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Pour créer ses objets culturels, Tim Whiten utilise des matériaux naturels, tels le bois, la pierre, le verre, le laiton, le fer, la feuille d’or, le talc, l’adobe, le tissu, le cuir, la fourrure, les cheveux, les os, les dents et la gomme à mâcher. Souvent temporels, ces matériaux sont sujets à la dégradation. Leurs qualités intrinsèques déterminent l’essence, la nature et la signification du travail de l’artiste. Outre ces propriétés et leur manipulation – par martelage, sculpture, moulage, combustion –, l’artiste tient compte des références historiques, culturelles et symboliques, du contexte de présentation ainsi que de l’impact de l’œuvre sur son public. Le résultat tient en un condensé fort évocateur de formes, de couleurs, de matériaux et de sens.

 

Dessin : des gestes ritualisés pour la création de marques

Tim Whiten, Untitled (Sans titre), 1972, graphite sur papier, 109 x 145 cm, collection privée.

Depuis le début des années 1970, Whiten pratique le dessin tous les jours. S’inspirant des actions rythmiques du corps, ses traits répétitifs évoquent les tâches banales de la vie quotidienne (laver le plancher, passer le balai) et l’acte fondamental de respirer (inspirer, expirer). D’une sensualité prononcée, ses surfaces tactiles enregistrent les gestes de frotter, d’effacer, de rouler et d’envelopper. Par exemple, le dessin au graphite, Untitled (Sans titre), 1972, révèle des traces laissées par le passage d’une gomme à effacer qui couvrent l’entière surface.

 

Les compositions de Whiten présentent un lexique d’expressions graphiques – écritures cursives, vibrations et notations musicales, constellations stellaires, symboles ésotériques, récitations et incantations – qui forment bien souvent un assemblage dense de marques. S’appuyant sur une sorte de diction spirituelle, son iconographie se métamorphose en méditations poétiques. Chaque œuvre possède une caractéristique liée à la durée d’une performance et une syntaxe qui incarne toute l’harmonie des gestes corporels, comme en témoigne sa série de 1981 Magic Gestures: Lites and Incantations (Gestes magiques : lumières et incantations).

 

Whiten exploite différents matériaux : graphite, fusain, peinture en aérosol, blanchiment au crayon, sutures et points. Ses œuvres sont imprégnées de jus de citron et d’autres fruits, de café, d’épices, comme le curcuma et l’essence de rose distillée, qui leur confèrent un arôme persistant et une présence somatique redoutable. Sa palette est composée de matériaux et de pigments de terre, notamment la poussière de brique rouge que ses ancêtres balayaient sur les seuils des maisons pour éloigner les mauvais esprits et qui compose le dessin His Presence Has Always Been Known to Me (Sa présence m’a toujours été familière), 1988. Il ajoute rarement de la couleur qui ne provient pas des matériaux naturels soumis aux variations des conditions ambiantes. Par exemple, dans sa récente série d’œuvres sur papier Saying His Name… (Dire son nom…), 2017, des rubans verticaux faits de hachures au crayon noir semblent changer de teinte en fonction de l’angle de perception. La saturation intense du graphite se déploie à travers le monochrome, faisant apparaître un spectre de couleurs.

 

Tim Whiten, His Presence Has Always Been Known to Me (Sa présence m’a toujours été familière), 1988, bâton de graphite, graphite et poussière de brique sur papier vélin, 127 x 97,8 cm, CU Art Museum, University of Colorado Boulder.
Tim Whiten, Saying His Name, At the Portal (Dire son nom, au portail), 2017, graphite sur papier Fabriano, 99,7 x 70 cm, avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Olga Korper Gallery, Toronto.

