La vie d’Annie Pootoogook (1969-2016) est un maillon important de l’histoire nationale tout comme sa carrière marque un tournant dans la conscience collective en matière d’art inuit contemporain. Avec son sens du détail et son audace dans la représentation de la vie quotidienne — de ce qui relève de la célébration, de l’effroi et de la banalité — elle a su capter l’attention du public du Sud. Si les Inuits voient leur vie changer considérablement par la culture et les technologies importées, ils n’en demeurent pas moins fidèles à la tradition : la communauté, la nourriture et la langue sont des sources de fierté au Nord. Dans ses dessins, Annie dépeint les aspects uniques et toujours appréciés de sa culture en même temps que ce qui se transforme rapidement. Sa carrière connaît une ascension fulgurante, tragiquement interrompue par sa mort en 2016.
Premières années
Membre du clan Pootoogook, Annie est la fille de Napachie Pootoogook (1938-2002) et d’Eegyvudluk Pootoogook (1931-2000) et une artiste de troisième génération. Elle naît en 1969 à Kinngait (Cape Dorset), au Nunavut, un hameau isolé de l’île de Dorset au large de la côte sud de l’île de Baffin (Qikiqtaaluk). Kinngait, un nom inuktitut qui fait référence aux montagnes, abrite l’une des plus importantes coopératives d’artistes inuits au Canada, la West Baffin Eskimo Co-operative; sa section artistique est maintenant connue sous le nom des Ateliers Kinngait. Les parents d’Annie ont été des créateurs actifs à la coopérative tandis que sa grand-mère, l’artiste renommée Pitseolak Ashoona (v.1904-1983), et son oncle, Kananginak Pootoogook (1935-2010), ont joui de carrières florissantes. Dans les années 1970, au sommet de sa carrière, l’œuvre de Pitseolak est reconnue à travers le Canada et à l’étranger, tandis que Kananginak est l’un des premiers dirigeants cruciaux de la coop. Annie grandit entourée d’artistes, dont plusieurs deviennent d’importantes influences dans ses débuts en tant qu’artiste professionnelle.
Annie est la septième d’une famille de dix enfants. Son frère Goo Pootoogook (né en 1956), l’aîné de la famille, est également devenu artiste et réside toujours à Kinngait. Peu avant la naissance d’Annie, son frère See et sa sœur Annie sont morts dans l’incendie de leur maison. Selon la coutume, Annie partage le même prénom que sa sœur décédée. Janet Mancini Billson et Kyra Mancini ont remarqué que pour les Inuits, une pratique importante d’attribution du nom « consiste à transmettre le(s) nom(s) de membres de la communauté récemment décédés au prochain nouveau-né, quel que soit son sexe ». Toujours selon cette tradition, le premier garçon né après l’accident a été nommé Cee (également orthographié See). Aujourd’hui, Cee Pootoogook (né en 1967) est artiste-graveur aux Ateliers Kinngait.
En 1972, une autre fille de la famille se noie alors qu’elle est encore enfant. Kudluajuk est emportée par une vague pendant une séance de jeu sur le rivage. Malgré ces tragédies, les membres de la famille gardent le souvenir d’une enfance relativement heureuse, marquée par des voyages sur la terre ferme pour ramasser des palourdes, cueillir des baies et camper. Annie fréquente l’école primaire de Kinngait; elle est une élève brillante. Comme il n’y a pas d’école secondaire dans sa communauté, elle se rend plus tard à Iqaluit pour quatre ans d’études. Il n’est pas certain qu’elle ait obtenu son diplôme. Sa cousine, la regrettée artiste Siassie Kenneally (1969-2018), s’est rappelé avoir passé du temps avec Annie et constaté sa nature très sociable.
Formation artistique
Après ses études secondaires, Annie passe du temps au Nunavik (dans le Nord du Québec) avant de revenir à Kinngait en 1990, où elle éprouve d’abord des difficultés à trouver un emploi. Cependant, sa lignée artistique donne à penser qu’elle expérimente le dessin aux Ateliers Kinngait, où de nombreux membres de sa famille et de la communauté travaillent et socialisent chaque jour tout en créant des œuvres destinées à être vendues dans « le Sud ». Kinngait compte plus d’artistes par habitant que toute autre ville au Canada, ce qui résulte d’un programme du gouvernement fédéral établi dans les années 1950 dans l’intention de créer une économie monétaire dans les communautés inuites.
