Walter S. Allward est l’un des sculpteurs modernes les plus novateurs de l’histoire du Canada. Jeune homme, il assimile rapidement les principes fondamentaux du style Beaux-Arts alors très populaire, mais son élan créatif et sa persévérance donneront naissance à des formes extraordinaires encore inédites dans le domaine de la sculpture canadienne. La production de pièces monumentales en bronze ou en pierre, exigeant un processus de travail long et complexe, suppose un niveau d’habileté élevé et une vertu de patience qui se reflètent dans les différentes techniques employées par le praticien et dans la finition de ses œuvres.
La définition d’une nouvelle sculpture canadienne
Comme un grand nombre de sculpteurs de premier plan au Canada à la fin du dix-neuvième et au début du vingtième siècle, dont Hamilton MacCarthy (1846-1939), Louis-Philippe Hébert (1850-1917) et George W. Hill (1862-1934), Allward se trouve influencé par les enseignements de l’École des beaux-arts de Paris, dont l’approche domine le monde de la sculpture canadienne à l’époque. Des œuvres telles que le Monument à Maisonneuve (Montréal), 1895, réalisé par Hébert à la mémoire de Paul de Chomedey, sieur de Maisonneuve, et le Monument aux héros de la guerre des Boers (Montréal), 1907, produit par Hill, témoignent du caractère pyramidal des compositions de style Beaux-Arts : le sujet du monument, représenté de façon réaliste, se dresse sur un piédestal, lui-même posé sur un plus grand socle de pierre. Souvent, des figures allégoriques ou historiques se rattachent à ce socle, complétant et dynamisant ainsi la composition. Les monuments d’Allward à Queen’s Park, à Toronto, reflètent le style Beaux-Arts, tout comme son Monument commémoratif de la guerre d’Afrique du Sud, 1904-1911.
Même si les premières œuvres d’Allward illustrent sa maîtrise du style Beaux-Arts – c’est le cas notamment du Monument à John Graves Simcoe, 1901-1903 –, l’artiste torontois finira par rompre avec la tradition. Cette coupure se manifeste dès la conception du Monument Baldwin-Lafontaine, 1908-1914, sur la Colline du Parlement à Ottawa, qui représente deux personnages historiques, l’honorable Robert Baldwin et sir Louis-Hippolyte Lafontaine, debout l’un à côté de l’autre devant un pupitre parlementaire sur une base et un long piédestal disposé à l’horizontal. L’œuvre s’inspire du monument en l’honneur de l’amiral David Farragut à New York, achevé en 1881 par le sculpteur américain Augustus Saint-Gaudens (1848-1907). Comme lui, Allward choisit un piédestal horizontal légèrement incurvé afin de placer les figures de Baldwin et de Lafontaine à la hauteur du regard du spectateur pour mieux permettre à ce dernier de se déplacer dans l’espace de l’œuvre, un effet renforcé par l’ajout d’un banc pour s’asseoir à même le piédestal.
Allward pousse cette idée plus loin encore dans le Monument commémoratif Bell, 1909-1917, dont la disposition horizontale invite le spectateur à gravir une série de marches menant à un grand plateau central et à s’avancer dans cet espace bordé par deux figures allégoriques érigées sur des blocs à une quinzaine de mètres l’une de l’autre. Toutefois, l’expression la plus complète de ce type de composition apparaît dans le Mémorial national du Canada à Vimy, 1921-1936, car les éléments horizontaux et verticaux savamment agencés incitent les spectateurs à se déplacer à l’intérieur et autour du monument lui-même et de ses figures.
En plus de s’écarter du type de composition préconisé par le style Beaux-Arts dans ses œuvres de maturité, Allward rejette l’allégorie au profit du symbolisme. Il s’inspire de sculpteurs comme Auguste Rodin (1840-1917), dont il ne peut qu’admirer les œuvres par le biais de reproductions, et ce, jusqu’en 1903, où il les verra enfin lors d’un voyage en Europe. Élément central de la sculpture Beaux-Arts de la fin du dix-neuvième et du début du vingtième siècle, l’allégorie s’avère un moyen de matérialiser des concepts ou des idéaux abstraits dans une œuvre, mais elle n’exprime pas d’émotion au-delà des gestes figurés et de l’ajout d’objets symboliques. La montée du symbolisme en France et en Belgique, dont témoigne Rodin par son exploration de l’expression et du geste dans des œuvres telles que Les Bourgeois de Calais, 1884-1895, se produit en marge du classicisme de l’École des beaux-arts.
