Greg Curnoe puise son inspiration autant dans la bande dessinée que chez les modernistes du vingtième siècle. Il découvre l’anarchisme, le texte, le collage, les objets trouvés et l’assemblage dans l’œuvre de Marcel Duchamp (1887-1968), de Francis Picabia (1879-1953) et de Kurt Schwitters (1887-1948). Henri Matisse (1869-1954), Robert Delaunay (1885-1941) et Cornelis « Kees » Van Dongen (1877-1968) l’influencent aussi. Son recours au texte et aux couleurs claires sera constant durant toute sa carrière, tout comme sa pratique de faire de l’art à partir des « trucs » de son quotidien.
Dada nouvelle version
La bande dessinée est probablement l’influence artistique la plus ancienne et la plus durable pour Greg Curnoe. Comme l’explique le professeur d’anglais Ross Woodman : « Son enfance est influencée par les comics. Mickey Mouse, Goofy, The Shadow, Plastic Man et Captain Marvel sont ses personnages préférés. » Son talent naturel pour le dessin le pousse à créer ses propres caricatures et bandes dessinées, comme Dutch Dill Pickle, v. 1948.
Curnoe adopte le style bédé : couleurs primaires et secondaires vives sans modelé, combinaison de mots et d’images, et juxtaposition de couleurs complémentaires pour accroître leur intensité.
En 1954, lors de ses études au Special Art Program à l’école secondaire H. B. Beal, Curnoe découvre Marcel Duchamp (1887-1968) et les dadaïstes, et il lit l’ouvrage Vision in Motion (1947) de László Moholy-Nagy. Il remarque probablement la façon dont ce célèbre professeur du Bauhaus associe l’image et le texte, ainsi que ses convictions au sujet de l’interconnectivité de l’art et de la vie. Une autre source d’information importante, qu’il lit pour la première fois en 1957, est le célèbre The Dada Painters and Poets: An Anthology (1951) de l’artiste Robert Motherwell (1915-1991) qui traite en images et en textes de Duchamp, Kurt Schwitters (1887-1948) et Francis Picabia (1879-1953). Il est attiré par les dadaïstes et leur travail avec les objets trouvés, l’assemblage, le texte et le collage, ainsi que par l’anarchie, l’humour, le hasard, le pacifisme et l’importance qu’ils attachent à l’art conceptuel.
S’inspirant de la tradition dadaïste, et particulièrement de Schwitters, Greg Curnoe réalise dès 1961 des collages d’objets éphémères de son quotidien (billets d’autobus, étiquettes, déchets ramassés dans la rue, chèques périmés, comics, coupures de journaux…) sur des feuilles de papier de formes diverses, auxquels il ajoute du texte au pochoir ou au moyen de timbres en caoutchouc.
Dada constitue une influence omniprésente dans la carrière de Curnoe dès 1961 avec son Drawer Full of Stuff (Tiroir plein de choses) et jusqu’à son dernier portrait de vélo taille réelle (mais non fonctionnel) : Funny Bike (Drôle de vélo), 1985-1986, un assemblage constitué d’un véritable cadre de bicyclette muni de roues en bois peint.