En 1997, Annie commence enfin à dessiner régulièrement. Elle perfectionne ses compétences en travaillant aux côtés des aînés aux Ateliers Kinngait. Dans le cadre d’une formation de type maître-apprenti, elle fait ses apprentissages par l’observation, la rétroaction critique et la camaraderie entre les artistes plus jeunes et moins expérimentés. Ceux-ci observent et imitent les artistes établis tout en cherchant à développer leur propre style, néanmoins ancré dans les principes institués par les aînés. Annie comprend le but de cette formation; le dessin est un moyen de gagner sa vie. Elle est encouragée par les femmes âgées de sa communauté, dont sa mère, Napachie Pootoogook. Dès qu’elle gagne suffisamment de confiance en elle, Annie emprunte du papier aux ateliers et commence à faire ses premiers dessins à la maison. Puis, cette pratique devient un rituel quotidien. Chaque jour, elle se remet au travail avec concentration, motivée par le désir de représenter quelque chose de nouveau.
William (Bill) Ritchie, le directeur des Ateliers Kinngait et le superviseur des graveurs, offre à Annie soutien et encouragements. Il la trouve « attachante, plutôt branchée et cool » et « vive comme l’éclair ». En réfléchissant à son évolution en tant qu’artiste, il note qu’elle « est tantôt désintéressée, tantôt enthousiaste. Elle a appris à écouter les conseils, s’est développée grâce aux éloges et aux incitations financières [et] a relevé le défi de la feuille blanche que tous doivent relever ». Pour Annie, comme pour les autres artistes, les Ateliers Kinngait constituent un environnement favorable pour travailler et pour la vente hebdomadaire de ses dessins, ce qui lui permet d’être autosuffisante sans porter le fardeau de vendre ses propres œuvres. Aux Ateliers Kinngait, Annie trouve un but et acquiert son indépendance.
Ascension fulgurante
Les premiers dessins d’Annie sont prometteurs; plus elle dessine, plus son art est sophistiqué. Ainsi, Pitseolak Drawing with Two Girls on Her Bed (Pitseolak dessinant avec deux filles sur son lit), 2006, révèle son intérêt pour l’expérimentation de la perspective. Son travail suit également la voie tracée par sa grand-mère, Pitseolak Ashoona, et sa mère, Napachie Pootoogook, dont les œuvres autobiographiques originales l’inspirent dès son plus jeune âge. Pitseolak et Napachie sont toutes deux très observatrices et profondément intuitives, ce qui se reflète dans leurs œuvres. En commentant les dessins de Napachie, Darlene Coward Wight remarque qu’ils « sont remplis de détails qui donnent un portrait réaliste de la culture des Inuits du sud de l’île de Baffin, ou des Sikusilaarmiut : les vêtements, les coiffures, les outils, les habitations d’été et d’hiver et le cadre du paysage ». Annie est elle aussi douée pour saisir les nuances de son environnement.
À partir de 1997, les dessins d’Annie retiennent l’attention de Jimmy Manning, qui est alors acheteur d’art à la West Baffin Eskimo Co-operative. Beaucoup d’artistes de la coopérative ont cependant des doutes, car les dessins d’Annie ne reflètent pas l’esthétique et les principaux thèmes qui prévalent à la coop, à l’époque, soit les scènes naturelles ou les histoires tirées de la mythologie inuite, et qui séduisent les acheteurs du Sud. Son travail révèle plutôt la vie moderne d’une jeune femme vivant dans la société de consommation. Certains des collègues d’Annie se demandent même si son œuvre se vendra jamais.
La réponse ne s’est pas fait attendre sur le marché de l’art concurrentiel de Toronto. En 2000, un ensemble de dessins d’Annie est présenté à Dorset Fine Arts, la branche commerciale torontoise de la coopérative. Ce lieu est une salle d’exposition qui sert à la distribution de dessins, d’estampes et de sculptures créés à Kinngait, auprès de vendeurs du monde entier. Jimmy Manning suggère à Patricia Feheley, propriétaire de Feheley Fine Arts à Toronto, de jeter un coup d’œil aux dessins de la nouvelle artiste, Annie Pootoogook. Celle-ci témoigne : « J’ai été stupéfaite. [Son] imagerie et [son] style direct étaient si inhabituels et saisissants. Bien que le directeur de l’Inuit Studio m’ait dit que je ne les vendrais jamais, j’ai demandé que six dessins me soient envoyés immédiatement ».
