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Mary Pratt est une peintre photoréaliste attachée à la représentation de la lumière et des surfaces en ayant recours à de minutieux détails inspirés par la précision des images photographiques. Elle travaille en effet à partir de clichés, traçant souvent ses compositions à partir de diapositives directement projetées sur la toile ou le papier. Pratt s’efforce de reproduire l’image photographique avec précision, car celle-ci immortalise le jeu de lumière qui capte d’abord son attention. Il arrive souvent que des années s’écoulent entre le moment où la photo est prise et celui où l’artiste en fait son sujet. Plus tard dans sa carrière, Pratt explore les techniques mixtes, combinant la craie, les pastels et l’aquarelle dans des œuvres sur papier de grandes dimensions. Elle expérimente aussi la gravure, dans le cadre d’une série unique dans son œuvre.

 

 

Peindre la photographie

Mary Pratt, Green Grapes and Wedding Presents with Half a Cantaloupe (Raisins verts et cadeaux de mariage avec une moitié de cantaloup), 1993
Mary Pratt, Green Grapes and Wedding Presents with Half a Cantaloupe (Raisins verts et cadeaux de mariage avec une moitié de cantaloup), 1993, huile sur toile, 61 x 91,4 cm, collection d’art de la Banque Royale du Canada, Toronto.

Le style de Mary Pratt est fondé sur la reproduction minutieuse de documents sources, qui sont invariablement des photographies prises depuis la fin des années 1960. Malgré le défilé des outils ménagers, des cadeaux de mariage et des denrées alimentaires, son sujet demeure léger. Son réalisme consiste moins à représenter les choses qu’à exprimer des émotions, des réactions physiques ou des états d’esprit : un éclair de beauté, un mouvement de dégoût. « Je faisais donc la cuisine, le ménage, le repassage et toutes ces choses qu’on fait. Mais le monde est venu à moi. Il m’a sauté aux yeux », déclare Pratt. « Je me suis dit que je n’allais pas peindre quelque chose qui ne m’affectait pas personnellement et physiquement. »

 

Pratt peint à l’huile, après avoir esquissé l’essentiel de sa composition. Souvent, elle projette une diapositive sur sa toile et trace l’image directement. Elle utilise de minuscules pinceaux à poils de martre, destinés à l’aquarelle, et applique une série de petits traits croisés en déposant la couleur à partir d’un des coins supérieurs du panneau vers le bas, et en superposant autant de couches que nécessaire pour obtenir le l’effet de réel qu’elle recherche. Grâce à cette accumulation minutieuse de fines couches de matière, aucun coup de pinceau n’est visible dans ses peintures.

 

Pratt travaille avec un projecteur de diapositives placé à côté de son chevalet qui diffuse l’image source sur un grand écran. C’est cette image éclairée qu’elle peint. La pratique n’est pas nouvelle bien sûr, les artistes utilisent des images photographiques comme références depuis l’invention de la photographie et même la camera obscura – un outil rudimentaire pour la projection de lumière sur toile, à la disposition des artistes depuis la Renaissance. Contrairement à son plus célèbre professeur, Alex Colville (1920-2013), Pratt ne crée pas de squelette géométrique sous-jacent à ses images; elle choisit plutôt de faire la plupart de ses compositions dans l’appareil photo lui-même, à l’exception de quelques montages. « Mesurer la création d’un espace ne m’intéresse pas vraiment », écrit Pratt en 1993. « Quand je dois utiliser des grilles, etc., je ne comprends pas et ça ne m’a jamais semblé important. »  

 

« Pour moi, la surface est la réalité donnée, ajoute Pratt, la fine peau qui façonne et tient ces objets que nous reconnaissons comme des symboles. » La réalité, bien sûr, est un sujet à la fois concret et mutable. Personne ne voit le monde de la même façon et dès l’instant où l’on commence à expliquer ou à définir la réalité comme étant une chose fixe, on se trouve en terrain glissant. 

 

Mary Pratt travaillant sur Service Station (Station-service), 1978
Mary Pratt travaillant sur Service Station (Station-service), dans son atelier de Salmonier, v.1978, photographie de Christopher Pratt.
Mary Pratt, Service Station (Station-service), 1978
Mary Pratt, Service Station (Station-service), 1978, huile sur masonite, 101,6 x 76,2 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.