Puisque le pop art a des racines dans le dadaïsme, on ne s’étonnera pas de la présence d’œuvres de Greg Curnoe dans des expositions de pop art, d’autant plus que la critique d’art Lucy Lippard parle de lui dans son ouvrage Le Pop Art, devenu un classique depuis sa parution en 1966. Elle y écrit : « […] quant à Greg Curnoe, son lien le plus évident avec le Pop Art réside dans la manière schématique dont il exécute ses personnages ainsi que dans l’emploi fréquent d’une discrète “légende” en haut de ses toiles. »
Curnoe intègre de nombreux éléments caractéristiques du pop art (couleurs vives, texte, personnages évoquant la bande dessinée et objets familiers) avant même que ce mouvement soit connu. Le critique d’art Gary Michael Dault décrit la singularité de son approche : « Les artistes pop peignent des objets universels, généralisés et souvent banals. Curnoe, par contre, représente les objets et événements locaux, personnels et prenants qui constituent sa vie. […] Ce n’est pas du pop art, c’est Curnoe qui rend publics ses propres intérêts. »
Des mots, des mots, encore des mots
Greg Curnoe s’intéresse au texte depuis l’enfance, époque où il reçoit un jeu de timbres en caoutchouc et de petites lettres qu’il peut glisser dans une réglette de trois lignes. Il publie à l’occasion un bulletin avec son cousin Gary Bryant, qui possède une presse à tambour. Curnoe fait aussi des expériences avec les vieux timbres dateurs que son père lui rapporte du bureau. Il dit : « C’était tout naturel pour moi d’associer du texte et des caractères à une image. Et j’ai vite compris qu’on peut faire des choses avec le texte qui sont impossibles avec une illustration. » C’est pourquoi il existe peu d’œuvres de Curnoe qui ne comportent aucun texte sous une forme ou une autre. Il redouble d’intérêt pour le texte quand il découvre que les dadaïstes en font usage, mais il l’utilise d’une façon qui lui est propre.
En 1961, Curnoe se procure un nouvel ensemble de timbres en caoutchouc représentant des lettres majuscules. Il s’en rachètera beaucoup d’autres au fil des ans. Ses premières œuvres textuelles sont des listes (les noms des garçons avec qui il a grandi, par exemple) et souvent très simples : des mots en lettres noires imprimées une à la fois combinée à des textes « trouvés ». De 1962 à 1989, il réalise aussi plus d’une douzaine de livres en exemplaire unique.
En 1968, Curnoe crée au moyen de timbres les six tableaux monumentaux qui constituent View of Victoria Hospital, First Series : Nos. 1–6 (Vue de l’hôpital Victoria, première série, nos 1-6). Le critique d’art John Noel Chandler souligne qu’on ne peut surestimer la signification de cette œuvre textuelle : « Ce qui est probablement le plus innovateur et le plus saisissant dans ce travail de Curnoe, c’est qu’en représentant le paysage physique par des mots, qui sont plus abstraits que des représentations visuelles (du moins dans une langue phonétique comme la nôtre), tout en utilisant une langue aussi simple et concrète que possible, il a résolu le paradoxe très intéressant de faire des images qui sont simultanément abstraites et concrètes, ce qui nous amène à remettre en question la valeur du dualisme. »
Dans l’œuvre de Curnoe, le texte est imprimé à l’aide d’un timbre, tracé au pochoir, en relief ou écrit à la main, et c’est le format du support qui détermine la coupure des mots. Curnoe explique : « J’ai découvert que les caractères sans empattement ne se lisent pas aussi facilement que les polices plus traditionnelles qui en comportent. Autrement dit, les lettres se démarquent bien, elles ne disparaissent pas. Cette méthode vous force à contempler et à lire en même temps. »
Lecteur omnivore, Curnoe se constitue au fil des ans une riche bibliothèque. Les anthologies de poèmes, les catalogues d’exposition, les atlas, les romans, les livres sur l’art et les catalogues de pièces de vélo se disputent l’espace sur ses rayons. Le Voyeur (1955) de l’auteur et cinéaste français Alain Robbe-Grillet exerce une influence durable sur son œuvre : la langue précise et l’absence de métaphore de ce roman est l’équivalent littéraire du style visuel que Curnoe développe au début des années 1960 : « Ce roman demeure l’un de mes préférés et confirme mon intérêt pour un langage accessible et des descriptions simples qui vont droit au but. »
Avec leurs descriptions claires (une en mots et l’autre en images avec texte d’accompagnement) de l’établissement face à son atelier, de l’autre côté de la rivière, les deux vues de l’hôpital Victoria sont un exemple parfait de l’influence de Robbe-Grillet.
Couleurs électrisantes
Quand on pense à Greg Curnoe, c’est souvent sa palette de couleurs saturées, intenses et captivantes qui nous vient à l’esprit, peu importe la technique qu’il utilise. Curnoe devient un maître de l’application de pigment, généralement très lumineux, qu’il s’agisse de peinture fluorescente ou d’un autre type de produit industriel, d’huile, d’acrylique, d’aquarelle ou de pastel.