L’influence de Rodin sur les créations d’Allward est particulièrement évidente dans les ébauches tridimensionnelles qu’il réalise dans le cadre du projet de Monument aux morts de la Banque de Commerce, 1918, et dans les statues conçues pour le Monument aux morts de Stratford, 1919-1922, et celui de Peterborough, 1921-1929. De même, cette inspiration artistique se manifeste également dans la conception des vingt figures du Mémorial de Vimy, où Allward révèle l’émotion par la pose, le geste et le groupement des figures. À Vimy, comme le notent Laurie Labelle et Dennis Reid, Allward « emploie une figure universelle pour transmettre les dures réalités de la guerre, car la figure allégorique, dans sa simplicité, ne peut plus exprimer la gamme d’émotions qu’il cherche à transmettre ».
En empruntant cette voie, Allward contribue à donner une nouvelle orientation à la sculpture canadienne, portée sur la création de figures expressives sur le plan des émotions. Un des premiers signes de cette longue révolution apparaît dans The Old Soldier (Le vieux soldat), du Monument commémoratif de la guerre de 1812, 1903-1907 : Allward met l’accent sur la réaction affective de celui qui est exposé aux souffrances de la guerre. À l’époque, les contemporains d’Allward remarquent ce changement de perspective, notamment son collègue sculpteur Emanuel Hahn (1881-1957) qui, en 1929, décrit son œuvre comme marquée par le passage « de l’allégorie au symbolisme : plus introspective, s’intéressant à une figure émotive et existentielle émergeant d’une masse solide ». Dans ses œuvres tardives, les figures de ses premiers monuments de guerre, perfectionnées à Vimy, ressurgissent sous une forme encore plus atténuée. Comme l’expliqueront plus tard Labelle et Reid, Allward « crée [des] figure[s] de plus en plus expressive[s] en exagérant la physionomie […] pour traduire le concept de lutte humaine vers un idéal supérieur ». On retrouve également des formes et des visages empreints d’émotions dans sa toute dernière sculpture, soit le Monument à William Lyon Mackenzie, 1936-1940, ainsi que dans de nombreux dessins, y compris ceux de sa série de dessins de guerre et ses esquisses réalisées dans le cadre du projet de Monument à sir Frederick Banting, 1943-1944, à l’Université de Toronto.
La conception pour les comités
Si de nombreux artistes entreprennent leurs projets avec une totale liberté de création, Allward, lui, débute presque systématiquement les siens avec des contraintes préétablies. La plupart de ses commandes proviennent de citoyens locaux, de groupes communautaires ou d’agences gouvernementales, qui ont généralement nommé un comité pour établir des exigences, telles que les prescriptions relatives à la base de la conception, la citoyenneté des artistes autorisés à participer, la date limite de soumission et le calendrier du projet. Le comité désigne souvent un sous-comité de conceptualisation pour choisir un sculpteur et pour commenter son travail à différentes étapes du processus artistique. Le grand talent d’Allward réside dans sa capacité à créer des sculptures dramatiques et stylistiquement innovantes malgré les limites imposées par ces comités.
Le concours pour le Monument Baldwin-Lafontaine, 1908-1914, sur la Colline du Parlement à Ottawa, ouvert aux « artistes résidant au Canada et aux artistes de naissance canadienne résidant à l’étranger », offre un parfait exemple de la procédure de soumission et de sélection habituelle. Des annonces diffusées dans des journaux au Canada, en Grande-Bretagne et en France demandent aux artistes de soumettre leurs idées sous la forme d’une ébauche en plâtre (à une échelle uniforme de 3,8 sur 30,5 centimètres), accompagnée d’une description. Livrée « dans une enveloppe scellée sans marque distinctive », l’identité du sculpteur n’est révélée que lorsque le comité a fait son choix. En général, le nombre de propositions varie considérablement en fonction du prestige du projet et des règles concernant les personnes en mesure d’y participer. Dans le cas du Monument Baldwin-Lafontaine, neuf propositions sont soumises, et chacune d’entre elles est examinée par le comité au début de 1908. À la suite d’un examen minutieux, et sans même connaître l’identité de l’artiste, les trois membres du comité conviennent que le projet d’Allward répond mieux que les autres aux exigences.
