Annie Pootoogook élabore un style artistique unique qui est demeuré incomparable sa courte carrière durant. Elle se consacre activement au dessin pendant une dizaine d’années, mais continue tout de même à dessiner dans la dernière période plus sombre de sa vie. Pour la création de compositions narratives, franches et souvent discrètes, Annie reste fidèle à une pratique concentrée sur le feutre, le crayon et le crayon de couleur. Si elle expérimente le papier de grand format, elle préfère travailler avec des feuilles plus modestes de 51 x 66 cm. Ses compositions, peu importe leur taille, suscitent toujours un immense impact.
Matériaux essentiels et premières influences
Dans sa pratique, Annie Pootoogook utilise des feutres, du graphite, des crayons et du papier. Les styles et techniques variés révélés par ses premières œuvres, telles que Eating Seal at Home (En mangeant du phoque à la maison), 2001, et Composition [Family Playing Cards] (Composition [Famille jouant aux cartes]), 2000-2001, démontrent sa volonté d’expérimenter et d’apprendre. Annie développe rapidement une maîtrise fine du dessin. Depuis les années cinquante, le dessin sur papier est une tradition d’importance dans le Nord, il est à l’origine pratiqué par ce que l’on appelle la première génération, qui comprend des artistes remarquables tels que la grand-mère d’Annie, Pitseolak Ashoona (v.1904-1983), et Pudlo Pudlat (1916-1992).
Bien que son travail de la ligne soit similaire à celui de beaucoup de ses pairs, dont sa mère et sa grand-mère, Napachie Pootoogook (1938-2002), les compositions matures d’Annie sont très différentes de celles de ses prédecesseurs inuits. Dans les œuvres d’artistes tels que Kenojuak Ashevak (1927-2013) et Mayoreak Ashoona (née en 1946), les images d’animaux mythiques envahissent la feuille de papier. Annie est plutôt connue pour ses espaces intérieurs, qu’elle définit par des murs et des sols, et parfois par une porte et des fenêtres. Elle remplit généralement la pièce d’un fouillis de meubles et d’objets banals. Les personnes qui peuplent ses compositions habitent l’espace comme les gens ont tendance à le faire — ils s’installent confortablement, avec naturel. Lorsqu’elle montre un objet isolé, comme une paire de lunettes ou un soutien-gorge, il est figuré avec audace, telle une icône déposée sur l’étendue de papier. Avant Annie, peu d’artistes composent des intérieurs ou mettent l’accent sur des objets isolés; toutefois, certaines œuvres, en particulier celles de Napachie, sont reconnues comme des modèles importants.
L’influence de Napachie sur l’œuvre d’Annie est manifeste dans Interior View (Vue d’intérieur), 2000. Il ne fait aucun doute que dans sa jeunesse Annie observait sa mère créer des dessins. Des traces des compositions descriptives de Napachie, comme les détails de la vie quotidienne, sont perceptibles dans les créations ultérieures d’Annie. Aussi, leurs œuvres dialoguent, des liens concrets peuvent être tissés entre elles. Ainsi, le dessin de Napachie, Trading Women for Supplies (Échange de femmes contre provisions), 1997-1998, dépeint le sujet plus sombre de l’exploitation des femmes. Dans le même sens, Annie crée des œuvres comme A True Story (Une histoire vraie), 2006, qui témoignent d’événements troublants qui sont vraiment survenus dans sa communauté. Les difficultés de Napachie, des problèmes de santé mentale et d’abus, influencent aussi l’art d’Annie. Après avoir vu sa mère dessiner ces expériences difficiles, Annie entreprend de dessiner les siennes, comme dans Man Abusing His Partner (Homme violent envers sa conjointe), 2002, et Memory of My Life: Breaking Bottles (Souvenir de ma vie : casser des bouteilles), 2001-2002. De manière plus générale, Annie et sa mère sont toutes deux inspirées par des souvenirs de leur enfance.
