Inspiré par ses voyages, William Brymner peint de tout, des paysages canadiens aux canaux de Venise. Ses toiles des montagnes Rocheuses et du Québec rural contribuent aux notions d’identité canadienne tandis qu’il s’efforce de promouvoir l’intégration du Canada dans la communauté artistique internationale. Pour le peintre et ses pairs, il importe de développer un langage artistique typiquement canadien, mais l’espace dans lequel ils le montrent au monde l’est tout autant. Brymner gagne l’estime de la critique tout en enseignant à la Art Association of Montreal pendant plus de trente ans, où il est une source d’inspiration pour ses nombreux étudiants. Comme le fait remarquer Clarence Gagnon, « si Brymner ne peut vous enseigner, personne ne va y arriver. »
Tourné vers l’étranger
Pendant toute sa vie et sa carrière, William Brymner croit que la visite de l’Europe est importante pour son développement professionnel et artistique. Il voit l’Europe continentale (et Paris en particulier) comme le centre du monde de l’art occidental, forte de ses nombreuses écoles d’art, ses musées, ses expositions et ses communautés artistiques. Il est également conscient que de nombreux collectionneurs canadiens préfèrent les œuvres européennes à celles des artistes de leur propre pays et qu’ils, tout comme les critiques, admirent les artistes qui comprennent les traditions artistiques européennes. Plusieurs de ses contemporains canadiens cherchent également de l’inspiration à l’étranger. Bien que certains d’entre eux étudient aux États-Unis (où de nombreux artistes et collectionneurs se tournent également vers l’Europe), ce n’est pas le cas de Brymner. Plus tard dans sa vie, il encourage ses étudiants à étudier en Europe, il leur enseigne et discute avec eux de l’art moderne européen.
Aujourd’hui, le Paris de la fin du dix-neuvième siècle est étroitement associé au mouvement impressionniste, mais Brymner se rend en Europe pour y étudier la tradition académique, une approche qui exige de l’artiste qu’il apprenne à représenter les formes de manière naturaliste plutôt que d’évoquer les impressions ressenties devant une scène. Les deux méthodes ne pourraient être plus différentes : comme le fait remarquer Tobi Bruce, « le système d’enseignement qui attire les artistes [comme Brymner] à Paris est absolument à l’opposé de l’impressionnisme. » Brymner finit par s’intéresser à l’impressionnisme, comme il s’intéresse à une gamme extraordinaire d’œuvres, des sculptures médiévales aux productions des artistes contemporains. Mais il n’est pas attiré par l’Europe pour un style spécifique d’art moderne; il est plutôt attiré par les grands maîtres, admirant des peintres tels que Paolo Véronèse (1528-1588) et Titien (v.1488-1576). En tant qu’artiste à maturité, Brymner ne croit pas à l’imitation d’une école d’art particulière. Au contraire, il s’engage dans un apprentissage intensif et continu et il s’inspire des idées d’autres artistes plutôt que de leurs manières.
Outre ses premières études à Paris, le peintre fait de nombreux voyages en Europe continentale. Les raisons de ses visites sont évoquées dans une critique publiée dans le Globe de Toronto en 1892 et écrite par les poètes canadiens Archibald Lampman et Duncan Campbell Scott qui affirment que « dans un pays comme le Canada, où nous n’avons pratiquement pas de grands tableaux disponibles et aucun artiste résident éminent, le jeune peintre […] doit aller à l’étranger; il doit chercher dans les ateliers et les galeries d’Europe l’aperçu pratique qu’il ne pourrait jamais obtenir chez lui. » Plus loin, dans la même critique du Globe, les auteurs identifient Brymner comme l’un des artistes canadiens « qui a eu l’avantage des écoles [françaises]. » De plus, ils font l’éloge de A Wreath of Flowers (Une gerbe de fleurs), 1884, sans doute parce que l’artiste y représente minutieusement des figures de petites filles, ce qui met en évidence sa formation académique française.
