Table du souper 1969
En 1969, Mary Pratt est frappée par une expérience qu’elle appellera plus tard une de ses « épiphanies ». L’ensemble de condiments, de hot-dogs non consommés, de tasses de thé, de verres de lait et d’écorces d’orange qui gisent sur sa table ne semble peut-être pas approprié pour devenir le sujet d’une peinture, mais Pratt y voit bien quelque chose. Un moment de lumière fugace s’incarne comme inspiration et direction nouvelle. Comme souvent, l’artiste s’empresse d’aller chercher son matériel à dessin pour traduire l’effet de la lumière sur ces restes d’un repas familial.
Comme le rapporte Sandra Gwyn, « Christopher lui disait qu’elle était folle. La lumière aurait disparu avant même qu’elle ne puisse produire ses peintures. Elle s’est obstinée et a commencé à faire un dessin. Christopher l’a regardée, n’a rien dit, a quitté la pièce et est revenu avec son appareil photo. Il a pris quelques clichés rapides de la lumière qui baissait maintenant et qui éclairait les restes du repas sur la table. Un mois plus tard environ, il lui apportait les diapositives. »
Pour Mary, ces diapositives sont une révélation, égale à sa prise de conscience antérieure de vouloir peindre la « charge érotique » qu’elle ressent parfois en apercevant la lumière sur des objets familiers du quotidien : « Je pouvais voir tant de choses que je n’avais jamais vues auparavant, toutes sortes de jeux de lumières et d’ombres, et comment une bouteille de ketchup n’a pas juste un extérieur, mais un intérieur aussi. » Pratt peint désormais à partir de photographies, en dépit de son inquiétude initiale envers un processus qui lui donnait le sentiment de « tricher ».
Bien que Table du souper, 1969, soit peinte de façon plus nette que The Bed (Le lit), 1968, la précision des œuvres ultérieures de Pratt ne s’y déploie pas encore. La composition est également différente. En travaillant à partir de diapositives plutôt que d’esquisses et de son souvenir d’un sentiment, Pratt se trouve à recréer non pas une impression, mais l’image photographique réelle. Le bouchon de la bouteille de ketchup, par exemple, se trouve à une extrémité de la table; la bouteille elle-même est à l’autre extrémité. Les écorces d’orange ridées sont reproduites telles qu’elles apparaissent sur la photographie, sans qu’elles aient été supprimées ou simplifiées pendant le processus pictural.
Avec Le lit, 1968, Pratt trouve le thème qu’elle va exploiter sa carrière durant : les moments où le calme et l’ordinaire du quotidien se trouvent chargés de sens. Avec la photographie, et plus précisément avec l’utilisation de diapositives, elle découvre un outil parfaitement adapté à sa technique qui lui permet de saisir ces moments éphémères de lumière.
Avec Table du souper, 1969, le style de Mary Pratt tend vers le photoréalisme, un type de peinture qui imite la précision et la composition d’images photographiques, qui en sont souvent les bases. Tom Smart associe Table du souper avec le moment où Pratt adopte « avec force » le photoréalisme et « l’environnement immédiat de sa maison de Salmonier » comme principal sujet. Cette œuvre s’inscrit également dans la longue tradition de la nature morte dans l’histoire de l’art occidental — évoquant plus particulièrement Chardin (1699-1779) et Vermeer (1632-1675) — dont les sujets se rapportent souvent aux repas domestiques simples de la vie quotidienne. Pratt y reviendra tout au long de sa carrière.