Le Mémorial de Vimy, 1921-1936, constitue un autre bon exemple d’un processus de sélection aux exigences bien définies. Il s’agit du projet commémoratif canadien le plus prestigieux de la Première Guerre mondiale. Annoncé en 1920 par la Commission des monuments des champs de bataille nationaux, le concours, ouvert à « tous les architectes, concepteurs, sculpteurs et autres artistes canadiens », procède en deux étapes en raison du grand nombre de candidatures attendues. Première étape, les participants fournissent un dessin de leur projet. Le comité reçoit les croquis de cent soixante artistes et les évalue; seconde étape, dix-sept finalistes retenus, dont Allward, touchent une allocation pour produire un modèle en plâtre et une description écrite en lien avec leur dessin original. En octobre 1921, un jury composé de trois experts du Canada, d’Angleterre et de France choisit Allward.
De l’esquisse au modèle de plâtre
Lorsqu’il s’attaque à un nouveau projet, Allward développe d’abord ses idées sur papier : souvent, pour la même œuvre, il produit des dizaines de dessins à la mine de plomb. Par exemple, en élaborant son plan pour le Mémorial de Vimy, 1921-1936, il réalise plus de 150 esquisses, la plupart à la mine de plomb, avant d’en arriver à la version finale de son projet. Parmi ces compositions, on retrouve de nombreux concepts alternatifs, tels que Alternative design for the Vimy Memorial (Proposition alternative pour le Mémorial national du Canada à Vimy), s.d., et plusieurs études de figures.
Après être parvenu à un dessin satisfaisant, Allward réalise une petite ébauche en argile ou en cire, soit une maquette, qu’il soumet généralement à un comité. Si sa proposition est retenue, il crée ensuite – souvent à partir d’un modèle vivant et en y apportant les modifications nécessaires – une demi-figure plus détaillée dans le même matériau sur une armature de fer ou de bois, soutenue par du grillage dit « à poule ». À partir de cette demi-figure, Allward produit ensuite une version grandeur nature en argile ou en cire. Une fois cette étape terminée, une copie en plâtre de cette dernière version est coulée.
L’objectif de ce processus consiste à demeurer fidèle au concept initial, ce qui demande un travail exigeant et une main-d’œuvre abondante. Le critique de l’époque Augustus Bridle note : « Dans toutes ces étapes, le sculpteur doit à la fois conserver la poésie de son idée originale et parvenir à une expression plus complète et plus libre de celle-ci. Les lignes peu définies dans le petit modèle doivent ressortir dans le grand – et bien plus encore. » Ainsi Allward doit-il affiner ses dessins à mesure qu’il les met à l’échelle sans trop s’écarter du concept initialement établi dont on lui a confié la production.
D’ordinaire, un comité suit le travail d’Allward au cours des différentes étapes de création. Pour le Monument commémoratif de la guerre d’Afrique du Sud, 1904-1911, les membres du comité des plans et des dessins effectuent leur première visite officielle à son atelier en juillet 1906. C’est là qu’ils examinent la première des figures de taille réelle (la sculpture représentant le Canada) et donnent leur approbation sous réserve de modifications mineures. Ils inspectent et acceptent les deux soldats à la base du pylône en 1908 et 1909. Après les dernières retouches apportées aux trois figures, des versions en plâtre sont réalisées puis envoyées en pièces détachées à la Gorham Manufacturing Company de Providence, dans le Rhode Island, pour être coulées en bronze.