Mais Brymner ne voyage pas en Europe que pour son éducation. Il est bien conscient que le fait d’y travailler façonne sa réputation publique. Ses voyages sont déterminants pour son identité d’artiste cosmopolite à Montréal. Ainsi, son tableau Border of the Forest of Fontainebleau (Au bord de la forêt de Fontainebleau), 1885, fait allusion à l’école de Barbizon, un groupe d’artistes français dont les œuvres sont populaires auprès des collectionneurs nord-américains à la fin du dix-neuvième siècle. Pour Brymner, voyager en Europe est non seulement un investissement professionnel, car ses mécènes voient dans son expérience le signe d’un jugement artistique éclairé et sophistiqué, mais c’est aussi un plaisir. Dans une lettre écrite à son ami Kenneth Macpherson (1861-1916) depuis Martigues en 1908, l’artiste remarque : « La beauté de la chose est en partie qu’il y a eu tant de générations de peintres ici que […] ils ont un respect extraordinaire pour quiconque possède une boîte de peinture. »
Les multiples voyages de Brymner lui permettent de créer de nombreuses œuvres dépeignant des sujets connus pour être européens. L’une des premières peintures qu’il expose au Canada s’intitule With Dolly at the Sabot-makers (Avec Dolly chez le sabotier), 1883. Celle-ci est rapidement reconnue pour son sujet français en même temps qu’elle est la première des œuvres du peintre à faire l’objet d’une acquisition par le Musée des beaux-arts du Canada (MBAC). Au cours des années suivantes, Brymner visite la France, l’Irlande, les Pays-Bas ainsi que l’Italie et il crée des œuvres d’art nourries par ses voyages. Par exemple, son tableau Ruin of a Church (Église en ruine), 1891, représente les ruines de l’abbaye de Muckross à Killarney, et In County Cork, Ireland (Dans le comté de Cork, en Irlande), 1892, dépeint un village irlandais.
Chaque fois que William Brymner écrit ou donne des conférences sur l’art, il puise dans ses expériences européennes qui sont essentielles aux réflexions qu’il partage. Au cours de ses pérégrinations, il visite les sites les plus célèbres d’Europe, de la Tour Eiffel aux canaux de Venise, avec le talent de l’artiste pour l’analyse visuelle : « La couleur générale de Venise est un gris rose qui se mêle à toutes sortes d’autres gris, et à de vieux verts et jaunes délavés. Ces couleurs éclairées par le soleil de fin d’après-midi et réfléchies […] forment une merveilleuse harmonie. »
Ses autres conférences, sur le dessin et l’impressionnisme, ainsi que son article « Progress in Art », publié dans le University Magazine en avril 1907, sont chargés de références aux artistes européens et à ses expériences sensorielles devant leurs œuvres. Par exemple, Brymner fait un effort particulier pour voir les œuvres de Frans Hals (v.1582-1666), relatant à son père dans une lettre que les peintures du musée de Haarlem « valent la peine d’être vues de près ». Il admire l’utilisation des couleurs et la vitalité de l’œuvre de Hals, notant que les portraits sont « peints de la manière la plus directe [qu’il ait] jamais vue ». Il cite plus tard l’œuvre de Hals dans son cours de dessin, tout en enseignant les grands maîtres à ses étudiants et en démontrant l’étendue de son expertise. La profondeur de son engagement dans ses voyages à l’étranger montre qu’il croit sincèrement à l’importance de ces études, même s’il sait aussi que ses conférences et ses écrits sur l’art européen consolident sa réputation.
Rencontres avec les communautés autochtones de l’Ouest canadien
Le début de la carrière de William Brymner coïncide avec des changements et des violences sans précédent dans l’Ouest canadien. Il se rend dans la région pour la première fois en 1886, voyageant sur le tout nouveau Chemin de fer Canadien Pacifique (CFCP). À l’époque, les frontières de l’Ouest canadien sont très différentes. La Saskatchewan et l’Alberta ne deviennent des provinces qu’en 1905. Lorsque le peintre y effectue son voyage de 1886, ces terres font partie des Territoires du Nord-Ouest. Aussi, la gouvernance de toute la région, y compris le Manitoba, est transformée par des traités numérotés conclus avec les peuples autochtones. Les traités no 1 à no 7 sont signés entre 1871 et 1877 et créent un système de réserves (une adhésion décisive au traité no 6 a été signée en 1882). Après la Résistance du Nord-Ouest de 1885, au cours de laquelle les forces du gouvernement canadien ont combattu les Métis, l’intérêt pour le contrôle des Premières Nations s’intensifie, car la région attire un nombre croissant de colons. En 1886, le gouvernement fédéral tente de forcer les Autochtones à s’installer dans les réserves pour, ainsi, les assimiler.