 

Whiten se sert de marques gestuelles pour faire appel aux facultés subtiles de la perception, à la fois chez lui et au sein du public. Abordant le dessin comme un enfant pourrait le faire, il suspend tout jugement artistique ou intellectuel. À l’instar des rituels mystiques qui seraient à l’origine des peintures rupestres paléolithiques de Lascaux, le dessin est un moyen d’accéder à d’autres mondes, une manière de franchir le portail vers un territoire nouveau et inconnu. Concernant les dessins de la série Constellation, 1991, qui faisaient partie de l’exposition Tribute: The Art of African Canadians (Hommage : l’art des Afro-Canadien·nes) présentée en 2005, la commissaire Pamela Edmonds fait observer ce qui suit : « Je me souviens d’avoir été stupéfaite par ces œuvres murales mystérieuses et énigmatiques qui semblaient appartenir à un autre monde tout en étant intimement humaines. Elles semblaient anciennes et pourtant très contemporaines. »

 

Les compositions dynamiques de Whiten, qui échappent à une lecture statique, refusent de se refermer sur elles-mêmes. Ses articulations complexes se dispersent et s’unissent, ordonnées par une pulsation rythmique innée, avant de monter en crescendo. La lumière captée à la surface du papier semble éphémère, transitoire. En tant que points lumineux, ils ponctuent le champ visuel, suggérant des épiphanies, des portails ou des ouvertures vers l’ineffable.

 

Tim Whiten, Untitled (Sans titre), 1973, graphite sur papier, 63,5 x 96,5 cm, Musée d’art de l’Université de Toronto.

 

 

Performance : des comportements ritualisés

Le rituel est traditionnellement considéré comme un acte de répétition ou de renouvellement qui est régi par une autorité religieuse et qui se conforme à une orthodoxie de règles et de comportements. L’intérêt de Whiten ne réside pas dans le rituel, mais dans les comportements ou les gestes ritualisés, la répétition consciente d’actes simples qui mènent à la compréhension humaine. Ces gestes n’ont pas besoin d’être importants; ils peuvent être élémentaires et concerner des expériences quotidiennes, de la respiration à la mastication de gomme. « C’est la reconnaissance de son importance qui compte », déclare l’artiste.

 

Irene Haupt, John Cage in Buffalo (John Cage à Buffalo), v.1987, épreuve à la gélatine argentique, 8,5 x 12,5 cm.

Le compositeur, musicien et philosophe d’avant-garde John Cage (1912-1992) a exercé une influence déterminante sur Whiten. La pratique de Cage a également stimulé le développement du mouvement Fluxus en Amérique du Nord, qui se concentre sur l’art dans les petits gestes répétitifs de la vie quotidienne. En raison de l’intérêt de Whiten pour le rituel, Cage l’invite à participer à sa performance, Lecture on the Weather (Conférence sur la météo), 1975, présentée en 1976 à la Albright-Knox Art Gallery de Buffalo, avec d’autres collaborateurs, James Tenney (1934-2006), George Manupelli (1931-2014), David Rosenboom (né en 1947) et Casey Sokol (né en 1948). Cage demande à chacun de fournir un texte, soit à lire, soit à chanter, en produisant simultanément sept voix différentes. Aucun des textes individuels n’est discernable; au contraire, lorsqu’on les écoute ensemble, ils ressemblent au chœur de percussions vocales rituel connu sous le nom de Kecak. Pour cette performance, Whiten s’est concentré sur sept voyelles différentes liées à la couleur pour explorer la façon dont les sons se manifestent sous forme de vibrations dans le monde physique.

 

Dans les années 1970 et 1980, Whiten réalise plusieurs grandes installations performatives. En 1977, il crée Morada pour Artpark à Lewiston, New York. Dans cette installation en plein air, il invite le public à se déplacer à travers une série de stations rituelles, en descendant et en remontant d’une pièce souterraine qui contient des éléments symboliques : vingt-deux crânes humains, une guirlande de cèdre, douze roses, des aiguilles de pin et du copal. Lors de sa performance rituelle Metamorphosis [Stage III] (Métamorphose [Étape III]), 1980, l’artiste revêt une peau d’ours et s’efforce ensuite de se libérer sans recourir à ses mains, un geste de renaissance et de transformation. Dans les présentations ultérieures de cette œuvre, Whiten exposera les preuves – les vestiges – de cet acte rituel.