Annie passe son enfance à regarder sa grand-mère Pitseolak dessiner depuis son lit. L’influence de Pitseolak transparaît chez sa petite-fille dans son recours à de puissantes lignes et aussi, de manière subtile, dans le choix de certains sujets. Par exemple, les lunettes à monture noire, emblématiques de Pitseolak, apparaissent dans de nombreux dessins d’Annie, révélant le lien entre les deux artistes. Annie a également dessiné le portrait de sa grand-mère.
Pendant son séjour aux Ateliers Kinngait, Annie crée de manière prolifique, développant son point de vue original sur la vie contemporaine dans le Nord avec le soutien du personnel de l’atelier, en particulier William (Bill) Ritchie, qui l’encourage à se dépasser. Annie choisit de dessiner les réalités de son Nord : des intérieurs domestiques, des produits de consommation et des fragments de sa vie de jeune femme, expériences qui sont référencées dans des œuvres telles que Morning Routine (Routine du matin), 2003. La galeriste et commissaire Patricia Feheley écrit que « les tendances narratives d’Annie, son dessin méticuleux et ses sujets contemporains se démarquent d’un demi-siècle d’une pratique principalement motivée par les questions de forme et de couleur ».
Expérimentations : ligne, perspective, couleur
Annie aborde systématiquement chacun de ses dessins en commençant par les contours au graphite avant de travailler les détails au feutre à pointe fine pour terminer par des zones de plus en plus audacieuses au crayon de couleur. Ses premiers travaux révèlent une utilisation plus timide du crayon de couleur avec des teintes moins saturées et une touche plus légère. Les œuvres plus récentes montrent une confiance accrue dans son sens de la couleur, avec des traits délibérés, brillants et durs. De même, ses premières œuvres sont rendues en deux dimensions, au crayon et au feutre, mais de plus en plus elle se fait la main avec la couleur, les nuances, les ombres et avec la composition d’une vue plus tridimensionnelle.
Il est courant pour les artistes de commencer à travailler en noir et blanc, une pratique par laquelle ils cherchent à établir leur style propre. Dans le cas d’Annie, elle aborde très vite le langage de la couleur, dont elle semble déjà maîtriser l’étendue des possibilités. Elle recourt peu à la perspective à trois points, mais sa pratique s’améliore au fur et à mesure qu’elle gagne en expérience. Ses progrès sont manifestes quand on compare l’une de ses premières œuvres, En mangeant du phoque à la maison, 2001, avec Composition: Watching Porn on Television (Composition: Regarder de la porno à la télévision), 2005, qui démontre bien la conception d’un premier plan, d’un plan intermédiaire et d’un arrière-plan. Annie est surtout connue pour ses intérieurs qui dépeignent la vie quotidienne et ses activités courantes, la préparation pour un rendez-vous galant, la consommation de nourriture traditionnelle (le régime traditionnel des Inuits qui consiste à manger les produits de la pêche ou de la cueillette dans la nature), le fait de regarder la télévision ou de jouer aux cartes. Ses intérieurs témoignent d’un important travail d’expérimentation. Certains, comme Dr. Phil (Dr Phil), 2006, sont densément colorés, alors que d’autres font voir l’usage de techniques pour suggérer la perspective et la profondeur et dévoiler une pièce au-delà d’une porte.