Brymner est mis au courant de ces événements de plusieurs façons. En plus de ce qu’il apprend par les journaux, son père est archiviste pour le gouvernement fédéral et son frère est dans la police montée du Nord-Ouest pendant la Résistance de 1885. Son voyage dans l’Ouest en 1886 le met en contact direct avec les membres des Premières Nations. (Bien qu’il y ait de nombreuses communautés autochtones dans l’est du Canada, il n’existe aucune preuve que le peintre les ait côtoyées). Il rencontre vraisemblablement des membres de différentes nations. Il séjourne dans la réserve de la nation Siksika près de Gleichen (aujourd’hui en Alberta) pendant plus d’un mois, où on compte des visiteurs cris (Nehiyawak) à l’époque. Plus tard dans son voyage, il rencontre peut-être aussi des membres de communautés autochtones de Colombie-Britannique.
En 1909, Brymner écrit un compte-rendu détaillé de sa visite à son ami Edmund Morris (1871-1913), un artiste qui s’intéresse passionnément aux peuples autochtones et à l’histoire. La lettre révèle à quel point le peintre s’implique dans la communauté Siksika lors de sa visite. Pendant son séjour, Pihtokahanapiwiyin rend visite à son père adoptif, Isapo-Muxika (les deux hommes sont alors connus respectivement sous les noms de Poundmaker et Crowfoot dans les médias canadiens). Pihtokahanapiwiyin est l’une des figures les plus influentes de l’époque et un négociateur clé du Traité no 6. Au lendemain de la Résistance du Nord-Ouest, le gouvernement fédéral l’accuse de soutenir Louis Riel, le chef du soulèvement, et le condamne pour trahison. Pihtokahanapiwiyin est exonéré de ces accusations en mai 2019. En fait, il est plutôt intervenu pour empêcher les guerriers autochtones de poursuivre les soldats canadiens et il est aujourd’hui considéré comme un artisan de la paix. Après un emprisonnement de neuf mois, il est libéré en mars 1886 en raison de problèmes de santé. Il meurt lors de sa visite à Isapo-Muxika. Brymner ne rencontre pas le grand homme, mais il demande aux autorités gouvernementales canadiennes (sans doute à Magnus Begg, l’agent des Indiens local) la permission d’assister à son enterrement. Non seulement il assiste à la cérémonie, mais il participe également aux préparatifs de l’enterrement et de l’inhumation. Il n’y est pas invité, mais il connaît vraisemblablement la renommée de Pihtokahanapiwiyin et il est manifestement curieux.
Bien que le nombre total de peintures de Brymner consacrées à un sujet autochtone soit inconnu et que certaines de ces œuvres soient impossibles à retracer aujourd’hui, on sait qu’il a peint des études de têtes à l’effigie des membres de communauté autochtones, notamment Blackfoot Chief (Chef Pieds-Noirs), v.1888 ou 1906. Sans doute destiné à imiter les portraits d’inspiration ethnographique d’artistes tels que George Catlin (1796-1872) et Paul Kane (1810-1871), ce type d’œuvres, estime-t-on aujourd’hui, contribue à alimenter les stéréotypes. Toutefois, parmi les œuvres de Brymner qui représentent un sujet autochtone, Giving Out Rations to the Blackfoot Indians, NWT (Distribution de rations aux Pieds-Noirs, T.N.-O.) et Yale in the Morning, B.C. [Fraser Canyon] (Yale, le matin, C.-B. [canyon du Fraser]), toutes deux de 1886, ressortent du lot par leur complexité, l’intégration d’éléments contemporains et l’absence d’éléments stéréotypés dans leur composition. On ignore si ces œuvres sont une critique politique précise, mais il est évident que le peintre est conscient que son sujet soulève les passions.
Lors de sa visite à la nation Siksika, Brymner peint Distribution de rations aux Pieds-Noirs, T.N.-O., 1886, une scène montrant la distribution de rations alimentaires. Cette représentation de la violence coloniale moderne rejette toute vision romancée du passé. Plus tard, lors de son voyage à Yale, en Colombie-Britannique, il visite la All Hallows School, une institution que les missionnaires anglicans ont créée en 1884 dans le but d’éduquer et de convertir les jeunes filles autochtones. En 1886, l’école fonctionne comme une sorte de pensionnat et, au moment de la visite de l’artiste, l’évêque commence à solliciter l’aide du gouvernement; un accord sera d’ailleurs conclu en juin 1888. Brymner représente des religieuses et des élèves au centre de son œuvre de 1886, Yale, le matin, C.-B. [canyon du Fraser]. Les figures y sont petites, mais les habits religieux sont reconnaissables, ce qui indique que le peintre veut que cette scène soit vue comme étant contemporaine. Il s’agit d’une peinture qui documente l’un des premiers moments du développement du système canadien des pensionnats indiens.