 

 

La technique du réalisme

Dans l’art du vingtième siècle, le réalisme est largement relégué au camp conservateur, une réponse réactionnaire aux approches plus abstraites et avant-gardistes de création d’images. Dans son livre Peinture et réalité, le philosophe français Étienne Gilson (1884-1978) rejette toutes les formes de peinture, à l’exception de l’abstraction, en ce qu’elles sont désespérément rétrogrades et, faisant écho à la préférence moderniste pour la subjectivité et la psychologie, pas suffisamment réelles. Gilson affirme qu’il y a une différence entre le « réel » et le « visible ». Pourtant, Gilson, qui écrit pendant l’âge d’or de l’expressionnisme abstrait, crée une fausse dualité entre « imitatif » et « créatif ». Soixante ans plus tard, cette analyse ne sonne plus juste; nous savons dorénavant que l’art figuratif n’est pas que simple imitation.

 

Mary Pratt, Emmenthal Cheese in Saran (Fromage emmenthal dans le Saran), 1993
Mary Pratt, Emmenthal Cheese in Saran (Fromage emmenthal dans le Saran), 1993, huile sur tissu de lin, 71,1 x 81,3 cm, collection de Kathleen L. Mitchell.

 

Dans les beaux-arts, le réalisme est perpétuellement chargé de contradictions existentielles. Comme l’écrit l’historienne de l’art Linda Nochlin (1931-2017) : « L’une des causes fondamentales qui minent la notion de réalisme est sa relation ambiguë avec le concept très problématique de la réalité. » Toutefois, cette ambiguïté et ce concept problématique sont au cœur de l’art de Mary Pratt. En fait, le problème du réalisme en est peut-être un de langage — une peinture supposée réaliste n’est ni plus ni moins réelle qu’une peinture abstraite. Autrement dit, ce concept problématique ne commence pas avec Mary Pratt, mais avec nous.

 

Gustave Courbet, Les casseurs de pierre, 1849
Gustave Courbet, Les casseurs de pierre, 1849, huile sur toile, 170 x 240 cm, œuvre détruite pendant la Seconde Guerre mondiale.

L’idée selon laquelle le réalisme présente le monde tel qu’il est supposé être s’enracine dans le premier mouvement réaliste qui a balayé le monde de l’art occidental, mené au dix-neuvième siècle par le peintre français Gustave Courbet (1819-1877). Avant cela, la peinture figurative existait certainement, mais sans qu’on lui appose l’étiquette de « réalisme ». Chez Courbet, le réalisme n’est donc pas affaire de style (car dans la France du dix-neuvième siècle, la plupart des artistes étaient réalistes pour l’observateur contemporain), mais plutôt un désir éprouvé par l’artiste de montrer les choses selon leur nature, telle qu’il la conçoit  — une aspiration qui est à la fois sociale et politique. Courbet peignait des sujets que le monde de l’art bourgeois français avait du mal à regarder, tels que des paysans pauvres et, exemple notoire, un sexe féminin dans L’origine du monde, 1866. En ce sens, Courbet a conçu son réalisme dans un but radical.

 

Dans la peinture académique du dix-neuvième siècle règne une stricte hiérarchie des genres au sommet de laquelle siège le genre de prédilection de Courbet — la peinture d’histoire. Les femmes, qui ne sont pas autorisées par les académies à dessiner d’après le modèle vivant nu, sont souvent reléguées à des genres considérés comme inférieurs, telle la nature morte. Cette différenciation fondée sur le sexe a perduré pendant une bonne partie du vingtième siècle, alors que les peintres masculins du début du modernisme menant à l’expressionnisme abstrait se sont vus attribuer des caractéristiques héroïques, souvent machistes.

 

Les femmes s’inscrivent à la périphérie de ces mouvements, n’approchant qu’un semblant d’égalité de traitement avec l’avènement du féminisme et de son approche politique de la création artistique. En peignant de manière représentative, Pratt (en dépit de l’exemple de ses professeurs masculins réalistes) fait ce que l’on attend d’une jeune femme artiste au milieu du vingtième siècle, du moins au Canada. Mais elle rend également visible une réalité marginalisée. L’accent que met Mary Pratt sur l’aspect sordide de la domesticité et sur la vie d’une femme au foyer qui s’occupe de ses enfants et de son mari, environnée de tous les attributs d’une éducation de classe moyenne, peut être interprété comme un commentaire avec une portée réaliste et sociale. Comme Courbet, Pratt veut montrer le monde, ou du moins son monde, avec toutes ses imperfections.