Tout au long de sa courte carrière, Annie continue de pratiquer le dessin au crayon, comme l’ont fait sa mère et sa grand-mère. Ses premiers dessins, tels que Untitled [Women Sewing] (Sans titre [Des femmes cousant]), 2004, sont exécutés au graphite et au feutre. Un certain nombre de dessins montrent une utilisation discrète du crayon de couleur. Ainsi, dans Composition [Family Portrait] (Composition [Portrait de famille]), 2005-2006, elle intègre habilement un fin ruban à cheveux rouge et trois paires de délicates lèvres roses dans une composition dominée par des formes en aplat et des lignes fines et puissantes, toutes noires, sur la surface blanche. Dans certaines œuvres antérieures, son travail au crayon semble aussi plus prudent. Cette approche est peut-être intentionnelle, mais il est tout de même fort probable que plus Annie gagne en confiance dans sa pratique, plus elle gagne de l’aisance dans l’application de la couleur. Son évolution conduit à l’évidence qu’elle a un sens exceptionnel de la couleur; sa maîtrise se manifeste dans les traits de couleur gras et saturés caractérisant son œuvre mature. Dans Holding Boots (Femme tenant des bottes), 2004, une composition qui joue avec les surfaces planes et l’effet de perspective, elle a recours à des compléments de vert dans les chaussettes de la femme pour ancrer l’équilibre du dessin à un point précis, entre les genoux rouges accroupis.
Dans certaines œuvres ultérieures, Annie utilise des marqueurs, de la peinture et des bâtons de peinture à l’huile pour la création de nouveaux effets. En 2007, alors qu’elle vit à Montréal, elle est initiée à la peinture en bâton par Paul Machnik au Studio PM. Annie expérimente cette technique sans pousser plus loin et sans y accorder la même importance qu’aux crayons de couleur, au graphite et à l’encre. Elle produit tout de même un certain nombre d’œuvres avec la peinture en bâton, dont la plus significative est sans doute Composition [Drawing of My Grandmother’s Glasses] (Composition [Dessin des lunettes de ma grand-mère]), 2007, une grande composition aux couleurs vives des lunettes à monture noire, immédiatement reconnaissables, de sa grand-mère. Ce dessin reçoit un prix d’achat du Musée des beaux-arts de l’Ontario, à Toronto, dans le cadre d’Art Toronto, la foire internationale d’art moderne et contemporain du Canada.
Composition dans la tradition Sulijuk
Sur le plan de la composition, le travail d’Annie s’inscrit dans la tradition sulijuk, un terme inuktitut signifiant « vrai » ou « réel ». Cette pratique est un mode de travail observé dans le Nord et l’approche encouragée aux Ateliers Kinngait. Beaucoup de choses ont changé, cependant, depuis que les prédécesseurs d’Annie ont commencé à dessiner leurs expériences de vie sur terre. Annie dessine elle aussi sa propre réalité, vécue et réelle, en composant des images d’un Nord bien différent. Elle dépeint la vie telle qu’elle la voit, révélant une réalité qui, aux yeux d’étrangers connaissant peu le Nord, semble en contradiction avec les scènes traditionnelles de plein air attendues des Canadiens sur le marché des œuvres inuites sur papier. Cette honnêteté est la source de l’originalité d’Annie.
Par ailleurs, le moment où Annie fait son entrée sur la scène artistique en est un déterminant. Les artistes de Kinngait créent alors des dessins qui sont reconnus comme des œuvres d’art abouties. Le dessin offre à Annie la liberté de développer des sujets qui reflètent sa propre réalité — et sa technique est une fin en soi et non, comme certains auraient pu s’y attendre, des dessins qui ne sont que des travaux préparatoires à la production d’estampes, un moyen d’expression encore chargé de tradition. Bien que l’œuvre gravée d’Annie soit incluse dans certaines éditions de la collection annuelle d’estampes de Cape Dorset, ce sont ses dessins qui sont prisés sur le marché.
Au début de sa carrière, Annie dessine de nombreuses scènes d’intérieur et de campement de format modeste, mais au fur et à mesure qu’elle développe ses compétences d’artiste, elle alterne librement entre différents types de composition. On retrouve notamment des intérieurs de demeures, des objets pris dans ces intérieurs et exposés isolément, de brefs incidents de la vie sur terre et des images centrées sur la feuille et cernées de lignes sinueuses. Son processus de travail est méticuleux et exige une grande concentration pour en venir à des œuvres abouties.