Dans l’ensemble, les expériences et les toiles de William Brymner sont différentes de ce que l’on pourrait attendre d’un artiste colonial œuvrant dans l’Ouest canadien au dix-neuvième siècle. Ses peintures s’inspirent de l’ethnographie et d’un intérêt pour les scènes réalistes, alors que d’autres artistes coloniaux de la même époque sont reconnus pour romancer les sujets autochtones dans leurs œuvres. Paul Kane, par exemple, passe à l’histoire pour ses compositions inspirées par l’ethnographie mais aussi pour ses scènes spectaculaires comportant des paysages saisissants et des représentations idéalisées des Autochtones, comme dans The Man That Always Rides, Blackfoot (L’homme à cheval, Pied-Noir), v.1849-1856, et The Constant Sky, Saulteaux (Ciel constant, Saulteaux), v.1849-1856. Ces images du Canada du dix-neuvième siècle, qui ne reconnaissent généralement pas la violence du colonialisme, sont remises en question par plusieurs artistes autochtones contemporains, dont Carl Beam (1943-2005) et Jane Ash Poitras (née en 1951). Par exemple, dans son œuvre Buffalo Seed (Graine de bison), 2004, Poitras intègre un large éventail d’images (dont une, romancée, d’une chasse au bison) pour aborder le massacre de cet animal et son impact dévastateur pour les peuples autochtones. Les peintures canadiennes du dix-neuvième et du début du vingtième siècle qui minimisent (et souvent effacent) l’oppression brutale des peuples autochtones ont également été remises en question par des écrits critiques.
Brymner connaît les images romancées de l’Ouest canadien, mais, contrairement à beaucoup de ses contemporains, il a été témoin de l’impact du colonialisme sur les peuples autochtones de cette région. Plutôt que d’adopter une vision romantique, il choisit d’aborder l’inhumanité du colonialisme en représentant des scènes réalistes dans des peintures créées à un moment charnière de sa carrière. De retour à Montréal, il revient rarement sur ces sujets. Bien qu’il ne semble pas avoir été profondément troublé, il garde un vif souvenir des événements de 1886, tel qu’il le décrit dans sa lettre à Edmund Morris plus de vingt ans plus tard, révélant ainsi que ses souvenirs sont durables.
Peindre les Rocheuses
Dans les années 1880, le Chemin de fer Canadien Pacifique (CFCP) commence à promouvoir les montagnes Rocheuses comme un paysage canadien unique et une attraction touristique nationale. Dans le cadre de ces efforts, le directeur général du CFCP, William van Horne, souhaite que les paysages des montagnes soient présentés dans des expositions d’art canadien. Non seulement le CFCP soutient-il l’exposition de ces peintures, mais il les adapte pour en faire des images promotionnelles et des livrets souvenirs. Van Horne choisit de travailler avec des artistes prestigieux. Lucius O’Brien (1832-1899), alors président de l’Académie royale des arts du Canada (ARC), est l’un des premiers à qui il passe une commande : Kicking Horse Pass [about 5000 ft] (Le col Kicking Horse [environ 5000 pi]), 1887, dépeint un paysage de montagne spectaculaire avec un train en plein centre. Brymner fait la connaissance de Van Horne en 1889. Celui-ci l’assure qu’il peut « avoir un col [ferroviaire] vers le Pacifique quand bon [lui] semble. » Au début des années 1890, Brymner se rend dans l’Ouest du Canada pour créer des œuvres pour le CFCP. À l’époque, il a pris connaissance des paysages que des artistes tels que O’Brien ont créés et il se sent en compétition avec eux.
En 1892, le Montreal Gazette rapporte que le CFCP a commandé à William Brymner des œuvres dépeignant les Rocheuses pour « l’Exposition universelle [à Chicago], où, en plus de témoigner des progrès de l’art au Canada, elles donneront aux centaines de milliers de visiteurs de l’exposition une idée des merveilleux paysages des Rocheuses canadiennes. » Le quotidien décrit le projet comme étant « de nature plus ambitieuse » que celle du travail de Brymner jusqu’à maintenant.