Pour le Monument à William Lyon Mackenzie, 1936-1940, un comité dirigé par l’architecte John Lyle travaille en étroite collaboration avec Allward, discutant ses dessins avant de visiter son atelier en avril 1937. Comme Lyle l’explique à son collègue Harry Orr McCurry, les travaux sont « arrivés à un stade où ce petit comité devrait se réunir à Toronto pour examiner la maquette réalisée par Allward et procéder à une inspection finale avant d’entreprendre tout autre travail ». Bien que les comités veillent au respect des objectifs initiaux d’un projet, ils s’avèrent souvent problématiques. Aussi Allward fait-il remarquer à un journaliste en 1922 : « J’ose dire que j’ai donné du fil à retordre aux comités. Évidemment, certains d’entre eux m’en ont donné [aussi]. Mais jamais ne m’ont manqué de sympathie certaines âmes compréhensives, alors les choses n’ont pas été trop difficiles. »
Dès le début de sa carrière, bénéficiant de ses connaissances en architecture et de sa renommée grandissante comme l’un des plus éminents sculpteurs canadiens, Allward s’implique dans tous les aspects de la conception d’une œuvre monumentale. Son contrat pour le Monument aux morts de Stratford, 1919-1922, par exemple, indique que la réalisation « [des] esquisses préliminaires [et de] l’ébauche tridimensionnelle acceptée, la préparation des dessins de travail pour le socle de granit et sa fondation, ainsi que la supervision générale des travaux de granit et […] de l’érection du groupe de bronzes » relèvent de ses fonctions. De plus, Allward donne souvent son opinion quant à l’emplacement d’un monument et au paysage environnant, conscient que le positionnement et le contexte contribuent à l’expérience du spectateur. Pour le projet de monument sur la Colline du Parlement à Ottawa dédié au roi Édouard VII et amorcé en 1912, il conçoit un mur derrière les figures afin que l’attention du spectateur se concentre sur celles-ci et non sur les bâtiments en pierre de l’arrière-plan. De même, pour le Monument aux morts de Peterborough, 1921-1929, Allward, en plus d’approuver le choix de Central Park – qu’il juge meilleur que tous les autres –, décide du cadre du monument, choisissant même les espèces d’arbres et de buissons qui serviront de toile de fond. Pour le Mémorial de Vimy, situé au sommet de la crête de Vimy et orienté à l’est, vers le soleil levant, l’artiste torontois va jusqu’à modifier la crête afin d’améliorer les lignes de vue et donner l’impression d’un monument surgissant véritablement du sol.
Le processus de fabrication des grands monuments est laborieux, d’autant plus qu’Allward travaille lentement et minutieusement. Les sculptures à figure unique, tel le Monument à John Graves Simcoe, 1901-1903, prennent généralement deux ans à réaliser. Allward travaille durant sept ans sur le Monument commémoratif de la guerre d’Afrique du Sud qui compte plusieurs figures, soit à partir de la soumission de sa proposition en 1904 et jusqu’à l’installation de l’œuvre finale en bronze en 1911. Le Mémorial de Vimy, le projet le plus ambitieux et le plus difficile d’Allward, nécessite de nombreuses années de travail : l’artiste fait ses premières esquisses en 1921 et se rend en Europe en 1922 pour commencer son travail sur le monument qu’il achève en 1936.
Au Canada, les commandes de sculptures sont rares et très compétitives, ce qui incite Allward à mener autant de projets que possible. Cependant, son succès croissant l’amène à travailler sur plusieurs sculptures simultanément. Lorsque son emploi du temps devient trop exigeant, et même s’il travaille généralement seul, Allward engage des assistants d’atelier. En 1908, il embauche le sculpteur Emanuel Hahn pour la réalisation du Monument commémoratif de la guerre d’Afrique du Sud. Hahn l’assistera jusqu’en 1912, contribuant également au Monument Baldwin-Lafontaine, 1908-1914, et au Monument commémoratif Bell, 1909-1917. Au milieu des années 1920, occupé à la réalisation des figures du Mémorial de Vimy dans son atelier londonien et à la gestion des problèmes liés au projet, Allward engage le sculpteur anglais Gilbert Bayes (1872-1953) pour terminer deux statues en bronze pour le Monument aux morts de Peterborough. Comme Hahn, Bayes est chargé de sculpter des figures grandeur nature à partir des modèles réduits d’Allward et de préparer des versions en plâtre pour le moulage.