Grâce à l’intérêt de Patricia Feheley pour son art, Annie est invitée à participer à une exposition collective en 2001, organisée par la Feheley Fine Arts et intitulée The Unexpected (L’inattendu), qui met en lumière les artistes émergents de Kinngait. « Les gens gravitaient immanquablement autour de ses dessins », se souvient Feheley. Le succès commercial de cet événement donne lieu à la première exposition solo d’Annie à la galerie en 2003 : Annie Pootoogook—Moving Forward : Works on Paper (Annie Pootoogook – Aller de l’avant : œuvres sur papier). De nombreux visiteurs de l’exposition sont captivés par les dessins d’Annie My Grandmother, Pitseolak, Drawing (Ma grand-mère, Pitseolak, dessinant) et Preparing for the Women’s Beluga Feast (Préparatifs pour le festin de béluga des femmes), toutes deux de 2001-2002. L’œuvre d’Annie, très originale dans son contenu et dans son exécution, est contemporaine tout en s’inscrivant dans le fil d’une longue tradition. Comme le catalogue de l’exposition le souligne, ses dessins comportent une grande quantité de références à la vie du vingt et unième siècle dans l’Arctique, depuis les télévisions jusqu’aux institutions communautaires. Ces références ont façonné « la réalité nordique et font partie du monde d’Annie au même titre que les traîneaux à chiens et les vêtements en peau des dessins de Pitseolak représentent la vie dans l’Arctique au milieu du vingtième siècle ». Quelques collectionneurs astucieux s’intéressent à l’exposition et la rachètent.
Peu après sa première exposition individuelle, en écrivant sur l’œuvre d’Annie, Feheley réfléchit à l’intérêt de l’artiste pour les informations télévisées qui entrent dans la conscience des gens du Nord, de manière aussi persistante et obsessionnelle qu’au Sud :
Il n’est pas nouveau pour les artistes inuits contemporains, en particulier ceux de la jeune génération, de créer des œuvres inspirées par l’actualité mondiale. Oviloo Tunnillie a conçu des sculptures de femmes en prière ou en deuil en réponse aux attaques terroristes du 11 septembre 2001 à New York. D’autres artistes, dont Kavavoaw Mannomee [Qavavau Manumie], ont répondu au même événement par des dessins d’avions s’écrasant sur des bâtiments. Annie n’échappe pas à l’impact de la tragédie dont elle revisite le thème dans ses dessins récents. Elle explique que Cape Dorset a été inondé d’informations à la radio et à la télévision avant et pendant la guerre [en Irak, de 2003], et que le sujet en est venu à dominer la conversation locale et la vie quotidienne dans le Nord, comme ailleurs […] à bien des égards, les images qu’Annie tire des bulletins télévisés sur la guerre sont des plus poignantes car elles révèlent au sens propre la « fenêtre sur le monde » créée dans les foyers inuits contemporains par les médias modernes.
Annie devient célèbre pour son travail consacré aux « maisons inuites contemporaines » et elle obtient rapidement le soutien d’un groupe de conservateurs et de directeurs tenaces, dont Wayne Baerwaldt, Reid Shier et Nancy Campbell de la Power Plant Contemporary Art Gallery de Toronto, ainsi que Christine Lalonde du Musée des beaux-arts du Canada (MBAC), à Ottawa.
En 2006, la Power Plant organise une exposition solo de l’œuvre d’Annie, intitulée simplement Annie Pootoogook et commissariée par Nancy Campbell. La Power Plant est dédiée à l’art contemporain canadien et international; en présentant les dessins d’Annie, la galerie rehausse considérablement son statut d’artiste inuite émergente, créatrice d’une série d’œuvres percutantes. Cette exposition lui offre une visibilité beaucoup plus importante que celle qu’elle connaît en galerie commerciale et Annie se rend à Toronto pour assister au vernissage.