Le style graphique simple qui en vient à caractériser l’art d’Annie suscite d’abord la controverse chez les conservateurs et les collectionneurs, mais il s’avère immensément populaire, en particulier parmi les partisans de l’art contemporain. Certaines personnes commentent avec condescendance qu’un enfant peut accomplir un travail similaire ou que ses œuvres semblent naïves. Ce type de remarque n’est pas nouveau; il s’agit là d’une réaction persistante suscitée par l’art moderne et contemporain depuis plus d’un siècle. Et en ce qui concerne Annie, cette critique n’est guère crédible. Elle est talentueuse et bûcheuse; elle perfectionne ses talents de dessinatrice en travaillant sans relâche, en écoutant les leçons des Aînés tout en cherchant à se distinguer de ses pairs. L’originalité de son travail témoigne de son engagement, de sa vision et de ses compétences.
Réalisme narratif
Les dessins les plus reconnus et les mieux documentés d’Annie s’inscrivent dans la tradition du réalisme narratif. Ils racontent des histoires ou documentent sa vie. Ses dessins révèlent son existence telle qu’elle la vit à Kinngait, des repas partagés au visionnement de la télévision et des séances de jeux aux relations sexuelles. Les intérieurs domestiques qui lui valent sa réputation sont souvent une compilation de plusieurs vrais cadres de vie; dans ces scènes, on retrouve des motifs familiers, comme la même tasse à café, la même horloge ou les mêmes œuvres qui migrent d’un intérieur à l’autre. Ainsi, la tasse à café distinctive, coiffée d’une fleur en guise de motif, se retrouve tant dans Tea Time, Cape Dorset (L’heure du thé, Cape Dorset), 2003, que dans Ritz Crackers (Biscuits Ritz), 2004. Ces motifs tirés de la vie quotidienne ancrent la scène représentée dans le présent et non dans un passé lointain.
Grâce aux techniques du réalisme narratif, Annie s’engage à exposer certaines des duretés vécues sur les plans social, économique et physique qui marquent le Nord d’aujourd’hui. Elle témoigne notamment de ses relations conjugales abusives dans Homme violent envers sa conjointe, 2002, et traite de sa toxicomanie dans Souvenir de ma vie : casser des bouteilles, 2001-2002. Shooting a Mountie (Tirer un Mountie), 2001, documente le meurtre tragique de l’agent de la GRC Jurgen Seewald, à Kinngait, en 2001. De même, dans A True Story (Une histoire vraie), 2006, Annie se souvient d’un accident en mer en 1979, lorsque l’agent spécial Ningoseak Etidloi, en patrouille avec l’agent Gordon Brooks, se noie dans l’océan Arctique quand leur canot de fret de vingt-quatre pieds de long chavire dans des conditions brutales. On raconte que les officiers étaient partis à la recherche de Kuiga (Kiugak) Ashoona (1933-2014), l’oncle d’Annie qui se trouvait à leur campement d’avant-poste, et qu’ils avaient prévu chasser le phoque en chemin. Dans l’œuvre d’Annie, les différentes histoires sont regroupées. Elle montre la noyade, avec des corps qui s’agitent, et un canot cassé, évoquant la chasse au phoque et la recherche de son oncle, le tout amalgamé en une seule image.
La prise de conscience d’enjeux difficiles rappelle la dernière période de carrière de Napachie Pootoogook, la mère d’Annie, qui a dépeint les difficultés de sa communauté et de sa propre vie dans certaines de ses œuvres. Beaucoup documentent la période de transition des années soixante dans le Nord, marquée par l’établissement des Inuits dans des colonies construites par le gouvernement. En 1966, Napachie commence à s’inspirer d’épisodes de sa vie personnelle et parfois de scènes d’abus; elle continue de le faire jusqu’à sa mort, six ans plus tard. Certaines de ces œuvres ont été présentées dans Three Women, Three Generations: Drawings by Pitseolak Ashoona, Napatchie [sic] Pootoogook and Shuvinai Ashoona (Trois femmes, trois générations : les dessins de Pitseolak Ashoona, Napatchie [sic] Pootoogook et Shuvinai Ashoona), une exposition tenue à la Collection McMichael d’art canadien, à Kleinburg, en Ontario, et au Musée des beaux-arts de Winnipeg en 1999. Seulement quelques années plus tard, les dessins d’Annie, similaires à ceux de sa mère, deviennent les plus emblématiques de sa production.
