Pendant que la majorité des artistes canadiens se tournent vers les procédés de l’abstraction moderne, Norval Morrisseau rejette, quant à lui, ces approches contemporaines au profit d’une esthétique visuelle plus directement inspirée de ses origines culturelles anishinabées. Ce faisant, il crée un style qui lui est propre.
Premières expériences avec des références culturelles
Lorsqu’il commence à réaliser des œuvres à la fin des années 1950, Norval Morrisseau feuillette les livres que lui fournissent ses amis artistes Joseph et Esther Weinstein, ainsi que Selwyn Dewdney, pour en tirer des enseignements utiles. Il est fasciné par les reproductions en couleurs des œuvres de Pablo Picasso (1881-1973) et d’Henri Matisse (1869-1954). Il étudie diverses pièces d’art maya et examine attentivement les formes et les thèmes des sculptures de la côte Nord-Ouest. Toutefois, le style de Morrisseau s’inspire avant tout de l’art et des enseignements spirituels anishinabés. Comme le résume le conservateur David W. Penney :
La grande perspicacité de Morrisseau, que l’on peut voir sans posséder de connaissances ésotériques, est d’avoir compris le caractère transitoire et relationnel de toute chose. Dans ses peintures monumentales, ses personnages habitent des univers où ils sont invariablement plongés dans des états de transmission et de transformation. Il nous révèle la vision anishinabée d’un lieu intrinsèquement lié aux êtres, humains et non humains, un lieu matériel et immatériel, un lieu auquel ils appartiennent et qu’ils incarnent plus qu’ils ne l’occupent.
C’est sa conception holistique et interconnectée du monde qui nous offre un point d’entrée pour mieux comprendre son style artistique.
Les premières œuvres de Morrisseau, réalisées dans les années 1960, notamment Ancêtres célébrant le rituel de la tente tremblante (Ancestors Performing the Ritual of the Shaking Tent), v. 1958-1961, témoignent de ses liens étroits avec les aînés anishinabés des générations précédentes. Peintes sur écorce de bouleau dans des tons de terre, ces œuvres renvoient délibérément aux légendes et à l’imagerie de la culture traditionnelle anishinabée, notamment à l’art rupestre et aux rouleaux sacrés de la Midéwiwin, la Société de la grande médecine. Esprit aquatique (Water Spirit), 1972, par exemple, s’apparente au pictogramme de Michipichou du site d’Agawa, situé dans le nord-ouest de l’Ontario. Mais bien que ces images présentent un même sujet et une même structure, Morrisseau se sert d’éléments formels comme la composition, la couleur et la ligne pour explorer des approches novatrices dans son art.
La composition
Tout au long de sa carrière, Norval Morrisseau recourt à une même approche classique et équilibrée de la composition, tel que l’illustre Deux orignaux se battant (Two Moose Fighting), 1964. Aussi, il situe souvent ses sujets dans une pyramide, avec une image centrale, ou dans un agencement symétrique composé de deux figures ou groupes en équilibre dans le bas de la composition. Sans titre (La transformation de l’Oiseau-Tonnerre) (Untitled [Thunderbird Transformation]), v. 1958-1960, est l’une des premières œuvres qui utilisent ce type de structure proportionnée. Morrisseau positionne les deux figures face à face pour atteindre un équilibre et encadre leurs têtes de trois cercles représentant des soleils ou des cercles fragmentés. Dans Androgynie (Androgyny), 1983, réalisée plus d’une vingtaine d’années plus tard, l’imposant Oiseau-Tonnerre sert d’ancrage à l’agencement symétrique de figures disposées de part et d’autre de deux formes ovoïdes dans la partie centrale. Ce sont toutefois les portraits, toutes périodes confondues, qui témoignent le mieux de la préférence de Morrisseau pour les compositions centrales stables autour d’un point focal précis, ainsi qu’en témoignent Christ indien (Indian Jesus Christ), 1974, et L’artiste s’unit à la Terre-Mère (Artist in Union with Mother Earth), 1972.
Même s’il revient à cette structure symétrique à maintes reprises, Morrisseau est un artiste novateur, et il ne se complaît pas dans un style ou une technique. Il expérimente souvent : Oiseaux-Tonnerre impressionnistes (Impressionist Thunderbirds), 1975, par exemple, conserve un point focal central, mais le fond abstrait, très pictural, témoigne nettement de sa connaissance des styles modernes européens, comme l’impressionnisme. De plus, ce tableau démontre clairement qu’il cherche de nouvelles façons de représenter son Oiseau-Tonnerre.