L’engouement est immédiat. Les critiques, notamment Murray Whyte du Toronto Star et Sarah Milroy du Globe and Mail, voient l’exposition de la Power Plant comme un événement fascinant et important. Comme Whyte le fait plus tard remarquer, « l’exposition historique tenue en 2006 à la Power Plant, consacrée aux dessins francs d’Annie Pootoogook illustrant la vie nordique contemporaine, constitue la première exposition majeure dédiée à un artiste inuit et organisée par le principal lieu d’art contemporain au Canada. » Les critiques élogieuses ont contribué à éveiller la conscience et orienter l’intérêt des collectionneurs d’art contemporain vers les nouvelles œuvres en cours de production dans l’Arctique canadien.
Les images d’Annie désarçonnent les visiteurs. À la Power Plant, ils découvrent une artiste inuite qui, non seulement fait preuve d’un talent original pour le dessin, mais aborde également un contenu qui leur parle. Ses dessins reposent sur la narration. Ils enregistrent ou reflètent les activités de sa vie quotidienne, telles que le camping, la coiffure ou la télévision. Bien qu’Annie représente parfois des objets ayant des propriétés symboliques ou émotionnelles, comme les lunettes de sa grand-mère, elle n’idéalise pas les espaces intérieurs domestiques qu’elle dessine. Le contenu de ces espaces peut être étonnamment banal. Elle appartient à la première génération du Nord à avoir un accès régulier à la télévision et nombre des dessins présentés à la Power Plant contiennent des références à des sujets médiatiques populaires du temps, allant du chaos visuel de The Jerry Springer Show à la guerre en Irak et à la chasse à Saddam Hussein. Certains dessins ouvrent une fenêtre sur les cycles de dépendances et d’abus qui marquent la vie de certains membres de sa communauté. Pour Annie, il n’y a pas de vision mythique du Nord.
L’exposition d’Annie à la Power Plant témoigne d’un changement dans la façon dont l’art contemporain est compris ainsi que dans la façon dont l’art du Nord est reçu. En effet, qu’une galerie d’art contemporain expose l’œuvre d’Annie signifie qu’il est grand temps de rejeter la prétention voulant que les artistes pratiquant en dehors du courant eurocentrique dominant soient automatiquement enfermés dans des catégories de création ethniques ou régionales. Les croyances eurocentriques ont nourri des conceptions problématiques et convenues de ce que l’art inuit « devrait être » et l’art d’Annie ne saurait s’y conformer. Comme le fait remarquer Gerald McMaster, « les dessins au crayon de Pootoogook, austères et souvent humoristiques, saisissent de manière implacable les conditions de vie changeantes dans le Nord. La tradition se heurte souvent à la modernité ». En confrontant les publics du Sud aux attraits de la vie contemporaine tels que la télévision, les jeux vidéo et les aliments achetés en magasin, ses dessins révèlent une réalité enracinée dans les pratiques culturelles propres au Nord, mais tempérée par des références à la vie quotidienne auxquelles tout consommateur de médias de masse peut s’identifier.
Reconnaissance à l’échelle mondiale
En 2006, après le succès de l’exposition à la Power Plant Contemporary Art Gallery, Annie est sélectionnée pour participer au Glenfiddich Artists in Residence program de Dufftown, en Écosse. Cette résidence est destinée à des artistes émergents et primés de partout dans le monde, invités à s’inspirer du cadre historique écossais, au cœur des Highlands, pour la création d’œuvres originales. Il s’agit, pour Annie, d’une excellente occasion de produire et d’exposer des œuvres dans un contexte international.
Pour la première fois, l’artiste s’affaire en dehors de l’horaire régulier en 9 h à 5 h des Ateliers Kinngait. Elle trouve l’expérience difficile et la termine tout en luttant contre un sentiment d’isolement. Elle en sort néanmoins avec des dessins essentiels dans sa production, dont Myself in Scotland (Moi en Écosse), 2005-2006, et Bagpipes (Cornemuse), 2006. C’est encore en Écosse qu’elle crée l’une de ses premières œuvres de grand format, Balvenie Castle (Le château de Balvenie), 2006, qui représente un site en ruine non loin du lieu de la résidence. Le dessin est richement coloré, avec de fins détails qui lui donnent beaucoup de vivacité. Bien que le motif du château soit étranger au vocabulaire visuel d’Annie, elle résout le problème de sa représentation en combinant les couleurs et les éléments visuels en une structure hybride qui reflète à la fois le paysage écossais et la façon unique qu’a l’artiste de rendre le monde.