 

En 1982, Whiten présente Matrix (Matrice), une performance combinant les éléments du feu et de l’eau, qui se déroule dans une grotte souterraine à Central Park, à New York. Whiten, vêtu de blanc, apparaît avec le visage à moitié noir et à moitié blanc, tandis que sa partenaire Julie Freeman, vêtue de noir, se tient à ses côtés, son visage présentant les couleurs inversées. Leurs mains gauche et droite sont liées par des cordes en un geste qui symbolise l’union des opposés. Alors que les artistes s’approchent d’une urne en adobe pour allumer un feu, une explosion simultanée se produit dans le ruisseau à l’extérieur de la grotte. En position couchée sur un grand autel de pierre, ils attendent que les flammes s’apaisent. Se levant ensemble, ils sortent ensuite de la grotte et traversent le ruisseau qui sépare la grotte de la terre. Deux crânes restent à leur place, témoins du processus rituel de transformation et de renouvellement.

 

Tim Whiten, Matrix (Matrice), 1982, installation et performance rituelle in situ avec crânes humains, explosion de feu et d’eau, dimensions variables, Art Across the Park, Central Park, New York.

 

 

Crâne humain : la présence et l’absence

Depuis les années 1970, le crâne humain occupe une place importante dans les installation performatives de Whiten, notamment dans Morada, 1977, et Matrice, 1982, ainsi que dans ses objets culturels. Par exemple, son exposition de 1976 à la Bau-Xi Gallery de Toronto comportait Ark (Arche), 1976, une œuvre composée de cinquante crânes humains exposés dans un grand panier. Dans des œuvres ultérieures, des crânes humains sont attachés à des objets sur roues : un bélier, comme dans Ram (Bélier), 1987, un chariot d’enfant, comme dans Canticle for Adrienne (Cantique pour Adrienne), 1989, et une roue de bicyclette, comme dans (Hearken to the Service of Emmanuel (Écoutez le service d’Emmanuel), 1990.

 

Tim Whiten, Ram (Bélier), 1987, crâne humain, bois, talc, colle blanche, roues de poussette, 36,8 x 274,3 x 30,5 cm, Art Gallery of Hamilton.

 

Le geste d’envelopper ou de couvrir des crânes humains est également courant dans la pratique de Whiten. Dans la série Descendants of Parsifal (Descendants de Parsifal), 1986, huit crânes humains sont recouverts de gomme à mâcher, de cuir, de talc et de colle, certains ayant des yeux de verre dans les orbites. Dans Rebis II (Union alchimique II), 2010, un crâne recouvert de cuir est placé dans un bateau en verre fixé au mur, tandis que dans Horus Negotiating the Waters (Horus négociant les eaux), 2017, un autre crâne, lui aussi recouvert de cuir, est suspendu à un hamac en tissu. Le cuir tendu sur les formes traduit ce qui est caché sous la surface : l’acte d’envelopper ou de couvrir est aussi dissimulateur que révélateur. Avant d’en venir aux crânes humains, l’artiste a suturé des pierres dans des revêtements de cuir, au début des années 1970, pour produire des formes à la fois visibles et invisibles, présentes et absentes.

 

Tim Whiten, Reliquaire, 2012, verre cristallin fabriqué à la main, crâne humain, feuille d’or, 47 x 40,6 x 30,5 cm, avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Olga Korper Gallery, Toronto.
Harmen Steenwijck, Nature morte : une allégorie des vanités de la vie humaine, v.1640, huile sur panneau de chêne, 39,2 x 50,7 cm, National Gallery, Londres.

Historiquement, le crâne humain appartient à l’iconographie de la vanité. Sa représentation, qu’on nomme memento mori, rappelle le caractère éphémère de la vie. Pour Whiten, le crâne symbolise la vie, la mort, la potentialité, la transformation et la transcendance. Il est le réceptacle de la connaissance, le siège de la mémoire psychique et la base d’où nous jaillissons. Il possède à la fois des énergies résiduelles et des lignées ancestrales grâce à l’ADN qu’il contient et qui est aussi présent dans la gomme à mâcher, les cheveux ou les os humains. Pour l’artiste, le crâne évoque également les tombes d’ossements en Afrique centrale et les cimetières des communautés noires du sud des États-Unis. Dans la lignée de cette activité rituelle afro-américaine, la descendance des personnes noires réduites en esclavage qui vivaient dans sa ville natale du Michigan ont construit un cimetière pour animaux dans les bois près de sa maison d’enfance. Sa mère étant bouchère, les ossements étaient monnaie courante dans l’environnement familial de l’artiste.