 

Mary Pratt, Split Grilse (Filets de saumon de l’Atlantique), 1979
Mary Pratt, Split Grilse (Filets de saumon de l’Atlantique), 1979, huile sur masonite, 56,1 x 64 cm, Collection McMichael d’art canadien, Kleinburg.

 

 

De la projection à la peinture

Photographie de la table de la salle à manger de Mary Pratt, v.2000
Photographie de la table de la salle à manger de Mary Pratt, v.2000, photographe inconnu.

La façon avec laquelle Mary Pratt observe ses sujets se transforme au fil du temps. Elle raconte que son processus évolue par étapes : « Je vois quelque chose qui me saisit et je fais la photo — c’est la première chose. Je l’envoie ensuite à Toronto ou ailleurs pour le traitement et puis quand toutes ces diapositives reviennent, j’ai déjà oublié cette première piqûre, cette première piqûre d’enthousiasme. »  

 

Les diapositives sont développées à partir de photographies, imprimées sur une base transparente puis insérées dans des supports en carton ou en plastique pour être projetées à l’aide d’un carrousel. Au milieu du vingtième siècle, les diapositives sont peu coûteuses à produire et largement utilisées par les artistes, les historiens de l’art et les designers, car leur format 35 mm permet une reproduction et une projection à haute résolution.

 

Lorsque Mary Pratt obtient les diapositives tirées d’après ses photos, elle les étale sur une table lumineuse pour les regarder avec des yeux neufs, « pour voir s’il y a quelque chose dont je me souviens. » Cette approche admet une part de découverte, importante pour Pratt. « J’ai à nouveau l’occasion de décider de ce qu’il faut faire de tout ça. Et c’est plutôt excitant, parce qu’on ne peut qu’espérer que les diapositives qu’on a prises nous rappelleront ce moment où on pensait que tout ça allait en valoir la peine, et qu’on s’apprête à faire quelque chose de merveilleux. »

 

Dans des œuvres telles que Salmon on Saran (Saumon sur Saran), 1974, Red Currant Jelly (Gelée de groseilles), 1972, et Cod Fillets on Tin Foil (Filets de morue sur papier d’aluminium), 1974, Pratt pousse ses capacités techniques à leurs limites absolues, maîtrisant l’art de transmettre des informations visuelles complexes. Par exemple, la pellicule plastique Saran Wrap est en fait rendue par une série de fines lignes blanches ou grises, sa transparence étant complétée par l’expérience optique du spectateur, dans une sorte de trompe l’œil. Le papier aluminium sur lequel reposent les pots de gelée ou les filets de morue est composé de riches gris, violets, blancs et noirs — une surface remarquable, presque liquide, qui, à travers l’œil qui la perçoit, s’emboîte dans la surface réfléchissante et nette de la feuille de métal. Comme le dit Pratt à propos de la confection de ces œuvres, « Il me fallait oublier ce qu’elles étaient — je devais les considérer comme de simples formes et volumes. »

 

Mary Pratt, Glassy Apples (Pommes lustrées), 1994
Mary Pratt, Glassy Apples (Pommes lustrées), 1994, huile sur toile, 46 x 61 cm, Galerie d’art Beaverbrook, Fredericton.

 

La production de la plupart des peintures de Pratt s’étend sur une longue période. Parfois, des années passent entre la prise de la photographie et la réalisation du tableau. Ce temps écoulé, l’attention qui se déplace d’une observation immédiate à une étude minutieuse, est à bien des égards un moment aussi important dans l’évolution de Pratt que sa décision initiale de peindre à partir de diapositives. Ce qui a commencé comme un désir de figer le temps, de saisir les moments fugaces auxquels elle répond avec un sentiment viscéral puissant, est devenu une conception du monde.