L’Aîné Jimmy Manning déclare dans une entrevue de 2005 que « l’œuvre d’Annie est, comme aujourd’hui et hier […], les événements quotidiens, le magasinage, la musique, les réjouissances. » Mais il ajoute aussi : « Parfois, elle tire de son cœur des sentiments blessants qu’elle n’a pas peur d’exprimer sur la feuille ».
Dessins psychologiques
Caoimhe Morgan-Feir écrit que si les représentations d’intérieurs et d’extérieurs d’Annie fonctionnent comme des scènes, avec des espaces rectangulaires où se jouent des actions, les dessins qui témoignent de son intérieur, en elle-même — ses « dessins psychologiques » — se distinguent par leurs lignes sinueuses encerclant une image centrale qui semble souvent flotter sur la page. L’une de ces images est celle de Composition [Evil Spirit] (Composition [Esprit maléfique]), 2003-2004, où, écrit Morgan-Feir, « une ligne semblable à un cordon ombilical relie la bouche de la figure aux parties génitales de l’esprit, les entourant toutes les deux ». Dans beaucoup de ces dessins, Morgan-Feir observe que « les figures centrales sont assises au milieu de la feuille, avec des éléments qui entrent et sortent en boucle. Il y a quelques similitudes formelles avec ses autres scènes, notamment ses lignes fortes et claires, qu’elle trace au crayon avant de les reprendre à l’encre ».
Composition [Sadness and Relief for My Brother] (Composition [Tristesse et soulagement pour mon frère]), 2006, exemplifie cette tendance psychologique. Annie entreprend cette œuvre en Écosse, où elle séjourne deux mois dans le cadre du Glenfiddich Artists in Residence program. Patricia Feheley s’entretient longuement avec Annie au sujet de son travail et elles discutent de ce dessin. Feheley se souvient « [qu’]elle avait commencé un dessin et il y avait toutes ces lignes noires et ces choses […] Et elle a dit : “Je dessine cela parce que je suis bouleversée à propos de mon frère, parce qu’il a été arrêté et je pense que cette fois, ils vont le mettre en prison”. Mais le lendemain, elle a reparlé à sa famille et il n’avait pas été emprisonné, il avait été relâché et elle a terminé le dessin l’esprit joyeux ».
Cet échange permet d’expliquer les complexités de la technique d’Annie : les lignes courbes, les points rouges, les points jaunes et les étoiles, qu’elle ajoute à certaines œuvres, sont un guide de son état psychologique pendant l’acte de création. Elle développe ces motifs comme un moyen de coder ses émotions sur papier. Certains de ses dessins psychologiques sont le résultat d’un enchevêtrement compliqué des réalités du Nord, de l’influence des Ateliers Kinngait, de ses batailles intérieures et de ses luttes pour trouver sa place dans le monde.
Œuvres à grande échelle
Les œuvres d’Annie sont plus grandes que celles habituellement produites aux Ateliers Kinngait. De plus grands supports ont bien été utilisés aux ateliers par le passé, sans susciter de demande sur le marché avant qu’Annie ne s’y essaie. Avant le début des années 2000, l’art inuit est principalement commercialisé pour les collectionneurs privés plutôt que pour les musées et les galeries publics, ainsi, les petits formats sont privilégiés. L’exposition des œuvres d’Annie à la Power Plant Contemporary Art Gallery de Toronto en 2006 est une belle vitrine pour ses dessins de grand format. Généralement, les musées d’art contemporain exigent des œuvres à grande échelle pour créer un impact dans leurs énormes salles, une exigence qui incite de nombreux artistes à voir grand. Cape Dorset Freezer (Congélateur de Cape Dorset), 2005, est la première pièce de grande taille signifiante dans la production d’Annie. Pour ce dessin, on lui donne une grande feuille de papier, qu’elle aborde en atelier, mais qu’elle finit par terminer à la maison. Annie choisit pour sujet un nouveau congélateur mural, tout récemment installé dans un magasin à Kinngait. Dans la tradition sulijuk, Annie rend le contenu du congélateur et les clients du magasin avec soin. Ce dessin est un tour de force pour Annie et le Musée des beaux-arts du Canada (MBAC), à Ottawa, en fait l’acquisition.