Son adresse est remarquable, considérant que Curnoe est légèrement daltonien et confond les verts et les rouges. Il ne voit pas le monde en gris, comme on le croit parfois, mais il se peut qu’il éprouve de la difficulté à distinguer deux couleurs superposées. C’est probablement pourquoi il adopte la technique consistant à placer les couleurs vives côte à côte sans jamais les chevaucher comme stratégie consciente pour les voir clairement.
Ses tableaux antérieurs à 1960 — son autoportrait de 1956, par exemple — sont plutôt monochromes et plus éteints que ses travaux subséquents, comme Girl (Fille), 1960. L’impression à l’encre noire sur un collage de papiers divers ou sur une surface monochrome comme dans les œuvres The True North Strong and Free, Nos. 1–5 (Le vrai Nord fort et libre, nos 1-5), 1968 ou Deeds #5 (Titres notariés #5), 19-22 août 1991, pourrait être une autre stratégie d’accommodement. Son admiration pour les peintres montréalais Guido Molinari (1933-2004) et Claude Tousignant (né en 1932) pourrait s’expliquer par leur usage de couleurs vibrantes qui ne se chevauchent pas.
Curnoe approfondit ses connaissances sur les pigments au fil des ans. Il fait des recherches sur leurs origines et se passionne pour leurs noms romantiques comme « bleu de Brême » et « lac viennois ». Il comprend la théorie des couleurs et utilise les couleurs complémentaires pour produire un effet percutant, en particulier avec sa combinaison préférée : bleu et orangé. L’artiste Robert Fones (né en 1949) observe : « Curnoe considère les pigments comme un alphabet prêt à utiliser, doté d’associations universelles et locales. »
Sa maîtrise de l’aquarelle, une technique probablement acquise à l’école d’art, est indiscutable et durant toute sa carrière il peindra de petits paysages. Il applique la couleur lumineuse et translucide sur le papier sec, ce qui est un bon choix pour faire des pochades quand il est en déplacement.
Curnoe utilise parfois la couleur de façon rationnelle, mais à d’autres occasions, il fait des choix inhabituels, comme dans une série de vingt autoportraits réalisés à l’été 1992. Dans Self-Portrait #17 (Autoportrait #17), la représentation d’une œuvre en cours d’exécution, nous constatons que Curnoe commence par tracer les contours de sa tête et de ses traits au crayon et à indiquer la date. Ensuite, il applique le fond bleu à l’aquarelle au pinceau et imprime le nombre 17 dans le coin supérieur droit avant de remplir les zones dessinées avec des couleurs arbitraires, notamment orangé, jaune et bleu (ses préférées).
À l’origine, Curnoe privilégie la peinture sur support de bois pour ses œuvres de grand format, mais en 1973, il choisit plutôt l’aquarelle pour réaliser le premier de dix portraits de vélo à grande échelle. C’est un projet risqué puisqu’à l’aquarelle, on ne peut pas recouvrir une première couche en cas d’erreur, sans compter le prix élevé des grandes feuilles de papier. Il peint plusieurs autres aquarelles de grand format, notamment Homage to Van Dongen # 1 (Sheila) (Hommage à Van Dongen #1 [Sheila]), 27 juin 1978 – 23 novembre 1979. La plus grande de ces œuvres est la magnifique et inspirée Short Wave Radios on Long Board (Radios à ondes courtes sur long panneau), 1987. Une commande de Blackburn Radio Inc., une entreprise familiale de London possédant des stations radiophoniques un peu partout dans le sud-ouest ontarien (le « Souwesto »), cette œuvre témoigne de l’intérêt que Curnoe manifeste depuis longtemps pour la radio. Il s’agit par ailleurs d’un superbe exemple du coup de pinceau sensuel de l’artiste.
Innovant sans cesse, Curnoe fait des expériences et choisit le style, la technique et la matière les plus appropriés pour exprimer ses idées. Son œuvre, définie par ses expériences de vie et rendue avec une virtuosité technique extraordinaire, demeure un testament d’une vie vécue autour de la création, une vie où l’art était la vie et la vie était l’art.