Créateur de l’automatisme, mouvement artistique d’avant-garde et auteur de l’essai qui a donné son titre au manifeste Refus global, publié en 1948, Paul-Émile Borduas exerce une profonde influence sur le développement des arts et l’évolution de la pensée au Québec et au Canada. Né en 1905 à Saint-Hilaire, Borduas fait son apprentissage avec le peintre Ozias Leduc avant d’étudier les arts à Montréal et à Paris. Il est démis de ses fonctions d’enseignant à Montréal pour avoir publié le manifeste Refus global. Quelques années plus tard, il s’exile d’abord à New York, puis à Paris, où il meurt en 1960, s’étant fait une certaine notoriété internationale.

 

 

Jeunesse et formation

Art Canada Institute, Paul-Émile Borduas, Decorative Project for the Chapel of a Château, No. 1: Study for Chapel, 1927
Paul-Émile Borduas, Projet de décoration pour la chapelle d’un château, No1: étude de l’élévation du choeur, 1927, gouache sur mine de plomb sur papier vélin, 20,2 x 12,1 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.
Art Canada Institute, Paul-Émile Borduas, Decorative Project for the Chapel of a Château, No. 4: Study for Stained Glass Window, 1927
Paul-Émile Borduas, Projet de décoration pour la chapelle d’un château, Nº 4 : étude de vitrail, 1927, gouache sur mine de plombe sur papier vélin, 23 x 7,6 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

Paul-Émile Borduas naît à Saint-Hilaire, un village situé à quelque 40 kilomètres à l’est de Montréal, le 1er novembre 1905. Son père, Magloire Borduas, est charpentier et ferronnier. Sa mère, Éva Perrault, est connue dans le village pour la beauté de son jardin.

 

De santé fragile, Borduas ne fréquente l’école du village que pendant cinq ans et prend quelques leçons privées. Borduas situe lui-même en 1917 la date de la fin de sa formation scolaire, à l’âge de douze ans, bien que cela n’ait pas été confirmé. Ce qui est certain, c’est qu’en 1921, alors qu’il n’a que seize ans, il fait la connaissance du peintre Ozias Leduc (1864-1955), habitant de Saint-Hilaire comme lui, qui le prend comme apprenti dans ses projets de décoration d’églises. Leduc l’encourage aussi à s’inscrire à l’École des beaux-arts de Montréal en 1923, une année après l’ouverture de l’école.

 

Grâce à son apprentissage avec Leduc et son inscription à l’École des beaux-arts, Borduas connaît deux types de formation dans les arts visuels. Bien qu’il garde un souvenir lumineux de Leduc, le seul parmi ses professeurs à l’École qu’il nomme avec un peu de faveur est Robert Mahias (1890-1962). Ses rapports avec Charles Maillard, peintre académique très négatif à l’égard de l’art moderne, sont très mauvais. Maillard est nommé directeur de l’École après le départ d’Emmanuel Fougerat en 1925. Borduas croit que Maillard fera tout pour nuire à sa réputation et entraver sa carrière dans les années à venir. Diplômé en 1927 de l’École des beaux-arts, Borduas enseigne pour une courte période à l’École du Plateau, à Montréal — jusqu’à ce que Charles Maillard réussisse à le faire remplacer par quelqu’un d’autre pour enseigner le dessin.

 

Borduas a alors la chance d’aller parfaire sa formation de décorateur d’église en France. Grâce à la recommandation d’Ozias Leduc, il est subventionné par l’abbé Olivier Maurault, P.S.S., curé de Notre-Dame, à Montréal, pour étudier en 1928-1929 — et peut-être en 1930 — aux Ateliers d’art sacré de Paris, dirigés par Maurice Denis (1870-1943) et Georges Desvallières (1861-1950).

 

Art Canada Institute, photograph of the atelier of the École des beaux-arts, Montreal, c. 1924
L’atelier de l’École des beaux-arts, Montréal (v. 1924), où Borduas commence ses études en 1923, une année après l’ouverture de l’école.
Art Canada Institute, Ozias Leduc at his home in Saint-Hilaire, 1954
Ozias Leduc chez lui à Saint-Hilaire, 1954. Leduc, habitant de Saint-Hilaire comme Borduas, le prend comme apprenti de décoration d’églises. Photographe inconnu, avec la permission du Musée des beaux-arts du Canada.