La couleur
Bon nombre des premières œuvres de Morrisseau réalisées au milieu et à la fin des années 1950 sont des dessins au trait sur écorce de bouleau, comme Sans titre (La transformation de l’Oiseau-Tonnerre) (Untitled [Thunderbird Transformation]), v. 1958-1960. Il expérimente d’abord avec des crayons de couleur puis avec de la peinture à l’huile, mais au début des années 1960, il commence à travailler à l’acrylique. Contrairement à beaucoup d’autres artistes, il mélange rarement ses couleurs, préférant plutôt appliquer la peinture directement du tube. Outre le fait d’utiliser une variété de pinceaux, Morrisseau ajoute souvent de petites touches de peinture au doigt à divers endroits de la composition, créant ainsi des empâtements épais et irréguliers, ou des couches de peinture, sur la toile.
Bien qu’il soit reconnu comme un coloriste audacieux, Morrisseau modifie sa palette, surtout à la fin des années 1950 et au début des années 1960, et emploie des teintes de terre afin de rapprocher certaines œuvres de la peau tannée, de l’écorce de bouleau et d’autres éléments naturels caractéristiques de ses racines anishinabées. Mais même lorsqu’il s’en tient à une palette limitée, comme dans Migration, 1973, l’artiste tient compte de la signification des couleurs dans l’ensemble de l’œuvre. Son traitement du vert et du rouge dans Le cadeau (The Gift), 1975, évoque symboliquement la juxtaposition des croyances des missionnaires et des chamans; même sans couleurs hardies, le rendu intense des yeux, comme c’est le cas dans d’autres tableaux, en font le point focal et le symbole de différents états spirituels. Au sujet de son procédé pictural, Morrisseau déclare : « Les couleurs sont quelque part dans mon esprit. En fait, je ne sais jamais d’avance où elles iront. Je les vois presque distinctement. »
Les couleurs se font plus audacieuses et plus vives dans ses œuvres des années 1970, particulièrement après sa découverte d’Eckankar. Morrisseau explique : « Nous pouvons apprendre à guérir par la couleur. […] Mon art rappelle à beaucoup de gens ce qu’ils sont. […] Il arrive souvent que des gens me disent que je les ai guéris de quelque chose qui les faisait souffrir. […] C’est grâce à la couleur. » Des œuvres comme Chaman et disciples (Shaman and Disciples), 1979, Homme se métamorphosant en Oiseau-Tonnerre (Man Changing into Thunderbird), 1977, Androgynie (Androgyny), 1983, et Observations du monde astral (Observations of the Astral World), v. 1994, comportent des pigments cuivre, jaunes et turquoises, qui deviendront les couleurs emblématiques de Morrisseau, et traduisent la clairvoyance, la légèreté et la spiritualité épousées par Eckankar.
La ligne
Norval Morrisseau, qui tend à peindre rapidement et intuitivement, n’est pas réputé pour la précision de son dessin. Comme le montre une photographie où on le voit en train de peindre le tableau Androgynie (Androgyny), 1983, sa touche expressionniste est irrégulière, et de grands pans de couleurs composant l’arrière-plan semblent inégaux. Les contours noirs unissent cependant tous les éléments de l’œuvre, ce qui apporte une certaine assurance à son art.
Ces lignes ont plusieurs fonctions. De nombreux tableaux de Morrisseau comportent des « lignes de communication » qui « unissent les animaux et les êtres humains dans des associations structurées. Elles indiquent des relations et forment souvent des boucles fermées qui font penser à des circuits électriques. Morrisseau y recourt régulièrement puisque le concept principal, le véritable sujet de ses tableaux, est en général sa propre perception de l’interdépendance ». Autrement dit, ces lignes, que l’on appelle parfois lignes de puissance, relient les figures les unes aux autres pour créer des compositions équilibrées faites de figures interdépendantes.
Une autre forme couramment créée par ces lignes noires est le cercle fragmenté. Morrisseau intègre cette forme dans ses premières œuvres de la fin des années 1950, et on la retrouve dans toute sa production, comme l’illustre Bison sacré, v. 1963. Elle symbolise « les dualités qui sont présentes dans la vision du monde de l’artiste – le bien et le mal, le jour et la nuit, le paradis et la terre, etc. » La commissaire Elizabeth McLuhan explique que Selwyn Dewdney retrace les origines de ces formes aux megis, des coquillages de porcelaine, une composante importante du sac de médecine midéwiwin et une source de pouvoir des chamans. Dans une lettre à l’artiste Susan Ross, Morrisseau cite expressément le cercle fragmenté comme « ma forme artistique préférée » et il dessine un petit schéma représentant un cercle coupé en deux, à gauche duquel il inscrit le mot « bien », et à droite, le mot « mal ». Dans Esprit aquatique (Water Spirit), 1972, chacun des sept cercles se compose de deux couleurs en plus de l’indispensable ligne noire. Morrisseau peint en outre un point noir dans chaque demi-cercle afin d’accentuer la notion d’équilibre symbolique. En établissant un lien entre la ligne et les cercles, il renforce visuellement une interprétation holistique. Ce lien évident entre les lignes de communication et les cercles fragmentés deviendra une convention qui sera reprise par d’autres artistes peignant dans le style de l’école de Woodland.