Congélateur de Cape Dorset est un point tournant dans l’engouement pour les dessins de grands formats chez les artistes de Kinngait. Cette tendance (qui n’est pas strictement une innovation puisque déjà tentée dans le Nord) se répand dans les ateliers. Les artistes suivent l’exemple d’Annie avec enthousiasme, car les grandes œuvres sont plus chères. Annie demeure toutefois à l’aise avec les petits formats — Congélateur est le plus grand dessin qu’elle ait jamais créé. Elle préfère avoir la liberté de travailler rapidement et de passer facilement d’une image à l’autre. Outre Annie, d’autres artistes ont travaillé à grande échelle avec originalité et pertinence, telle que sa cousine Shuvinai Ashoona (née en 1961).
Estampe
De 2003 à 2008, Annie est surtout connue pour ses dessins, qui servent de matériel de base pour la collection annuelle d’estampes de Cape Dorset, laquelle comporte huit de ses estampes. La production d’Annie pour la West Baffin Eskimo Co-operative a été aussi peu abondante que sa carrière a été brève.
Depuis 1959, les Ateliers Kinngait gagnent le respect de la communauté internationale pour la publication de la collection annuelle d’estampes de Cape Dorset. Les ateliers maintiennent leur engagement à produire des œuvres de grande qualité, d’exquises gravures sur pierre, des eaux-fortes, des lithographies et des collagraphies, de même qu’à entretenir un noyau de collectionneurs solides et engagés. Les artistes de Kinngait dominent le marché de l’art inuit tandis que les ateliers encouragent activement les talents locaux. La planification stratégique établie par la direction de la coopérative contribue largement à son succès. En plus de l’important rôle de son premier directeur, James Houston, celui du directeur Terrence Ryan, est essentiel dans la stabilité de la coopérative. Doté d’une solide expérience dans le domaine des arts, Ryan occupe pendant quarante ans le poste de directeur général de la coopérative et fait beaucoup pour soutenir le développement du secteur artistique de la communauté tout en maintenant une coopérative forte et dynamique. Sous la gouverne de Ryan, les arts prospèrent à Kinngait tandis que la coopérative concentre ses activités sur le développement et l’expansion des techniques et du vocabulaire visuel des artistes. À la suite de Ryan, le directeur William (Bill) Ritchie s’occupe des artistes et les soutient; il encourage ceux qui émergent à expérimenter dans les ateliers.
Si Annie est vue par certains de ses pairs de la coopérative comme une sorte de dissidente pour ses dessins (bien que le personnel de la coopérative l’encourage), il en va de même pour ses estampes qui sont elles aussi remarquablement expérimentales. L’atelier adapte ses œuvres qui restituent sa vision unique du nouveau Nord. Briefcase (Porte-documents), 2005, et 35/36, 2006, des images de slips pour hommes et d’un soutien-gorge, sortent clairement des thèmes convenus adoptés couramment en gravure. D’autres pièces, notamment, The Homecoming (À la maison), 2006, et Interior and Exterior (Intérieur et extérieur), 2003, sont plus sentimentales et mettent l’accent sur l’amour qu’Annie porte à sa communauté. Bien que ses estampes connaissent du succès dans la vente et la distribution, ce sont ses dessins qui retiennent l’attention du monde de l’art grâce à l’étendue de sa vision, sa production prolifique et l’étonnante franchise de son imagerie et de ses compositions.