La même année, Annie est candidate pour le Prix Sobey pour les arts, l’un des rares prix artistiques d’importance au Canada qui ne soit pas supervisé ou administré par le gouvernement. Annie est la première artiste inuite à être nominée pour ce prix, qui est accompagné d’un montant de 50 000 dollars. En raison de leur isolement du milieu de l’art conventionnel, au moment de la nomination d’Annie, le Nunavut et le Nord ne sont pas encore reconnus par la Fondation Sobey pour les arts comme des « régions désignées du Canada » productrices d’art contemporain. Comme le rappelle Wayne Baerwaldt, ancien directeur et conservateur de la Illingworth Kerr Gallery de l’Alberta College of Art and Design (aujourd’hui Université des arts de l’Alberta) à Calgary : « Je pense qu’il y avait […] cette perception de longue date selon laquelle, en raison de son histoire, l’“art inuit” serait une forme commerciale de production culturelle, et donc “artificielle”, alors que l’art contemporain du Sud proviendrait purement de l’esprit de l’artiste et serait donc “authentique” ». Cette perception est un héritage du colonialisme qui a privé d’innombrables œuvres des artistes du Nord d’une reconnaissance professionnelle au sein du panorama artistique canadien. Cependant, lorsque la commissaire Patricia Deadman propose la candidature d’Annie, le comité crée rapidement une nouvelle catégorie géographique appelée « Prairies et le Nord », qui comprend toute la région de l’Inuit Nunangat (la patrie des Inuits).
En novembre 2006, l’exposition pour le Prix Sobey a lieu au Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM). Les concurrents d’Annie sont Steven Shearer (né en 1968), artiste multimédia de Vancouver, Janice Kerbel (née en 1969), artiste numérique de l’Ontario, le collectif BGL de Québec et Mathew Reichertz (né en 1969), peintre de Halifax. Avant cette année-là, le Nord n’est même pas reconnu comme un pôle artistique aux yeux de la Fondation Sobey pour les arts si bien que de nombreuses personnes — dont l’artiste elle-même — sont heureusement surprises lorsqu’elle est déclarée lauréate. Si les modalités de conservation des simples dessins au crayon d’Annie ne sont pas encore établies en art contemporain, les membres du jury soutiennent dans leur évaluation que son travail « intervient à un moment où le modernisme est réexaminé et reflète la nature hybride de la vie contemporaine. Il y a vraiment beaucoup à célébrer dans l’œuvre de cette artiste ». Annie est elle-même citée dans le Nunatsiaq News au sujet de la reconnaissance historique de son art : « J’étais excitée […] Ils aimaient mon travail, alors j’étais heureuse. » Elle avait alors trente-sept ans.
Peu après avoir remporté le Prix Sobey pour les arts, Annie suscite l’attention de la communauté internationale. Ruth Noack, l’une des commissaires de l’édition de 2007 de la documenta 12 – une importante exposition tenue à Cassel, en Allemagne – se rend à Toronto où elle rencontre Nancy Campbell pour discuter du travail d’Annie. Le thème de cette édition, les « concurrences inattendues », porte sur le dialogue « entre des œuvres d’art de différentes décennies et cultures dans lesquelles des modèles formels similaires ont émergé ». Les commissaires de la documenta 12 recherchent des artistes dont les œuvres montrent la « “migration” des formes esthétiques à travers les frontières temporelles et culturelles, aboutissant à l’art de notre monde postmoderne ». Noack invite Annie à exposer ses dessins à Cassel car ils répondent bien au thème.