 

Les leçons passablement académiques de l’Atelier lui donnent la chance de rencontrer le peintre Pierre Dubois ainsi que le père Marie-Alain Couturier, O.P., qui se fera le promoteur d’un renouvellement profond de l’art sacré et de l’architecture d’église en utilisant des styles et des matériaux modernes. Borduas travaille avec Dubois à la décoration des églises dans la Meuse, région où des églises détruites durant la Première Guerre mondiale viennent d’être reconstruites. À Paris, il a l’occasion de visiter des expositions de Pablo Picasso (1881-1973), Pierre-Auguste Renoir (1841-1919) et Jules Pascin (1885-1930). Borduas voudrait prolonger son séjour en France, mais ses fonds sont épuisés.

 

 

Retour au Canada

Art Canada Institute, Paul-Émile Borduas, Gabrielle Borduas, 1940
Paul-Émile Borduas, Gabrielle Borduas, 1940, huile sur toile, 97 x 66 cm, Musée des beaux-arts de Montréal. Borduas crée ce portrait de sa femme cinq ans après leur mariage.

Borduas est de retour au Canada le 19 juin 1930. Dans le contexte économique difficile créé par la crise de 1929, il ne peut obtenir de contrats indépendants de décoration. Pendant un temps, il accompagne Ozias Leduc dans le projet de l’église Saints-Anges à Lachine. Cette collaboration terminée, Borduas doit se rabattre sur l’enseignement du dessin dans les écoles primaires et au Collège André-Grasset à Montréal pour gagner sa vie.

 

Le 11 juin 1935, Borduas épouse Gabrielle Goyette de Granby, fille d’un médecin et elle-même infirmière. Ils ont trois enfants, Janine, Renée et Paul. Jusqu’en 1938, la famille vivra dans une maison près du parc Lafontaine à Montréal, au 953 de la rue Napoléon.

 

En 1937, Borduas finit par obtenir un poste à l’École du meuble où Jean-Marie Gauvreau (1903-1970) est directeur. Borduas y fera le gros de sa carrière d’enseignant. Ce nouveau milieu s’avère stimulant pour lui. Sa carrière prend un tournant décisif en 1938 quand il découvre le André Breton. Breton avait fait allusion à un conseil de Léonard de Vinci (1454-1519) à ses élèves, ce qui avait beaucoup frappé Borduas.

 

À s’en tenir à ce conseil, il était possible de faire un tableau entièrement non préconçu, autrement dit « automatiquement ».

 

À l’École du meuble, Borduas rencontre l’architecte Marcel Parizeau et l’historien et critique d’art Maurice Gagnon, engagé en même temps que lui. Il y fait aussi la connaissance d’un groupe de jeunes artistes et intellectuels qui s’accordent avec lui pour contester les limites rigides dans lesquelles la société québécoise s’est enfermée. Parmi eux, signalons ses élèves Jean-Paul Riopelle (1923-2002), Marcel Barbeau (né en 1925) et Roger Fauteux (né en 1923), et, par leur entremise, quelques élèves de l’École des beaux-arts : Françoise Sullivan (née en 1925), Pierre Gauvreau (1922-2011), Fernand Leduc (1916-2014) et Maurice Perron (1924-1999). Il rencontre également Jean-Paul Mousseau (1927-1991), alors au Collège Notre-Dame à Montréal, et plus tard Marcelle Ferron (1924-2001), qui avait étudié à l’École des beaux-arts de Québec. Sous la conduite de Borduas, ces artistes forment le groupe qui finit par être connu sous le nom des Automatistes, les futurs signataires du manifeste Refus global.

 

Art Canada Institute, the Automatistes in the studio of Fernand Leduc
Portrait des Automatistes à l’atelier de Fernand Leduc, Montréal, 1946, photographie de Maurice Perron. De gauche à droite : Marcel Barbeau, Madeleine Arbour, Pierre Gauvreau, Fernand Leduc, Pierre Leroux et Claude Gauvreau.