En effet, les œuvres de montagne de l’artiste sont conçues pour avoir un impact profond sur le spectateur. Un grand nombre de ces toiles sont de format exceptionnellement large, idéal pour attirer l’attention du public et le surprendre dans une exposition. La plupart de ces peintures, comme Hermit Mountain, Rogers Pass, Selkirk Range (Le mont Hermit, le col Rogers, les monts Selkirk), 1886, et Mount Cheops from Rogers Pass (Les monts Cheops vus depuis le col Rogers), v.1898, ont pour sujet principal un sommet important; bien que certaines d’entre elles, notamment Sir Donald and Great Glacier, Selkirks (Le mont Sir Donald et le Grand Glacier, chaîne Selkirk), s.d., mettent l’accent sur des vues de glaciers et de sommets. Le spectateur se retrouve devant des paysages spectaculaires dépourvus de toute présence humaine. Brymner a choisi de ne pas documenter la présence contemporaine des peuples autochtones dans ses compositions, peut-être à la demande de ses mécènes. Mais souvent, on y retrouve un chemin de fer, qui, au dix-neuvième siècle, représente l’unification du Canada et une nouvelle identité nationale.
Le compte rendu de Brymner, sur les commandes qu’il reçoit du CFCP pour peindre des paysages de montagne destinés à l’Exposition universelle de Chicago, montre qu’il considère ce projet comme une entreprise d’envergure. Il écrit à Van Horne depuis Lake Louise et lui fournit une liste détaillée des sujets sur lesquels il travaille, entre autres le mont Baker, le mont Yale, le mont Ross Peak, le mont Field, le lac Louise et le lac Agnes. Il demande également l’avis de Van Horne : « Si vous avez des suggestions à me faire, je serai heureux de les entendre. » Il trouve difficile de peindre les montagnes et, bien qu’il se soit sans doute inspiré de traditions européennes en matière de paysages, ses difficultés laissent penser que ses expériences précédentes à l’étranger n’ont pu rivaliser avec la grandeur des Rocheuses. Au cours de la décennie suivante, Brymner peint plusieurs endroits de cette région, notamment le mont Cheops, les monts Ottertail, le mont Castle, le lac Emerald, le mont Sir Donald et le glacier Illecillewaet, le mont Stephen et le col Kicking Horse, ainsi que plusieurs vues de montagnes qui n’ont pas reçu de nom.
Les toiles de Brymner représentant le lac Louise et le lac Agnes sont présentées à l’exposition de l’ARC à Montréal et à l’Exposition universelle de 1893, à Chicago. La réponse de la critique montréalaise est exceptionnelle : commentant Lake Agnes (Le lac Agnes), v.1893, un critique du Montreal Herald remarque que « la taille de cette image attire immédiatement l’attention, alors qu’un examen plus attentif révèle une profonde mélodie de tons, qui est délicieuse. » Quoique la motivation première de Brymner pour visiter les montagnes Rocheuses et créer des œuvres pour le CFCP soit financière, les louanges de la critique montrent bien que les peintures résultant de ce voyage sont importantes pour sa réputation d’artiste – les critiques les examinent et les évaluent comme autant de témoignages du talent de l’artiste. Aujourd’hui, ces paysages illustrent la façon dont Brymner a mis ses compétences au service de la construction de la nation dans l’Ouest du Canada.
Le « vrai » Québec
William Brymner peint de nombreuses œuvres représentant les communautés rurales et les paysages du Québec. Il présente à son public urbain et aisé une vision pastorale des traditions rurales canadiennes-françaises, laquelle vision a de puissantes connotations. La figure de l’« habitant » est perçue comme distinctement canadienne et fait partie d’une identité nationale émergente représentée dans l’art, la littérature et la musique. Brymner et plusieurs de ses pairs contribuent à ce discours par la peinture. Par exemple, Maurice Cullen (1866-1934) peint de nombreuses scènes de l’hiver québécois, notamment Logging in Winter, Beaupré (Charroi de billots en hiver, Beaupré), 1896, et, de son côté, Marc-Aurèle de Foy Suzor-Coté (1869-1937) produit plusieurs œuvres dépeignant des scènes campagnardes de sa région natale, Arthabaska. Les peintures du Québec rural invitent les spectateurs à réfléchir sur l’importance de la culture canadienne-française au sein de la nation. En même temps, ces œuvres rappellent tacitement aux spectateurs le contraste entre le Québec rural et la modernité urbaine.
