillir un corps. Intitulée Sargasso Sea (Mer des Sargasses), 1992, d’après le mystérieux banc d’algues qui flotte comme un continent dans le tourbillon des courants océaniques convergents, cette sculpture fantomatique est moins un contenant qu’un vide profond, une forme silencieuse, élégante et imposante symbolisant l’absence.
Au début des années 1990, Goodwin emploie également du fil de fer, du plâtre et des tiges d’acier pour créer des formes spinales indépendantes et éthérées, comme dans Spine (Épine dorsale), 1994. Dans ces sculptures blanches et dépouillées, la présence vestigiale du corps se traduit par une forme délicate et vulnérable, que Goodwin considère comme le centre nerveux du corps. Épine dorsale dépasse la description anatomique pour devenir une simple forme verticale en forme de javelot, hérissée de fils. Sans le corps, elle se tient seule, une mesure de l’existence qui réaffirme le paradoxe commun à l’œuvre de Goodwin de la force vitale et de la fragilité. De manière caractéristique, l’idée de la colonne vertébrale existe, sous forme de croquis rudimentaires, dans les carnets de Goodwin, des décennies avant qu’elle ne revienne la hanter.
Comme il est courant dans le processus de création de Goodwin, c’est une accumulation d’événements plutôt qu’un incident unique qui est à l’origine de son art. Le grand traumatisme collectif de l’Holocauste apparaît indirectement dans son œuvre. Elle ne se présente pas comme une artiste juive, et il ne fait aucun doute que le nombre croissant de décès dus au sida lui pesait également. Pourtant, au fil des ans, elle copie dans ses carnets de nombreuses phrases d’Elie Wiesel et de Primo Levi, dont les écrits traitent spécifiquement de l’Holocauste. La citation de Levi « to erase great clusters of reality [effacer de grands pans de la réalité] » compte parmi ces phrases et, en 1996, elle conserve un article de fond du New York Times Magazine intitulé « The Holocaust Was No Secret [L’Holocauste n’était pas un secret] ». Son allusion la plus directe à cet abominable traumatisme et à cette perte se trouve dans son œuvre de 1995, Distorted Events (Événements déformés), où une grande plaque d’acier est entièrement recouverte de séquences de chiffres, référence évidente à ceux qui étaient tatoués sur les bras des personnes détenues des camps de concentration. La plaque est adossée au mur, une pelle sinistre suspendue devant elle. Le message sombre de cette œuvre est réitéré dans la phrase creuse gravée sur l’une des petites plaques d’acier de sa série Steel Notes (Notes d’acier), 1988-1989 : « everything is already counted [tout est déjà compté] ».
Dans sa vie comme dans son art, Goodwin a dû affronter les vicissitudes d’événements défavorables. En mai 1990, elle écrit en majuscules dans son carnet « DISCIPLINE PATIENCE ENERGY [DISCIPLINE PATIENCE ÉNERGIE] », des mots qu’elle s’adresse à elle-même, parfois en se servant de son prénom, Béla, et qu’elle répète à plusieurs reprises au fil des ans pour continuer à avancer dans son travail, quels que soient les obstacles qu’elle rencontre ou le marasme qu’elle endure dans son processus créatif. La thématique du temps la préoccupe, en particulier dans sa relation avec la perte. Elle est perceptible dans ses installations conçues au sein d’espaces abandonnés, et plus explicitement dans Pulse of a Room (Le pouls d’une pièce), 1995. Ici, trois énormes pendules représentent le passage des minutes et des heures sur un mur situé en face de deux petites pièces en acier qui évoquent un étrange sentiment d’enfermement, si ce n’est les chambres à gaz des camps de concentration elles-mêmes.
Espace et temps
Dès la fin des années 1970, à l’instar de ses pairs, comme Irene F. Whittome (née en 1942) et le duo composé de Martha Fleming (née en 1958) et de Lyne Lapointe (née en 1957), Goodwin s’intéresse aux espaces situés en dehors de la galerie ou du musée et recherche la plus grande liberté de mouvement, la variabilité d’échelle et la diversité des approches matérielles qu’offrent les milieux alternatifs. Ses installations naissent de l’attention qu’elle porte aux éléments architecturaux existants, à la qualité de la lumière et aux utilisations préalables des espaces. Cette réimagination et cette animation de l’espace exigent un langage matériel pour lequel Goodwin développe ses propres techniques, notamment la construction d’interventions tridimensionnelles sous forme de passages. Elle procède à de subtiles modulations des surfaces en recourant à des combinaisons de gesso, de peinture, de crayon et de pastel à l’huile, qu’elle avait déjà explorées dans ses œuvres sur bâche.