 

Au début des années 1940, les Automatistes se rencontrent à l’atelier de Borduas sur la rue Mentana ou à celui de Fernand Leduc; chacun y trouve un lieu de liberté où il est possible d’aborder tous les sujets — politiques, religieux, sociaux, ou artistiques — et de discuter des opinions des membres du groupe. Le groupe participe aussi à ce qu’on appelle des « forums », c’est-à-dire des débats publics portant sur la peinture moderne, la non-figuration et l’abstraction, tenus dans les collèges classiques à Montréal (Externat classique Sainte-Croix, Collège Saint-Laurent) ou autour de Montréal (Collège classique de Sainte-Thérèse). Ces « forums » peuvent être accompagnés d’expositions de peintures.

 

C’est durant cette période que Borduas se met à la non-figuration. Son exposition de gouaches en 1942 à l’Ermitage, Collège de Montréal, est remarquée par la critique. Il poursuit sur cette voie et l’année suivante, il expose ses premières huiles automatistes à la Dominion Gallery, à Montréal.

 

 

Expositions automatistes

Il devient vite impératif au groupe automatiste d’exposer ses propres œuvres et de faire connaître le virage non figuratif de sa production récente. Cela ne peut se faire, car aucune galerie commerciale n’accepte de les présenter tous, même avec l’aval de Borduas. On improvise donc des locaux de fortune : d’abord, en 1946, sur la rue Amherst, dans l’Est de Montréal, dans un local où se réunissait durant la guerre un groupe de soldates dirigées par Julienne Saint-Mars-Gauvreau, la mère de Pierre Gauvreau et de Claude Gauvreau, auteur dramatique et poète; puis au début de 1947, au domicile de Madame Gauvreau, au 75, rue Sherbrooke Ouest. À l’été 1947, quand Fernand Leduc et Jean-Paul Riopelle organisent une exposition à la toute nouvelle Galerie du Luxembourg à Paris, le groupe profite de l’occasion pour se faire connaître en France.

 

Art Canada Institute, the first Automatiste exhibition, in Montreal, 1946
Première exposition automatiste tenue dans une galerie improvisée au 1257, rue Amherst à Montréal, du 20 au 29 avril 1946, photographie de Maurice Perron.
Art Canada Institute, Jean-Paul Riopelle and Fernand Leduc at the exhibition Automatisme in Paris, 1947
Jean-Paul Riopelle et Fernand Leduc à l’exposition Automatisme à la Galerie du Luxembourg, Paris, 1947.

 

 

Refus global

Décidé de marquer un grand coup, encouragé par Riopelle à son retour de Paris où il signe le manifeste des surréalistes, Rupture inaugurale, le groupe automatiste planifie d’abord que sa prochaine exposition montréalaise s’accompagnera de la publication d’un manifeste. Borduas accepte de rédiger le texte principal, mais Bruno Cormier, Françoise Sullivan, Claude Gauvreau et Fernand Leduc y contribuent aussi. Des reproductions de peintures des membres du groupe ainsi que des photos des pièces de théâtre de Claude Gauvreau complètent la présentation.

 

On décide de faire du lancement du manifeste un évènement à part, et l’idée d’une troisième exposition automatiste est remise à plus tard. Refus global est publié à 400 exemplaires, imprimé sur un duplicateur Gestetner et mis en vente à la Librairie Tranquille, à Montréal, le 9 août 1948.

 

Art Canada Institute, cover of the first edition of Refus global
Refus global a été publié à 400 exemplaires et mis en vente à la Librairie Tranquille, à Montréal, le 9 août 1948.
Art Canada Institute, interior page of the first edition of Refus global, 1948
Une page intérieure de Refus global, 1948. Le manifeste est imprimé à la main sur un duplicateur Gestetner.

 

Dans ce manifeste, Borduas attaque de front à la fois l’hégémonie religieuse du catholicisme au Québec, le nationalisme étroit du parti de Maurice Duplessis alors au pouvoir au Québec et « l’esprit de clocher » comme on dit également, qui prévaut dans la province. La conséquence est immédiate : Borduas est suspendu de ses fonctions à l’École du meuble, sans traitement, à compter du 4 septembre 1948. L’explication du ministère du Bien-être social et de la Jeunesse est la suivante : « parce que les écrits et les manifestes [sic] qu’il publie, ainsi que son état d’esprit, ne sont pas de nature à favoriser l’enseignement que nous voulons donner à nos élèves… ».

 

Art Canada Institute, the interior of Borduas’s home, showing artwork by his young pupils
Exposition de dessins chez Paul-Émile Borduas, printemps 1948, photographie de Maurice Perron. Après avoir perdu son emploi à l’École du meuble à Montréal, Borduas enseigne le dessin aux enfants de Saint-Hilaire. 