 

Les choix artistiques de Whiten ont été façonnés par d’autres influences précoces, notamment un personnage de bande dessinée de sa jeunesse. « Le Fantôme, le superhéros populaire de Lee Falk, utilisait la marque du crâne pour déjouer psychologiquement ses ennemis, se souvient l’artiste. Il habitait une grotte en forme de crâne, s’asseyait sur un trône de pierre dont la partie supérieure de l’accoudoir était ornée d’un crâne et portait une bague en forme de crâne humain. » Ces premières impressions donnent naissance à Siege Perilous (Siège périlleux), 1988. Dans cette œuvre sculpturale, un trône en bois blanc, avec un crâne humain fixé sur chaque accoudoir, désigne le siège de la table du roi Arthur qui est réservé au chevalier en quête du Saint Graal, celui qui fait les sacrifices nécessaires dans sa recherche ardue de la connaissance de soi. « Chaque pièce comportant une tête de mort est un symbole de sacrifice », fait remarquer l’artiste.

 

Tim Whiten, Siege Perilous (Siège périlleux), 1988, crânes humains, bois, talc, colle blanche, 86,4 x 101,6 x 101,6 cm, Art Gallery of Hamilton.

 

 

Miroir : dissimuler et révéler

Au début des années 1990, Whiten commence à produire des œuvres tridimensionnelles en se servant de miroirs comme métaphores de la nature de la conscience humaine. Dans les œuvres telles que Vault (Voûte), 1993, Draw (Tirage), 1993, Courting the Caliph’s Daughter (Courtiser la fille du calife), 1993, et Snare (Piège), 1996, les miroirs captent intentionnellement le reflet de la personne spectatrice, en totalité ou en partie. Cette dernière se trouve ainsi impliquée dans l’œuvre. Les miroirs chez Whiten font référence aux traditions mystiques dans lesquelles l’âme est considérée comme un miroir intérieur, un cœur ou un organe de perception. Recevoir et refléter la lumière divine nécessite ainsi des rituels répétitifs de nettoyage, de polissage et de purification. En outre, comme le fait remarquer l’historien de l’art Robert Farris Thompson, Whiten s’inspire de la croyance kongolaise voulant que le miroir puisse servir de portail vers un autre monde, de médiateur entre le visible et l’invisible.

 

Tim Whiten, Snare (Piège), 1996, caisse en bois, miroir, 124,5 x 81 x 157,5 cm, Ville de Toronto/Collection MOCCA.

 

Adoptant les pitreries du filou de la mythologie, Whiten exploite la contradiction, la subversion et l’humour pour déstabiliser les schémas habituels de pensée et de perception. Reflétée dans les plans en miroir de Victor (Vainqueur) et de Voûte, l’image de nous-mêmes est obstruée, notre regard est gêné. Son œuvre Piège, une caisse en bois tapissée de miroirs, invite au retrait dans son espace intérieur où la réflexion est infinie. Une fois la porte du pont-levis relevée, notre vision se perd dans ce conteneur à miroirs. Tirage, le kart à surface miroir conçu par Whiten, ne possède que des roues arrière et aucun moyen visible de se diriger. Sa mobilité implicite est réduite, tout comme celle de l’unicycle simplifié Clycieun, 1991.

 

Dans Courtiser la fille du calife, Whiten présente une table de billard dont le dessus en miroir reflète le plafond. Aucune poche n’est visible. Le périmètre intérieur de la table est plutôt tapissé de cheveux humains. La surface de jeu accueille une seule boule rouge en pierre et une queue de billard d’une longueur de 1,83 mètre. Les conditions habituelles du jeu sont absentes, ce qui déstabilise nos attentes. La fonction de la table échappe à la logique. L’artiste nous demande de mettre en suspens les opérations rationnelles de notre esprit et de rester dans le paradoxe, ce qui permet la coexistence de la disparité entre la forme et la fonction. Faire la cour à la fille du calife, c’est rechercher une union menant à un ordre supérieur; c’est une quête qui requiert des facultés de perception différentes pour prendre les rênes.