Au départ, Brymner travaille à Baie-Saint-Paul, un endroit qu’il a peut-être choisi parce que la région lui rappelle la campagne française. Plus tard, il se rend à Beaupré et à Sainte-Famille, souvent en compagnie d’autres artistes, comme Edmond Dyonnet (1859-1954), Maurice Cullen et Edmund Morris (1871-1913). Il y réalise de nombreux tableaux de sujets ruraux, tels que Evening, Beaupré (Beaupré, le soir), 1903, et Haying near Quebec, Beaupré (Les foins, près de Québec, Beaupré), 1907, et se considère comme un observateur des communautés agricoles canadiennes-françaises. Bien qu’à cette époque le peintre canadien soit très critique envers l’école de Barbizon (et envers toute imitation stylistique), il admire Jean-François Millet (1814–1875), un peintre de Barbizon reconnu pour ses représentations des travailleurs de la terre, et ces œuvres ont probablement inspiré les peintures rurales québécoises de Brymner. Il s’agit de sites situés dans les territoires traditionnels des Hurons-Wendat, des Haudenosaunee et des Abénaquis, mais, étonnamment, Brymner ne semble pas avoir reconnu l’importance des peuples autochtones dans cette région ni y avoir réfléchi.
À propos de Sainte-Famille, le peintre écrit : « Comme aucun étranger n’y a jamais séjourné, à ma connaissance, j’ai décidé de le faire et que je peindrais de vrais habitants. » Il n’est pas le premier artiste à visiter la région — Horatio Walker (1858-1938), entres autres, y a voyagé en 1877 et il est également reconnu pour ses peintures de la région — mais il est indubitablement un étranger. Établi à Montréal, une ville en pleine croissance industrielle, Brymner n’est pas riche, mais il a de nombreux liens avec l’élite de la ville. De plus, il est anglophone et protestant. Mais il s’intéresse plutôt à la communauté canadienne-française de Sainte-Famille et publie quelques-unes de ses réflexions dans le University Magazine, où il dépeint les habitants comme étant très éloignés de la vie moderne. Par exemple, en décrivant son amitié avec Michel Marquis, l’ouvrier local dans la maison duquel Brymner vit en pension, il note que Marquis est doué pour le travail du bois, mais « qu’il ne sait rien sur la plupart des choses les plus simples en dehors de sa propre paroisse. » Le sentiment de supériorité du peintre est évident.
Les peintures québécoises de Brymner, comme Early Moonrise in September (Lever de lune en septembre), 1899, dépeignent des paysages agricoles et des gens au travail, comme pour célébrer une communauté pastorale intemporelle. Certaines œuvres, comme The Weaver (La femme au métier), 1885, mettent l’accent sur les personnages, alors que d’autres, comme La Vallée Saint-François, Île d’Orléans, 1903, les repoussent à l’arrière-plan. Les critiques reconnaissent que les personnages figurant sur ces tableaux sont les représentants d’une culture distincte, proprement canadienne. Ainsi, en 1906, le Montreal Star souligne que Brymner a un don pour représenter « une scène typique du Bas-Saint-Laurent et, qu’en plus de transmettre le charme d’une journée fraîche et simple, [son œuvre] témoigne de la vie patiente et humble des Canadiens français. » Le ton de cet article souligne l’importance du travail de l’artiste dans le Québec rural. Brymner ne se contente pas de peindre dans un endroit précis, il crée des tableaux qui connotent la différence culturelle. Ce faisant, il contribue à un discours plus large sur la position des Canadiens français au Canada.
Un artiste canadien dans les expositions internationales
Grâce à sa participation à des expositions internationales, William Brymner est identifié comme un représentant de l’art canadien sur la scène mondiale. À la fin du dix-neuvième et au début du vingtième siècle, le succès de l’art canadien sur la scène internationale est considéré comme un indicateur de la croissance et de la force de cet art mais aussi du Canada en tant que pays. Les œuvres créées par Brymner et ses contemporains sont parfois perçues comme étant dépendantes de l’art européen (tant du vivant des artistes que dans les analyses ultérieures). À certains égards, cette évaluation est juste : non seulement ces peintres sont formés en Europe mais ils tirent aussi souvent leur inspiration de styles européens, de la tradition académique française à l’impressionnisme. En même temps, ces artistes s’investissent pour que le Canada fasse partie de la communauté artistique internationale. Pour eux, un style artistique proprement canadien est important, mais l’espace dans lequel ils vont le montrer au monde l’est tout autant.