La publication du manifeste n’a pas que des répercussions sur la carrière de Borduas. Ses jeunes (et moins jeunes) disciples en sont aussi affectés. Certains choisissent, comme les couples Riopelle et Leduc, de quitter le Québec pour aller vivre en France. Marcelle Ferron fera de même plus tard. Mais d’autres, ceux qu’on appelle les « jeunes frères », Marcel Barbeau, Jean-Paul Mousseau et Claude Gauvreau, en viennent à s’intéresser encore plus à la chose politique. Prenant au sérieux l’injonction de Refus global de ne pas s’en tenir à la seule « bourgade plastique », ils cherchent à porter leur art et leurs idées sur la scène publique par des polémiques dans des revues et des journaux. Craignant qu’ils s’illusionnent sur la force d’impact de leurs œuvres sur le changement des sensibilités, Borduas rédige sa Communication intime à mes chers amis en 1950, où il rappelle : « L’œuvre poétique a une portée sociale profonde, mais combien lente, puisqu’elle doit être assimilée par une quantité indéterminée d’hommes et de femmes à qui aucune puissance, outre que le dynamisme de l’œuvre, puisse l’imposer ».

 

Borduas se retrouve sans travail et sans ressources au Québec. Il parvient à subvenir à ses besoins avec son art (aquarelles, tableaux de petits formats, sculptures), certes, mais aussi avec de cours de dessin qu’il donne aux enfants de Saint-Hilaire. Cette situation finit par peser sur sa famille et, revenant d’un voyage à Toronto en octobre 1951, Borduas trouve la maison vide, Gabrielle l’ayant quitté en emmenant avec elle leurs enfants.

 

 

À New York

Ne rêvant plus que de partir du Québec, Borduas n’a d’autre choix que de vendre sa maison de Saint-Hilaire et de donner suite à son projet personnel d’émigrer aux États-Unis. Il ne se rend pas tout de suite à New York mais, durant l’été 1953, il loue un bel atelier au bord de la mer dans la colonie d’artistes de Provincetown, à Cape Cod, au Massachusetts. Là, il est possible qu’il ait rencontré le peintre Hans Hofmann (1880-1966), qui y tient des ateliers l’été.

 

Art Canada Institute, Students gather for a demonstration in Hans Hofmann’s studio in Provincetown, Massachusetts,  date unknown
Des étudiants autour de Hans Hofmann dans son atelier de Provincetown, Massachussetts. Photo non datée.

Hofmann a vécu à Paris quelques années avant d’émigrer aux États-Unis. Borduas, dont l’anglais est très rudimentaire à l’époque, aurait probablement pu avoir avec lui des conversations en français. Cette rencontre, cependant, reste complètement conjecturale.

 

À New York, Borduas s’installe au 119 de la 17e Rue Est, dans Greenwich Village. Il le décrit ainsi dans une lettre à son vieux maître, Ozias Leduc : « J’y ai trouvé un trop bel atelier — le seul disponible semble-t-il — immense, inondé de lumière et tout blanc. Naturellement, le prix du loyer est affolant ». Il ne faudrait pas cependant l’imaginer courant les expositions ou visitant les musées dès son arrivée sur la seule foi des catalogues que l’on a pu retrouver dans sa bibliothèque. Récemment, Sam Abramovitch, un proche des Automatistes et ami de Borduas, a déclaré que Borduas « sortait peu », et que les catalogues trouvés dans ses affaires, c’était lui, Abramovitch, qui les lui avait donnés.

 

À peine installé, Borduas travaille au projet de sa première exposition new-yorkaise. Le 13 octobre 1953, soit environ deux semaines après son arrivée à New York, il se rend à un vernissage à la Passedoit Gallery, au 121 de la 57e Rue Est, où il compte exposer. Il doit s’y ennuyer ferme : on y expose les tableaux pseudo-cubistes d’un certain Stefano Cusumano, que personne ne connaît. Quoi qu’il en soit, Georgette Passedoit lui offre bientôt d’exposer à sa galerie. Le 16 novembre, Borduas peut déclarer au critique Guy Viau : « Tout est décidé et signé : ouverture de mon exposition le 5 janvier… ». Vers 1955, Borduas souhaite être représenté à New York par une galerie plus dynamique que la Passedoit Gallery. Il prend contact avec Martha Jackson qui avait ouvert sa galerie au 22 de la 66e Rue Est.