 

Tim Whiten, Courting the Caliph’s Daughter (Courtiser la fille du calife), 1993, bois, miroir, pierre, cheveux humains, 165,1 x 83,8 x 86,4 cm, avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Olga Korper Gallery, Toronto.
Tim Whiten, Draw (Tirage), 1993, miroir sur bois, caoutchouc, 66 x 53,3 x 182,9 cm, Tom Thomson Art Gallery, Owen Sound, Ontario.

 

Le principe du miroir est présent dans toutes les œuvres de Whiten. Ses œuvres sont en fait des miroirs. « Je pense que mon travail est une réponse continue à ma présence dans le monde, le résultat d’un principe actif d’autoréflexion », écrit l’artiste. Il considère la conscience comme le miroir de la réalité qui naîtrait de l’acte de réflexion.

 

 

Œuvres en verre : les conditions de la lumière

En 1983, Whiten dirige une série d’ateliers de design destinés aux étudiant·es du programme de verrerie du Sheridan College à Oakville. En échange, il peut utiliser leurs installations grâce au soutien de leurs spécialistes du verre, Peter Kehoe et Daniel Crichton. Avec l’aide de technicien·nes et de maîtres verrier·ères, tels Libor Furbacher et Alfred Engerer, Whiten a depuis lors produit un vaste ensemble d’œuvres en verre. Les propriétés physiques inhérentes du verre en font un matériau intéressant en sculpture : il est polyvalent, emprunte de nombreuses couleurs, formes et états (de liquide à solide), en plus de transmettre la lumière à des degrés divers.

 

Tim Whiten travaillant sur Arisearose (Surgit une rose), 2017, photographie de Margherita Matera.
Tim Whiten, Who-Man/Amen (Qui-Homme/Amen), 2015, verre cristallin travaillé à la main, techniques mixtes avec squelette humain, 40,6 x 163,8 x 66 cm, Tom Thomson Art Gallery, Owen Sound, Ontario.

 

La transformation d’objets du quotidien s’inscrit pleinement dans l’œuvre de Whiten. Bien que chaque objet s’apparente à son prototype utilitaire sur le plan de la taille, de la forme et de l’action implicite, sa constitution matérielle, sa fonction et sa résonance symbolique sont radicalement modifiées. Une série d’objets en verre reproduit les contours des outils à main ordinaires qu’employaient ses parents pour accomplir leurs tâches quotidiennes. De taille humaine, ils assurent un continuum entre l’expérience vécue sur le plan physique et le monde spirituel.

 

One, One, One (Un, un, un), 2002, une réplique grandeur nature d’un balai de paille avec un long manche en bois, rappelle le travail de sa mère comme domestique dans le Michigan. L’objet apposé au mur, telle une apparition fantomatique, évoque les processus rituels de purification et de nettoyage spirituel. Pour sa fabrication – la transformation par le feu – il a fallu brûler les matériaux organiques originaux lors du processus de moulage, ne laissant que cette coquille évanescente.

 

Mary’s Permeating Sign (Le signe de l’influence de Mary), 2006, rend également hommage à la mère de l’artiste. Dans cette œuvre, une reproduction en verre moulé au jet de sable d’un rouleau à pâtisserie en bois, que son père avait fabriqué pour sa mère en guise de cadeau de mariage, est posée sur un coussin en dentelle. Des chiffres dérivés de sa date de naissance – le 26 novembre 1914 – sont inscrits dans un « carré magique ». Pour Whiten, le rouleau à pâtisserie célèbre l’importance du partage de la nourriture dans les familles afro-américaines et l’amour qui accompagne ce travail. D’un point de vue personnel, il commémore la vie de sa mère, « car son empreinte se perpétue dans l’ADN et la mémoire des générations futures ».

 

Tim Whiten, T After Tom [Pick Axe] (T après Tom [Pioche]), 2010, verre en cristal coulé, 88,9 x 53,3 x 7 cm, Tom Thomson Art Gallery, Owen Sound, Ontario.
Tim Whiten, T After Tom: Phase II [Divider] (T après Tom : étape II [Compas à pointes sèches]), 2006, verre gravé à la main et laiton, 89 x 26 x 1,5 cm, Banque d’art du Conseil des arts du Canada, Ottawa.