La présentation d’œuvres d’art canadiennes au sein d’expositions internationales est littéralement une vitrine sur les artistes canadiens et sur le Canada en tant que nouvelle nation. Ainsi, à l’occasion de la Colonial and Indian Exhibition (Exposition coloniale et indienne), un événement de grande envergure destiné à célébrer l’Empire britannique et en particulier les possessions impériales de la Grande-Bretagne en Inde, Une gerbe de fleurs, 1884, et Crazy Patchwork (La courtepointe bigarrée), 1886, sont présentées dans la section consacrée à l’art canadien qui a fait l’objet d’une attention critique importante. Un écrivain anglais remarque « qu’en se promenant parmi les images canadiennes […] vous pouvez vous imaginer dans une bonne galerie européenne beaucoup plus facilement que si vous vous trouvez dans la section des beaux-arts d’une autre colonie. » Ce commentaire se veut très élogieux. Dans son appréciation, le peintre britannique John Hodgson (1831-1895), qui admire particulièrement La courtepointe bigarrée, établit une relation expresse entre l’exposition de la puissance coloniale et les ambitions impérialistes de répandre « les bienfaits de la civilisation » en déclarant : « Je fais partie intégrante de ce rêve glorieux que l’art soit pratiqué partout où la Grande-Bretagne détient des territoires ». Pour Hodgson, l’art compte parmi le projet colonial du Canada, qu’il fasse ou non directement référence à la colonisation.
La reconnaissance internationale est importante pour les critiques canadiens. Dans sa couverture des prix décernés lors de l’Exposition universelle de 1893, à Chicago, le Montreal Herald rapporte que « le Canada a connu un succès qui dépasse les plus grandes espérances », ajoutant que « l’Italie ensoleillée, connue comme le berceau des beaux-arts, a exposé 192 œuvres de l’ancienne et de la nouvelle école et n’a reçu que dix diplômes et médailles, tandis que le Canada, un nouveau pays, en a obtenu cinq sur 113. » Parmi les médaillés figurent Robert Harris (1849-1919), qui a dirigé le comité chargé d’organiser l’exposition canadienne, et George Agnew Reid (1860-1947). Le texte du Montreal Herald laisse entendre que ces médailles sont plus que des réalisations individuelles : l’éloge international de l’art canadien est une sérieuse question de fierté nationale et cela continue d’être le cas au début des années 1900.
En 1910, une exposition d’art canadien en Grande-Bretagne est organisée par l’Académie royale des arts du Canada (ARC) dont Brymner est alors le président. Parmi ses contributions à l’événement, on retrouve Under the Apple Tree (À l’ombre du pommier), 1903, et Miss Dorothy and Miss Irene Vaughan (Mlle Dorothy et Mlle Irene Vaughan), 1910. L’exposition est couronnée de succès et le Montreal Gazette reprend les éloges des journaux britanniques. Le Morning Post suggère avec optimisme que l’art canadien pourrait être « au début d’un mouvement qui produira de grandes choses à l’avenir », et le Times affirme que « dans toute histoire future de l’art moderne, la section canadienne doit occuper une place bien visible. » Bien que les comptes rendus britanniques révèlent également des observations négatives, ces compliments sont importants.
Quoique la grande majorité des expositions auxquelles Brymner participe se tiennent au Canada, il a à cœur de présenter son travail à l’échelle internationale. Au début de sa carrière, il expose à l’occasion en Grande-Bretagne et il s’intéresse à la possibilité de soumettre des œuvres à la Royal Academy de Londres. Il est ravi lorsque Au bord de la forêt de Fontainebleau, 1885, est acceptée pour l’exposition du Salon de Paris. Les expositions internationales ultérieures sont des étapes importantes dans sa carrière : à l’Exposition panaméricaine de Buffalo, en 1901, où il présente The Grey Girl (La jeune fille sombre), 1897, et Francie, 1896, il remporte une médaille d’or; tandis qu’à l’Exposition universelle de 1904 figurent ses œuvres Lever de lune en septembre, 1899, et À l’ombre du pommier, 1903, pour lesquelles il reçoit une médaille d’argent (aucune médaille ne semble avoir été décernée pour une œuvre spécifique). La participation de Brymner à ces expositions consolide sa réputation de peintre canadien de premier plan.
L’héritage d’un professeur
L’approche de William Brymner en matière d’enseignement est frappante : bien que très attaché à la tradition académique française, il encourage également ses étudiants à développer leur propre manière. Une réflexion sur la carrière du peintre canadien ne serait pas complète sans une discussion sur ses réalisations en tant qu’enseignant à la Art Association of Montreal (AAM). La capacité de Brymner à faire germer un sentiment de confiance chez ses étudiants est l’un de ses plus grands dons. Même sachant que la majorité de ses élèves n’ont aucune intention de devenir des artistes professionnels, il encourage nombre d’entre eux à contribuer de façon importante à l’art moderne au Canada. Parmi ses élèves, on compte des artistes tels que Kathleen Morris (1893-1986), Emily Coonan (1885-1971), Edwin Holgate (1892-1977), Lilias Torrance Newton (1896-1980), Regina Seiden (1897-1991) et Prudence Heward (1896-1947). Chacun de ces artistes a créé des peintures radicalement différentes de celles de leur professeur, comme en témoigne, par exemple, l’œuvre de Heward Girl on a Hill (Femme sur une colline), 1928. Bien que Brymner ne soit pas un peintre d’avant-garde, tout au long de sa vie, il est pourtant considéré comme tel. Toutefois, cette question élude un aspect plus important : Brymner n’a pas besoin d’être lui-même révolutionnaire pour avoir un impact révolutionnaire sur ses élèves.