 

Art Canada Institute, Paul-Émile Borduas, Persistence of Blacks (Persistence des noirs), 1955
Paul-Émile Borduas, Persistance des noirs, 1955, huile sur toile, 45,7 x 38,1 cm, collection privée. Cette œuvre a été exposée et vendue par Martha Jackson, la représentante new-yorkaise de Borduas.
Art Canada Institute, label on the verso of Persistence of Blacks
Une étiquette au verso de Persistance des noirs de la Martha Jackson Gallery à New York, où l’œuvre a été laissée en consignation après les expositions à la Biennale de São Paulo et au Museu de Arte Moderna, Rio de Janeiro.

 

À l’époque, la Martha Jackson Gallery n’est pas encore très connue, venant tout juste d’ouvrir l’année précédente. En 1954, avant sa rencontre avec Borduas, Martha Jackson s’était rendue en Europe et avait signé des contrats avec Karel Appel (1921-2006), Sam Francis (1923-1994) et John Hultberg (1922-2005). Peu après que Borduas se soit associé à la galerie, Jackson organise une exposition de l’œuvre de Willem de Kooning (1904-1997) qui remporte un franc succès. Dans les papiers de Borduas, une brève note datée du 20 septembre 1955 indique qu’il avait laissé « quatre tableaux » en consignation à la Martha Jackson Gallery. Excellente initiative. Jackson s’intéressera à son œuvre et le représentera à New York, même après son départ.

 

 

À Paris

Malgré ce qui pourrait paraître un excellent début pour Borduas sur la scène new-yorkaise, il la quitte pour Paris, s’embarquant sur le Liberté le 21 septembre 1955, accompagné de sa fille Janine. À son ami Gilles Corbeil, il déclare : « Ce départ pour Paris est peut-être le point culminant de l’aventure ». Sachant la façon dont les choses tourneront, on ne peut que s’attrister de tant d’espoir et d’optimisme.

 

Martha Jackson tente de le mettre en contact avec la critique parisienne, notamment avec Michel Tapié de Céleyran qui avait inventé le terme « art autre », un concept un peu fourre-tout, puisqu’on y trouve autant de figuratifs, tels que Jean Dubuffet (1901-1985), Jean Fautrier (1898-1964) et Willem de Kooning, que d’abstraits tels que Wols (1913-1951), Hans Hartung (1904-1989) et Serge Poliakoff (1906-1969). C’est Jackson qui le présente à la Tooth Gallery de Londres et aux « two German dealers », c’est-à-dire à la Galerie Alfred Schmela de Düsseldorf, deux contacts qui seront encourageants, surtout le premier. Après des visites à son atelier de Paris pour s’approvisionner en tableaux récents, Jackson continuera d’exposer son œuvre dans sa galerie de New York.

 

Art Canada Institute, Paul-Émile Borduas in Paris, c. 1955
Paul-Émile Borduas à Paris, v. 1955. 

 

Cependant, sa « période parisienne », de 1955 à 1960, est difficile pour Borduas. Il ne réussit à obtenir une exposition particulière qu’en 1959 à la Galerie Saint-Germain, un an avant sa mort. Certes, durant cette période, il reste en contact avec les galeries canadiennes (Max Stern de la Dominion Gallery, à Montréal, et la Blair Laing Gallery, à Toronto) et les collectionneurs canadiens (Gisèle and Gérard Lortie, Gilles et Maurice Corbeil, Gérard Beaulieu, etc.). Il est intégré à des expositions prestigieuses en Europe et en Amérique comme représentant de l’art canadien. On ne peut cependant pas parler d’une percée sur le marché des galeries à Paris, ni d’une forte reconnaissance de son importance comme peintre — rien en comparaison avec Riopelle, qui resta le « peintre canadien » par excellence durant toute cette période.