La fonte en bronze
La plupart des sculptures d’Allward sont en bronze, un alliage composé de cuivre, de zinc et d’étain, qui a remplacé le marbre – matériau de prédilection de la sculpture du milieu du dix-neuvième siècle – pour ses avantages économiques et sa remarquable durabilité à l’extérieur. Ses sculptures constituent des œuvres uniques, dès lors fabriquées selon la méthode de fonte au sable, un procédé relativement simple et abordable permettant à la fonderie de reproduire très fidèlement les détails complexes de la maquette finale du sculpteur.
Dès son premier projet professionnel, une statue en bronze de la Paix pour le Monument à la rébellion du Nord-Ouest, 1894-1896, Allward recourt aux fonderies américaines pour le moulage du bronze. Au départ, il confie ses modèles à la Henry-Bonnard Bronze Company à New York ou à la Bureau Brothers à Philadelphie. Puis, pour les figures du Monument commémoratif de la guerre d’Afrique du Sud, 1904-1911, Allward se tourne vers la Gorham Manufacturing Company, située à Provincetown, Rhode Island, qui coulera également le Monument à John Sandfield Macdonald, 1907-1909, le Monument Baldwin-Lafontaine, 1908-1914, et le Monument commémoratif Bell, 1909-1917. En plus de bénéficier de la qualité de la production des fonderies américaines, l’artiste torontois profite du processus de reproduction pour observer de près le travail de certains des plus grands sculpteurs des États-Unis. Daniel Chester French (1850-1931) et Augustus Saint-Gaudens, par exemple, font eux aussi affaire avec la Henry-Bonnard et la Bureau Brothers pour couler nombre de leurs œuvres célèbres.
Ce n’est qu’au début des années 1920 qu’une fonderie canadienne, la Architectural Bronze and Iron Works, établie à Toronto, acquiert l’équipement et la compétence nécessaire pour couler des figures en bronze de grande envergure. Allward engage l’entreprise pour les figures représentant la Justice et la Vérité pour le monument au roi Édouard VII, projet débuté en 1912, et pour les deux autres prévues pour le Monument aux morts de Stratford, 1919-1922. Celles du Monument aux morts de Peterborough, 1921-1929, réalisées dans l’atelier londonien d’Allward, sont envoyées pour leur part à la Thames Ditton Foundry dans le Surrey, en Angleterre, unique occasion où l’artiste fait appel à une entreprise extérieure à l’Amérique du Nord pour le moulage du bronze.
Lorsqu’une sculpture est prête pour le moulage, Allward passe généralement plusieurs jours à la fonderie à observer le processus et superviser les travaux de finition, qui comprennent l’application d’une patine, opération consistant à chauffer la surface d’une pièce coulée et à y appliquer des solutions de sels et d’acides pour donner à l’œuvre un fini lustré et durable. Après l’application d’une couche de cire offrant une protection supplémentaire, on expédie le bronze vers sa destination finale.
Le taillage de la pierre
Bien que la plupart des sculptures réalisées par Allward soient en bronze, celui-ci travaille occasionnellement la pierre – le Mémorial de Vimy, 1921-1936, constitue en cela l’exemple le plus notable. Quel que soit le support, Allward développe toujours ses idées sur papier avant de réaliser une ébauche tridimensionnelle. Le principal avantage de la pierre par rapport au bronze tient dans la moins grande attention à accorder aux détails dans la version finale en plâtre, un aspect du travail qu’Allward peut dès lors confier à un tailleur.