De même, T After Tom (T après Tom), 2002, rend hommage au père de l’artiste, charpentier, poseur de briques et maçon. Construite en verre, l’œuvre constitue un mur partiel en briques et une série d’outils : une équerre de charpentier, un niveau et un fil à plomb (une bêche, un diviseur et une pioche ont été ajoutés par la suite). Les instruments spectraux de Whiten ont été inspirés par un rêve dans lequel le père de l’artiste lui est apparu en disant : « N’oublie pas de prendre soin des outils, Tim. » Ce sont les outils symboliques nécessaires à la construction du temple intérieur et à l’établissement d’une base spirituelle solide.

 

« Les outils sont la voie pour matérialiser les choses, fait remarquer Whiten. Ils deviennent le moyen par lequel nous pouvons faire passer les choses d’une idée à une réalité physique. Ils sont presque un moyen de transcendance. » Les jouets sont des outils. Comme dans le récit qui a inspiré son cheval à bascule en verre bleu, Lucky, Lucky, Lucky (Chanceux, chanceux, chanceux), 2010, Whiten observe que « lorsque les enfants s’amusent avec des jouets, ils accèdent à un autre monde ». Entre les mains de l’artiste, des objets ordinaires en bois, en métal ou en paille transformés en verre acquièrent une dimension supérieure. Chacun devient une technologie subtile à vocation spirituelle, de la même manière que le corps devient l’outil de l’âme.

 

La vision ritualiste de Whiten transforme également les objets de dévotion religieuse. Rappelant l’éducation baptiste de l’artiste ainsi que les systèmes de croyances d’autres cultures, ses œuvres en verre tracent les contours d’objets sacrés, tels des autels, des reliquaires, des cercueils, des tapis de prière et des manuscrits enluminés. Par exemple, Book of Light: Containing Poetry from the Heart of God (Le livre de la lumière avec des poèmes du cœur de Dieu), 2016, comprend un grand livre en verre posé sur un lutrin en bois, dont les pages ouvertes révèlent des dessins brûlés et déchirés. Allusion aux écritures sacrées, ce livre est fixe; il est impossible de tourner ses pages ou de lire ses phrases. En l’absence de code, une interprétation textuelle reste impossible. Nous devons plutôt trouver comment « lire » la lumière. « On regarde le livre à moitié transparent, à moitié givré, en s’interrogeant sur son contenu qui, comme tant d’autres œuvres de Tim, nous invite à pénétrer dans un autre monde. Tout dans Book of Light (Le livre de la lumière) – le choix des matériaux, la forme et les proportions du support et de son contenu, ce que l’on peut voir et ce que l’on doit imaginer – se combine pour nous emmener dans un royaume que Tim connaît bien et où il nous conduit », fait remarquer l’artiste Vera Frenkel (née en 1938), une collègue de longue date de Whiten.

 

Tim Whiten, Book of Light: Containing Poetry from the Heart of God (Le livre de la lumière avec des poèmes du cœur de Dieu), 2016, verre cristallin fabriqué à la main, dessins (café et crayon sur papier fait main), bois (chêne), 119,4 x 71,1 x 38,1 cm, avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Olga Korper Gallery, Toronto.

 

Pour Whiten, le verre n’incarne pas seulement les conditions de la perception. C’est un matériau transcendantal qui sert de médiateur entre le visible et l’invisible, et qui permet de passer d’un monde à l’autre. L’un des versets préférés de l’artiste, tiré du Coran (24:35), décrit le verre comme un récipient pour l’illumination divine : « Allah est la Lumière des cieux et de la terre. Sa lumière est semblable à une niche où se trouve une lampe. La lampe est dans un (récipient de) cristal et celui-ci ressemble à un astre de grand éclat; son combustible vient d’un arbre béni: un olivier ni oriental ni occidental dont l’huile semble éclairer sans même que le feu la touche. Lumière sur lumière. Allah guide vers Sa lumière qui Il veut. Et Allah propose aux hommes des paraboles et Allah est Omniscient. »

 

 

Conditions matérielles de l’être

Je cherche à exprimer notre présence dans le monde comme une série de passages, et la mortalité comme un seuil. Je cherche à donner forme à des moments transcendants en traçant le contour de l’ineffable.