 

Après le retour à Montréal de sa fille Janine, atteinte d’une maladie mentale, Borduas vit seul à Paris. La précarité de ses ressources, sa sante déclinante et le petit cercle d’amis canadiens donnent l’impression de conditions difficiles. Les expositions qu’il visite à Paris sont ou des démonstrations d’avant-garde mettant en vedette des artistes comme Georges Mathieu (1921-2012), Lucio Fontana (1899-1968) ou Alberto Burri (1915-1995), ou des performances à la limite de l’art, comme celles d’Yves Klein (1928-1962), créateur de la Symphonie monocorde et de tableaux utilisant des modèles nus comme « pinceaux ».

 

Grâce à quelques ventes à des collectionneurs ou à des galeristes canadiens de passage à son atelier, Borduas est en mesure de s’acheter une Citroën, qu’il baptise La veuve joyeuse. Il peut donc interrompre son labeur parisien et faire quelques voyages en Suisse, en Italie, voire en Grèce.

 

Art Canada Institute, cover of the December 1958 issue of the Parisian art journal Cimaise
L’édition de décembre 1958 de la revue d’art parisienne Cimaise, fondée par Herta Wescher, historienne de l’art et championne de Borduas; Composition 37 de Borduas est mise en valeur dans cette édition.  
Art Canada Institute, Paul-Émile Borduas, Forgotten Forms (Formes oubliées), 1958
Paul-Émile Borduas, Formes oubliées, 1958, huile sur toile, 49,5 x 51 cm, Galerie d’art d’Ottawa. Tableau peint durant la période parisienne de Borduas.

 

Borduas est l’un des exposants de Spontanéité et réflexion, une exposition organisée à Paris par l’historienne de l’art Herta Wescher, co-fondatrice en 1953 de la revue de l’art parisienne Cimaise. Marcelle Ferron y participe aussi, ainsi que K.R.H. Sonderborg (1923-2008), Esther Hess (née en 1919), Joseph Zaritsky (1891-1985) et Don Fink (né en 1923). L’exposition se tient à la Galerie Arnaud du 5 au 31 mars 1959. Borduas y présente trois toiles, dont Composition 37, 1958, reproduite dans Cimaise. Sa participation est soulignée par Pierre Restany, un critique influent qui défendra notamment, avec Yves Klein, le Nouveau Réalisme représenté par Arman (1928-2005), Martial Raysse (né en 1936), Daniel Spoerri (né en 1930), Jean Tinguely (1925-1991), César (1921-1998) et d’autres. Restany écrit : « Borduas domine l’ensemble par ses remarquables constructions harmoniques à base de larges touches carrées, intégrées dans un espace aux subtiles blancheurs animées de résonances chromatiques. »

 

Il s’agit donc de la première manifestation significative de Borduas à Paris. Deux mois après, Borduas a (enfin!) sa première exposition solo à Paris, du 20 mai au 13 juin 1959, à la Galerie Saint-Germain. Petite galerie de location de tableaux située dans le même quartier que la Galerie Arnaud, la Galerie Saint-Germain vient d’ouvrir ses portes. Borduas y sera un des rares exposants, car elle ne fera pas long feu. On ignore le contenu exact de la présentation de Borduas — il y aurait eu 17 œuvres exposées — sauf une toile, Abstraction en bleu, 1959, reproduite sur le carton d’invitation.

 

Art Canada Institute, Paul-Émile Borduas, Abstract in Blue, 1959
Paul-Émile Borduas, Abstraction en bleu, 1959, huile sur toile, 92,1 x 73,4 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto. Cette œuvre figure sur l’invitation à la première exposition individuelle de Borduas à Paris, en 1959, à la Galerie Saint-Germain.   

 

Abstraction en bleu est une œuvre remarquable témoignant d’un goût naissant, chez Borduas, pour une sorte de calligraphie composée de signes abstraits. Faut-il y voir un reflet de son désir maintes fois affirmé de visiter le Japon? Mais il va sans dire que l’écriture de Borduas n’est pas une écriture de signes. Le tableau consiste essentiellement en deux mouvements : un à l’horizontale, dans le noir, et l’autre à la verticale, dans le bleu, se divisant en deux branches. I l en résulte un sentiment d’autorité du geste et de nécessité de la figure.

 

Borduas meurt d’un arrêt cardiaque, seul dans son atelier de la rue Rousselet, le 22 février 1960. Sur le chevalet, un tableau presque tout noir. Composition 69 est considéré, jusqu’à ce jour, comme son dernier tableau. Borduas aura travaillé jusqu’à la fin.

 

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