 

Il est important de rappeler que la photographie est loin d’être instantanée à la fin des années 1960. Pour Pratt, il peut s’écouler des semaines, voire plus, avant que les diapositives développées ne soient disponibles. Il faut d’abord utiliser au complet le rouleau de film dans l’appareil photo, puis déposer le rouleau exposé quelque part à St. John’s pour le faire développer; quelques semaines plus tard, il faut encore le récupérer. Pratt apprend à regarder les diapositives comme des images en elles-mêmes, pour voir si elle parvient à se souvenir de ce qui a été si fort en elle pour qu’elle ait ressenti le besoin de la saisir.

 

Mary Pratt, Two Stone Birds in the Spring (Deux oiseaux de pierre au printemps), 2002
Mary Pratt, Two Stone Birds in the Spring (Deux oiseaux de pierre au printemps), 2002, huile sur masonite, 40,6 x 45,7 cm, collection privée.
Mary Pratt, The Doll’s House (La maison de poupée), 1995
Mary Pratt, The Doll’s House (La maison de poupée), 1995, huile sur tissu de lin, 45,7 x 61 cm, collection privée.

 

Parfois, l’image est aussi fraîche à la mémoire de Pratt qu’au moment où elle l’a vue dans la vie réelle. D’autres tombent à plat. Au cours de la carrière de l’artiste, les diapositives se sont accumulées en piles croissantes, dans l’attente d’être utilisées. La plupart ne le seront jamais, restant dans des boîtes dans l’espace d’entreposage de son atelier ou bien jetées.

 

 

Saisir la lumière

Mary Pratt dans son atelier, v.1990s
« Pendant que Mary travaille à ses peintures, elle a vue sur la rivière Salmonier », années 1990, photographie de John Reeves.

« La photographie immobilise tout, on peut donc regarder les choses et voir comment elles fonctionnent. » Frappée par la lumière filtrant au travers des pots de gelée que sa mère plaçait dans la cuisine, et tentant de recréer l’expérience pour elle-même, la jeune Mary Pratt remplit des pots avec de l’eau qu’elle teinte avec du colorant alimentaire. Posés sur le rebord de sa fenêtre, ces pots reflètent une lumière colorée dans sa chambre (Jelly Shelf (Pots de gelée), 1999). À l’époque, Pratt se délecte aussi de la lumière des vitraux de la Wilmot United Church, qui illuminent les dimanches de son enfance. Son défi, toujours, est de saisir ces moments touchés par la lumière. Pratt a besoin d’un moyen pour ralentir le temps, et les diapositives ont ce pouvoir.

 

Pratt résiste d’abord à l’utilisation de photographies, qui lui donne l’impression de tricher et semble aller à l’encontre de sa formation. Pourtant, pourquoi ne pas profiter d’un outil aussi utile? Comme le peintre David Hockney (né en 1937) le fait valoir de manière convaincante, les instruments optiques tels que la camera obscura sont disponibles même pour les grands maîtres, sans compter que les peintres ont utilisé des aides semblables à la photographie, comme source et matériel de recherche, pendant des siècles. Malgré cela, Pratt doit faire face à la banalisation de son travail, qualifié de simple documentation — « une imitation honnête développée à partir d’exercices en illustration de produits faits à l’école d’art commercial », tel que l’écrit un critique.

 

Pratt admet en effet avoir un intérêt pour l’imagerie commerciale. Comme tant de Nord-Américains de sa génération, elle grandit dans une ville où il n’y a pas de musée d’art. (La Galerie d’art Beaverbrook, à Fredericton, ouvre ses portes en 1959; Pratt a alors vingt-quatre ans, elle est mariée et établie à Terre-Neuve). C’est par le biais des médias de masse de son époque, en particulier des magazines, que Pratt voit pour la première fois des images peintes dont la couleur, le luxe et la brillance la saisissent. De ces pièces, dépourvues de coups de pinceau visibles, se dégage une sensualité manifeste à laquelle l’artiste est sensible.

 

Mary Pratt, Ginger Ale and Tomato Sandwich no. 1 (Ginger Ale et sandwich aux tomates no 1), 1999
Mary Pratt, Ginger Ale and Tomato Sandwich no. 1 (Ginger Ale et sandwich aux tomates no 1), 1999, aquarelle sur papier, 66,7 x 43,8 cm, collection privée.