—Tim Whiten

 

Tim Whiten, Cosmos, 1983, verre coulé, 24 x 11,4 x 21,6 cm, avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Olga Korper Gallery, Toronto.
Tim Whiten, Perceval, 2013, verre en cristal de plomb, 17,8 x 15,2 x 22,9 cm, Tom Thomson Art Gallery, Owen Sound, Ontario.

Les questions relatives à la nature de l’existence et à la conscience humaine sont au cœur de la pratique artistique de Whiten et se reflètent dans l’évolution de ses choix de matériaux. En 1983, il crée son premier crâne en verre, Cosmos. Trente ans plus tard, il réalise Perceval, 2013, un crâne en verre rosé qui réunit deux images durables : la rose, emblème de la passion spirituelle, et le crâne humain, qui symbolise la potentialité. Bien que le crâne soit anonyme, le titre de l’œuvre le désigne comme une représentation du chevalier arthurien en quête du Saint Graal; il peut également être considéré comme un autoportrait de l’artiste. La translucidité de l’objet résultant de sa conception en verre dénote une ouverture à la présence d’un « Autre » lumineux et transcendant.

 

Le travail de planification de Whiten est exhaustif, avec un souci critique et constant, associé à une stricte austérité du geste et de l’inflexion. L’assistante technique de Whiten, Srebrenka Bogović l’atteste : « L’approche de Tim privilégie le résultat final par rapport aux moyens utilisés pour y parvenir. C’est particulièrement évident dans ses pièces tridimensionnelles où la planification et les efforts considérables déployés pour créer un objet parfait porteur d’un message complexe sont dissimulés. Une telle entreprise permet à son art de ne pas être admiré pour ses prouesses techniques, mais exige au contraire un engagement spirituel, perceptuel et philosophique. Le choix de matériaux qui ne pardonnent pas contribue également aux réactions émotionnelles complexes du public. » L’artiste Bonnie Devine (née en 1952) souligne d’ailleurs que Whiten « est toujours conscient des limites et de la capacité des choses, s’interrogeant sur ce que le matériau peut offrir ».

 

Puisant dans un riche répertoire d’images et de récits archétypaux, Whiten transforme des matériaux du quotidien en objets symboliques au rendu exquis, renouant ainsi avec la fonction rituelle de l’art. Ses recherches artistiques et spirituelles sont intimement liées : ses procédés techniques s’ouvrent vers sa pratique spirituelle alors que sa pratique spirituelle constitue son processus technique. Pour lui, « [f]aire de l’art n’est pas une vocation, c’est une façon d’être, une vocation spirituelle. C’est un engagement envers la Vie, la vraie Vie ».

 

Depuis cinquante ans, les différentes étapes de la production artistique de Whiten, reflétées dans ses choix de matériaux, peuvent être lues comme le témoignage de son propre cheminement spirituel. De l’opacité des restes humains à la translucidité du verre, ses choix de matériaux tracent un passage spirituel de la chair à l’esprit, de l’obscurité à la lumière, du fini à l’infini – un parcours de transformation qu’il éclaire pour le public. Dans un texte sur sa démarche artistique datant de 1980, Whiten écrit : « Dans son aspect matériel, l’œuvre existe en tant que “signes” marquant un chemin emprunté par son autrice ou son auteur, qui parfois se révèle correspondre très clairement à celui parcouru par d’autres. Dans d’autres cas cependant, il semble s’agir des notations d’un territoire inconnu, moins fréquenté, et donc plus difficile à définir et à lire. » En fin de compte, ses objets culturels fonctionnent comme des outils spirituels destinés à transformer à la fois la personne qui les fabrique et son public. « L’œuvre porte sur ce que nous pouvons devenir », fait remarquer l’artiste.

 

Tim Whiten, 2001, photographie de Jaroslaw Rodycz.
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