Le thème du passage fait allusion à la fois à la communication et à la progression inexorable du temps – le passage des vies dans des installations telles que Mentana Street Project (Projet de la rue Mentana), 1979, où Goodwin réagit à l’atmosphère d’abandon inhérente à un espace domestique vide. Décrivant ce projet, le commissaire d’exposition et critique Bruce Ferguson fait référence à l’essai remarqué de la théoricienne Rosalind Krauss intitulé « Sculpture in the Expanded Field », publié la même année, dans lequel elle affirme que les frontières s’estompent à mesure que les artistes dépassent les limites matérielles traditionnelles de la sculpture, réalisant des œuvres qui interagissent avec le paysage ou l’architecture en utilisant des trajectoires étendues et des espaces successifs.
Écrivant en 1981 sur la relation entre l’art de la performance et l’art de l’installation, le critique et universitaire René Payant se penche sur les qualités temporelles que ces formes partagent et sur la manière similaire dont elles requièrent la participation de la personne spectatrice pour exister pleinement. Il explique que l’installation de Goodwin au Musée des beaux-arts du Canada, Passage in a Red Field (Passage dans un champ rouge), 1980, invite implicitement le public à se promener à l’intérieur, notant que la photographie ne peut pas capturer l’œuvre complète, mais seulement la documenter à partir de plusieurs positions discrètes. Décrivant l’effet produit sur le public, il déclare : « Ne pourront donc parler de cette installation que ceux [et celles] qui l’ont effectivement « visitée. » L’analyse minutieuse de l’œuvre de Goodwin par Payant montre comment, en plusieurs installations réalisées entre la fin des années 1970 et le milieu des années 1980, elle parvient à créer une expérience de l’espace palpable et profondément mémorable.
À cette époque, les formes réductrices et autoréférentielles qui caractérisent les œuvres minimalistes et la primauté des idées sur leur réalisation formelle, telle qu’incarnée par le conceptualisme, sont remplacées par un pluralisme des formes d’art. D’autres artistes du milieu montréalais testent également ces limites. Lyne Lapointe et Martha Fleming collaborent à des projets extraordinaires dans des bâtiments abandonnés, faisant revivre l’histoire socio-économique de lieux tels qu’une caserne de pompiers et un théâtre de style vaudeville. Leur Musée des sciences, réalisé en 1984 dans un ancien bureau de poste, présente une histoire du corps chargée de psycho-sexualité, jouée dans un environnement immersif où plusieurs récits, notamment des histoires féministes et lesbiennes, et le rôle de la science et des musées dans l’inculcation de représentations sexuées, sont étroitement tissés. Françoise Sullivan (née en 1923), contemporaine de Goodwin, danseuse, chorégraphe et artiste visuelle qui a signé le manifeste Refus global des Automatistes en 1948, détache ses peintures du châssis, utilise des formats non traditionnels et réalise des assemblages qui traversent les espaces bidimensionnel et tridimensionnel.
Alors que Goodwin construit un répertoire distinctif de matériaux et de thèmes dans son art, des écrivain·es et des chorégraphes sollicitent sa participation à plusieurs projets, ce qui témoigne de l’impact de son travail sur l’esprit interdisciplinaire de l’innovation artistique de son temps. Alors qu’elle travaille sur Le projet de la rue Mentana, 1979, le peintre Guido Molinari (1933-2004) lui suggère de collaborer avec l’écrivain Paul-Marie Lapointe (1929-2011) à une édition de poèmes qu’il a écrits en hommage à l’écrivain surréaliste français René Crevel (1900-1935). Pour cette édition du Tombeau de René Crevel (1979), Goodwin produit sept eaux-fortes à partir du plan de l’appartement de la rue Mentana. Avant de commencer ce projet, elle avait photographié des monuments funéraires au cours de ses voyages. Le thème prononcé de la tombe dans ses observations permet de faire le lien avec le projet d’édition de poèmes de Crevel, dans lequel le mot « tombeau » se dédouble en français pour signifier à la fois la tombe et un hommage sous la forme d’un poème ou d’une pièce musicale.
En 1992, le danseur et chorégraphe Paul-André Fortier (né en 1948), qui a également travaillé avec Françoise Sullivan, est inspiré par l’art de Goodwin et collabore avec elle pour sa performance solo Bras de plomb, 1993. Goodwin crée à la fois le décor et une paire de bras en plomb portés par le danseur, qui étendait ses bras vers le sol et les laissait s’alourdir par l’attraction gravitationnelle contre la légèreté du corps en mouvement.