Dans les œuvres des années 1980 et 1990 de Morrisseau, les cercles fractionnés donnent parfois lieu à d’autres ensembles. Dans Observations du monde astral (Observations of the Astral World), v. 1994, par exemple, différents plans astraux (terre, eau, monde spirituel) sont représentés dans des formes ovales aux couleurs différentes. Ces mondes sont toutefois interconnectés par un arbre central dont les branches relient les bras tendus de l’enfant et du chaman.
En plus des cercles fragmentés, l’artiste se sert de la ligne pour segmenter la structure interne de nombreux animaux et humains. Alors que certains de ces espaces intérieurs comportent des éléments bien définis, tels que le ventre, le cœur et la colonne vertébrale, d’autres présentent plutôt des éléments décoratifs, comme les motifs « entrelacés » que Morrisseau emprunte aux rouleaux d’écorce de bouleau midéwiwins et qu’il raffine dans ses œuvres. L’utilisation de ces segmentations intérieures pour communiquer un message est manifeste dans Le cadeau (The Gift), 1975. Dans d’autres œuvres, comme dans Homme se métamorphosant en Oiseau-Tonnerre (Man Changing into Thunderbird), 1977, Oiseau-Tonnerre habité par l’esprit (Thunderbird with Inner Spirit), v. 1978, et Le conteur : l’artiste et son grand-père (The Storyteller: The Artist and His Grandfather), 1978, Morrisseau utilise l’espace interne pour ajouter des motifs aux riches couleurs complémentaires. Le résultat est presque baroque dans Homme se métamorphosant en Oiseau-Tonnerre (Man Changing into Thunderbird), où les motifs élaborés des couleurs vibrent tellement qu’ils créent une dynamique transformative.
Un appel au changement
L’art de Norval Morrisseau revêt une fonction militante et éducative importante. Comme les futuristes en Italie ou les constructivistes en Russie bolchévique, l’artiste fait œuvre de pionnier en lançant une nouvelle approche qui constitue un appel au changement. Morrisseau est un Autochtone qui évolue dans un contexte oppressif et assimilationniste où les formes d’expression artistique autochtone sont considérées comme de simples objets souvenirs ou de l’artisanat, et non comme des beaux-arts. Si le style et la technique de Morrisseau évoluent au cours de sa carrière — allant des premiers travaux d’inspiration anishinabée aux toiles mariant les enseignements spirituels d’Eckankar et ses racines autochtones, en passant par les pièces aux thèmes chrétiens —, ses œuvres ont souvent une dimension politique. Par exemple, La terre (les droits territoriaux) (Land [Landrights]), v. 1976, attire l’attention sur l’inégalité qui découle de la relation coloniale du Canada avec les Premières Nations, et, par son mélange de traditionnel et de contemporain, elle défie les attentes et les analyses faciles, tout en remettant en question les idées reçues sur les peuples autochtones.
Le succès de Morrisseau sur la scène artistique canadienne incite d’autres artistes autochtones à emboîter le pas. Il facilite la tenue d’ateliers pédagogiques dans des communautés isolées de l’Ontario, où il encourage les jeunes Autochtones à se percevoir comme des artistes et à peindre leurs propres histoires en utilisant des éléments formels de son vocabulaire visuel. Daphne Odjig (née en 1912), Jackson Beardy (1944-1984), Blake Debassige (né en 1956), Carl Ray (1943-1978), Joshim Kakegamic (1952-1993) et Benjamin Chee Chee (1944-1977) étudieront tous son style dans leur démarche pour élaborer leur propre approche créative. La constante évocation de récits visuels et d’approches culturelles dans les tableaux de Morrisseau démontre également sa détermination à « combler le vide créé par les efforts systémiques des gouvernements qui se sont succédé pour neutraliser toute expression culturelle autochtone évocatrice du passé ». Mais surtout, Morrisseau n’aura de cesse d’utiliser sa peinture dans une perspective de changement, donnant ainsi une voix et une direction artistique aux nouvelles générations d’artistes et de spectateurs qui découvrent son art.