 

Fondée sur l’usage de diapositives, l’approche de Pratt lui permet de recréer cet effet à ses propres fins, plutôt qu’à des fins commerciales. Bien qu’elle ait l’impression d’avoir franchi une sorte de frontière en utilisant la photographie, son isolement physique à Salmonier et son isolement intellectuel, et auto-imposé, du monde de l’art révèlent qu’elle ne connaît pas grand-chose sur le Pop art, la peinture photoréaliste et les nombreuses façons dont les photographies transforment alors l’art moderne et contemporain.

 

L’utilisation de photographies donne au travail de Pratt son côté avant-gardiste. Comme le fait valoir l’historienne de l’art Gerta Moray, sa peinture répond au grand défi du vingtième (et vingt-et-unième) siècle rencontré par la peinture face aux médias de masse : « Les tableaux de Mary Pratt sont des peintures réalisées après la mort de la peinture », écrit Moray. Bien entendu, les rapports sur la mort de la peinture ont été, comme pour la mort de Mark Twain, grandement exagérés. L’utilisation de photographies, la référence à une imagerie commerciale et la représentation d’objets banals sont autant de stratégies suivies par divers artistes, notamment les artistes pop, comme Andy Warhol (1928-1987), lui-même un ancien artiste commercial, ou par des artistes que l’on peut moins facilement catégoriser, tel Gerhard Richter (né en 1932).

 

« L’une des choses que j’ai apprises en utilisant la photographie, révèle Pratt, c’est que je n’ai pas à faire face à la réalité — cela me distancie de la réalité et me permet d’y penser en termes de formes, de volumes et de couleurs. Si j’essayais de faire la vraie chose, je m’assoirais et je pleurerais! »

 

Mary Pratt, Basting the Turkey (L’arrosage de la dinde), 2003
Mary Pratt, Basting the Turkey (L’arrosage de la dinde), 2003, huile sur toile, 40,6 x 43,2 cm, collection de Michael et Inna O’Brian.

Contrairement à Christopher Pratt et à Alex Colville, Mary Pratt n’utilise pas la photographie comme modèle pour peindre. Au lieu de cela, elle traduit directement la photographie en peinture. Elle tente de recréer la lumière que l’appareil photo a enregistrée. Autre aspect également important de son travail : elle imite la manière dont l’image est rendue — la mise au point, la profondeur de champ — qui reflète l’objectif mécanique de l’appareil photo plutôt que l’œil humain. Le flou ou la netteté non naturelle sont des éléments qui, parmi bien d’autres encore, sont représentés par Pratt tels qu’ils figurent sur la photographie. « Eh bien, je travaille avec un appareil photo, explique-t-elle, et c’est ce qu’il me donne. » 

 

L’utilisation de photographies comme donnée initiale permet à Pratt de se concentrer sur le sujet qui lui est le plus cher — les objets qui baignent dans la lumière. Elle se souvient d’ailleurs de sa première réaction physique à son contact : « Une fois, quand j’étais enfant, ma mère m’a tricoté un joli chandail rouge. Je l’ai balancé sur ma chaise, près de mon lit, et quand je me suis réveillée, le soleil brillait à travers le chandail rouge et j’ai adoré. J’ai couru à la maison pour le revoir et quelqu’un avait rangé le chandail. Je me suis sentie volée. » Rendue adulte, Pratt se tourne vers la photographie pour corriger cette erreur et pallier au fait que « la lumière ne reste pas immobile assez longtemps pour [qu’elle] puisse l’attraper. » 

 

 

Échelle

Le processus de Mary Pratt est si détaillé que, pour ses huiles, elle a tendance à privilégier la petite échelle et à traduire ses sujets domestiques en des formats modestes. Toutefois, de nombreuses œuvres font exception, telles que sa série Donna ainsi que plusieurs des dessins en techniques mixtes qu’elle réalise à la fin des années 1980 et dans les années 1990.

 

Dans sa série Donna, Pratt travaille à plus grande échelle : les deux œuvres Girl in My Dressing Gown (Fille dans mon peignoir), 1981, et This Is Donna (Voici Donna), 1987, sont approximativement aux deux tiers de la taille réelle, ce qui augmente considérablement l’effet de confrontation qu’elles suggèrent. Avec la série Fires (Feux), notamment Burning the Rhododendron (Rhododendron en flammes), 1990, Pratt découvre qu’en utilisant des pastels et des craies de couleur, elle est capable de travailler à une échelle bien supérieure à tout ce qu’elle a tenté à l’huile. Ce changement de moyen d’expression est en partie dû aux contraintes physiques imposées par la vieillesse et une santé déclinante.