Le peintre canadien a étudié dans les écoles d’art françaises et il a veillé à ce que, sous sa direction, la AAM offre un programme fondé sur la tradition académique française. Son approche de l’enseignement s’inspire sans doute de celle de l’un de ses professeurs, Tony Robert-Fleury (1837-1911). La méthode de Brymner consiste à conseiller ses élèves uniquement, sans presque jamais toucher à leurs œuvres. Se remémorant une leçon de l’artiste en novembre 1905, Randolph Hewton (1888-1960) raconte : « Je n’ai fait que dessiner dans [ma] tête et Brymner n’a fait que parler. » Le programme du directeur est conservateur à bien des égards, concentré sur le dessin et l’étude de la figure humaine, et un grand nombre des dessins de ses élèves sont des études académiques classiques. Pourtant, malgré cet attachement à la tradition, Brymner croit fermement que ses étudiants doivent être uniques et il les encourage à suivre de nouvelles voies dans leur travail. Souvent, il les soutient et les encadre longtemps après leur départ de la AAM — il les encourage à voyager, comme il l’a fait lui-même, et à explorer l’art à l’étranger, plus particulièrement en Europe.
Ses élèves se rappellent Brymner comme un professeur exigeant mais inspirant. Une caricature de John Young Johnstone (1887-1930) montre comment le peintre poussait ses élèves vers l’excellence en leur conseillant sans cesse de recommencer à zéro. La méthode est efficace : selon Clarence Gagnon (1881–1942), « Si Brymner ne peut vous enseigner, personne ne va y arriver. » Plus important encore, l’enseignant permet une certaine souplesse. Anne Savage (1896-1971) affirme qu’il « possédait ce don rare chez un professeur — celui de ne jamais imposer sa propre méthode à ses élèves […] Par conséquent, à l’aide d’un petit noyau, des individus de différents types ont pu développer un mode d’expression qui leur est propre. » Brymner tient à ce que ses élèves développent leur confiance en eux. Lors d’une rétrospective en 1979, Corinne Dupuis-Maillet (1895-1990) se remémore son professeur avec affection : « Il avait le don de vous faire sentir que vous étiez le meilleur de tous. Il nous a donné une motivation. J’ai toujours cette énergie. » Les expériences stylistiques radicales que certains de ses anciens élèves ont faites sont la meilleure preuve de la façon dont il a réussi à encourager l’individualité. Ainsi, dans Après-Midi Camaret, v.1913, de Hewton, par exemple, l’ancien élève représente une femme nue dans un paysage aux couleurs fortes et stylisées, une approche clairement inspirée du postimpressionnisme. Il s’agit-là d’un choix audacieux pour un jeune artiste formé dans la tradition académique, mais c’est un choix que le maître a soutenu.
Dans une évaluation de la carrière de Brymner, A. Y. Jackson (1882-1974), qui le connaît bien, note qu’il « encourage ses étudiants à être indépendants » et que « parmi ses collègues académiciens, il ne tolère aucune sévérité ou injustice envers les jeunes artistes. » Jackson conclut : « De tous les artistes que j’ai connus comme étudiant, il n’y en a pas un que j’admire davantage […]. Ce n’était pas un très bon peintre, mais c’était un grand individu, très respecté par James Morrice et Maurice Cullen, et par les jeunes artistes de Montréal. » Jackson n’est pas le seul à voir dans le leadership du peintre une force transformatrice pour l’art canadien. Arthur Lismer (1885-1969), dans un commentaire sur la peinture moderne à Montréal en 1934, affirme que « cette indépendance peut être attribuée à William Brymner qui était un grand artiste et un grand professeur. Toronto n’a pas eu cette chance. » Ses élèves sont devenus des leaders et des pionniers dans le domaine des arts, impliqués dans le Groupe de Beaver Hall, la Société d’art contemporain ou le Groupe des peintres canadiens. Grâce à leur travail, l’influence de Brymner se répercutera sur l’art canadien des décennies après sa mort.