Dans son atelier londonien du 16 Maida Vale, Allward fabrique des versions en cire grandeur nature des vingt statues du Mémorial de Vimy, tirées de croquis réalisés d’après modèles vivants. Ces figures sont ensuite moulées en plâtre et, après quelques retouches mineures, on les envoie sur le site de Vimy, où elles seront sculptées in situ à partir d’un seul et même grand bloc de pierre, et ce, sous la direction du maître sculpteur Luigi Rigamonti (1872-1953). Pour ce faire, et puisque les modèles en plâtre sont deux fois plus petits que leur reproduction en pierre, Rigamonti et ses assistants utilisent un instrument appelé pantographe pour réaliser les sculptures à l’échelle souhaitée. Avec cet appareil, les sculpteurs « mesurent les profondeurs relatives des différentes parties des figures en plâtre à l’aide d’une tige de mesure. En forant dans les blocs de pierre placés à côté des sculptures en plâtre à des profondeurs déterminées par une autre tige de mesure, ils sont capables de reproduire les dimensions du plâtre à deux fois l’échelle. » Rigamonti et ses assistants sculptent chaque figure ou groupe de figures, y compris celles conçues pour le sommet des deux pylônes, dans des enceintes temporaires spécialement construites pour leur permettre de travailler, peu importe les conditions météorologiques. Au total, les vingt figures du monument nécessiteront six années d’ouvrage.
Comme la plupart des sculpteurs de sa génération, Allward préfère le bronze à la pierre compte tenu de sa plus grande durabilité. Cependant, il choisit la pierre pour les figures du Mémorial de Vimy principalement pour des considérations esthétiques, puisqu’il vise l’harmonie de l’ensemble, et dans une moindre mesure, pour des raisons éthiques, par crainte qu’en bronze, elles ne soient un jour refondues pour servir de munitions lors d’un conflit armé. Le projet de Monument au roi Édouard VII, entrepris en 1912, qui comporte trois figures en bronze (Édouard VII et les représentations allégoriques de la Vérité et de la Justice) et une en pierre (la Paix, disposée à l’horizontale au-dessus du mur dressé derrière les sculptures en bronze) marque la seule fois où il combine dans un même monument des statues réalisées en différents matériaux.
L’ajout des inscriptions
Des inscriptions accompagnent souvent les monuments d’Allward, à commencer par celles qui figurent sur ses premières œuvres à Queen’s Park, à Toronto. L’une des principales préoccupations de l’artiste à l’égard des inscriptions dans le cadre de projets de monument de guerre tient dans la présentation des noms des défunts. Pour les Monuments aux morts de Stratford, 1919-1922, et de Peterborough, 1921-1929, par exemple, les noms des hommes et des femmes de la communauté tués lors de la Première Guerre mondiale ainsi que le texte central sont gravés dans les blocs du piédestal. Allward a convaincu les comités des deux monuments d’accepter l’ordre alphabétique, sans distinction de grade ou de service.
Pour le Mémorial de Vimy, 1921-1936, Allward conçoit le lettrage de l’inscription et choisit l’emplacement des noms des 11 285 soldats canadiens tués en France pendant la Première Guerre mondiale et restés sans lieu connu de sépulture. Comme les noms ne font pas partie de la conception originale d’Allward, la Commission impériale des sépultures militaires suggère de les disposer en colonnes perpendiculaires, un format adopté pour le Mémorial de la Porte de Menin à Ypres, en Belgique, où sont énumérés les 6 983 membres des troupes canadiennes tués en Belgique et dont les corps n’ont jamais été retrouvés. Allward rejette cette proposition, estimant qu’elle compromettrait la cohérence esthétique de son projet. Il propose plutôt une disposition horizontale avec des noms classés par ordre alphabétique de gauche à droite, gravés sur les murs inférieurs du mémorial. En adoptant cette disposition, Allward réaffirme par surcroît l’égalité de ceux et celles morts au combat. Le travail exigeant et méticuleux de la gravure sera confié au célèbre artiste et designer britannique Percy Delf Smith (1882-1948), dont la première tâche consistera à préparer des dessins à l’échelle et grandeur nature des noms et autres inscriptions. Il procédera ensuite à la gravure par sablage à l’aide de gabarits en caoutchouc fabriqués à partir de ses dessins. Pour Allward, les inscriptions sur ses monuments de guerre, dont celui de Vimy, font partie intégrante de son art, et représentent un moyen d’honorer toutes les vies sacrifiées pour le Canada.