 

Mary Pratt, Dishcloth on Line #3 (Chiffon à vaisselle sur corde à linge #3), 1997
Mary Pratt, Dishcloth on Line #3 (Chiffon à vaisselle sur corde à linge #3), 1997, technique mixte sur papier, 57,2 x 76,2 cm, collection du gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador, The Rooms Provincial Art Gallery, St. John’s.
Mary Pratt, Self-Portrait (Autoportrait), 2002
Mary Pratt, Self-Portrait (Autoportrait), 2002, aquarelle et craie sur papier, 57,8 x 76,5 cm, Owens Art Gallery, Université Mount Allison, Sackville.

 

Pratt commence ses dessins de la même façon que ses peintures, c’est-à-dire en projetant une image sur le papier et en traçant les contours. Elle travaille avec des pastels à l’huile ainsi qu’à la craie et complète avec de l’aquarelle. Elle décrit dans son journal le processus de réalisation de l’un d’entre eux, Big Spray at Lumsden (Forts embruns à Lumsden), 1996 :

 

J’ai commencé par établir tout le blanc avec du pastel à l’huile — l’écume et la mousse et le spray et les gouttes de spray, la luminosité qui tombe, la lumière. Puis j’ai « dessiné » le détail à l’aquarelle. Puis, à la craie de pastel blanc, j’ai rempli les parties de la vague qui étaient vraiment floues à cause de l’écume. Ensuite, j’ai recommencé avec les pastels à l’huile pour « généraliser » le fond de mer, de terre et de ciel. Aujourd’hui, je pense que je vais revoir la composition avec de l’aquarelle pour lier tout ça ensemble et la rendre plus riche et plus simple

 

Mary Pratt, Big Spray at Lumsden (Forts embruns à Lumsden), 1996
Mary Pratt, Big Spray at Lumsden (Forts embruns à Lumsden), 1996, technique mixte sur papier, 103,5 x 151,8 cm, Banque canadienne impériale de commerce.

 

La série de gravures sur bois que Pratt réalise selon le procédé japonais de l’ukiyo-e, en collaboration avec le maître graveur Masato Arikushi (né en 1947), constitue sa seule importante tentative avec ce moyen d’expression. Les dix estampes de la série Transformations, réalisées entre 1995 et 2002, sont toutes tirées à soixante-quinze exemplaires et elles ont comme point de départ des huiles ou des aquarelles existantes. Pratt corrige la couleur des épreuves et fait des dessins qui montrent différentes façons d’adapter l’image originale en gravure. Cette approche artistique est inédite pour elle et elle remarque que la sensibilité d’Arikushi se reflète aussi dans les œuvres. « Peu à peu, ses propres idées se sont mêlées à mes images originales et j’ai détecté sa propre imagerie s’insérer dans la mienne. J’aimais cela. Tout était en harmonie. »

 

En 2013, Mary Pratt cesse de peindre. Ses problèmes de santé, notamment l’arthrite, une maladie auto-immune, et la détérioration de sa vue, rendent son travail trop difficile. Lorsqu’on lui prescrit des antidépresseurs, Pratt confie à son médecin que sous l’influence du médicament elle pourrait ne plus peindre. Il lui assure qu’elle sera capable de peindre mieux que jamais. « Eh bien, il avait tort et j’avais raison », déclare-t-elle en 2014. Sa dernière rétrospective, en tournée de 2013 à 2015, lui laisse une impression douce-amère : « Je crains que ce soit en quelque sorte terminé », laisse-t-elle tomber.

 

Mary Pratt, Pears on a Green Glass Plate (Poires sur une assiette de verre vert), 1998
Mary Pratt, Pears on a Green Glass Plate (Poires sur une assiette de verre vert), 1998, gravure sur bois en couleurs sur papier japon épais, 41,6 x 61 cm, Owens Art Gallery, Université Mount Allison, Sackville.

 

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