En partant à l’étranger une fois de plus, Annie emmène une compagne de Kinngait, Palaya Qiatsuq, qui l’aide comme interprète et qui lui apporte un soutien moral dans cette importante étape de sa carrière. Toutes deux voyagent avec Patricia Feheley et Nancy Campbell. Cependant, le monde de l’art institutionnel qu’Annie découvre à Cassel ne l’intéresse guère; elle est peu encline à assister à des réunions avec d’autres artistes ou conservateurs. Toujours aimable et respectueuse, Annie se demande néanmoins pourquoi l’art qu’elle expose à la documenta 12 n’est pas à vendre (la raison en est qu’il s’agit d’une exposition internationale et non d’une foire commerciale). À Kinngait, la vente régulière de ses œuvres par l’intermédiaire de Dorset Fine Arts et de la West Baffin Eskimo Co-operative lui permet d’acquérir des revenus immédiats.
Après la documenta 12, l’intérêt pour l’art d’Annie demeure constant, tant au Canada qu’à l’étranger. Entre 2007 et 2010, une exposition itinérante de ses œuvres traverse l’Amérique du Nord. La Illingworth Kerr Gallery et le Centre des arts de la Confédération à Charlottetown, à l’Île-du-Prince-Édouard, sont les institutions organisatrices de l’exposition, dont Nancy Campbell est la commissaire. L’événement, présenté dans six galeries et musées au Canada, fait un dernier arrêt au National Museum of the American Indian à New York, où la jeune Tanya Tagaq (née en 1975) performe lors du vernissage. Le New York Times louange Annie pour avoir capté « la vie telle qu’un œil contemporain la voit et la dépeint » et pour avoir créé « une perspective unique et étendue qui croise le documentaire et le journal intime, chez une artiste qui à la fois enregistre scrupuleusement une réalité spécifique du vingt et unième siècle et modifie de manière imaginative, mais sans romantisme, cette réalité ».
La masse d’attention critique portée sur Annie en un si court laps de temps aurait pesé sur n’importe quel jeune artiste. Son travail — d’abord bon marché, aux alentours de 500 dollars par dessin — voit sa valeur doubler, puis tripler. Elle a été lancée sur la voie d’un succès artistique que peu de gens ont la chance de connaître. En quelques années seulement, des collectionneurs renommés et des musées font l’acquisition des dessins d’Annie, entre autres le Musée des beaux-arts de l’Ontario (MBAO), à Toronto, et le Musée des beaux-arts du Canada (MBAC), à Ottawa. Le succès d’Annie est non seulement critique et commercial, mais elle parvient aussi à créer un espace, attendu et nécessaire, pour que puissent s’épanouir les discours sur le Nord et la conscience de cette région dans le marché mondial de l’art contemporain.
Vie à Montréal
En 2007, Annie s’installe à Montréal. Elle est désormais une artiste reconnue internationalement; ses œuvres se vendent plus cher que jamais et elle est célébrée dans tout le Canada et au-delà. Annie ouvre la voie à ses pairs, amis et collègues, pour qu’ils soient reconnus sur la scène internationale de l’art contemporain. Elle reçoit également son prix de 50 000 dollars, une somme bien supérieure à celle qu’elle a l’habitude de recevoir pour son travail aux Ateliers Kinngait. Malheureusement, Montréal devient le cadre d’une période difficile de sa vie : elle lutte contre la toxicomanie et des relations conjugales abusives. Quelques mois seulement après son arrivée, son argent est dépensé, partagé ou volé.
Paul Machnik, qui dirige le Studio PM à Montréal, et sa partenaire Bess Muhlstock, une infirmière d’urgence, prennent soin d’Annie quotidiennement et lui offrent un espace de travail. Pendant des mois, Machnik et Muhlstock fournissent des soins et un soutien financier à Annie. Ils tentent de la motiver à produire des dessins, envoyant ses œuvres achevées à Dorset Fine Arts à Toronto, qui distribuait toujours son travail par l’intermédiaire de Feheley Fine Arts. Pendant cette période, Annie expérimente la peinture en bâton, une pratique qui s’éloigne des dessins au crayon réalisés à Kinngait. Exemplaire de ce style, l’œuvre Composition [Drawing of My Grandmother’s Glasses] (Composition [Dessin des lunettes de ma grand-mère]), est, en 2007, exposée à la foire artistique internationale Art Toronto et achetée par le Musée des beaux-arts de l’Ontario.
Annie produit d’autres dessins à Montréal, qui continuent de raconter son quotidien, mais ils sont moins bien accueillis. Par exemple, le sujet de Drinking Beer in Montreal (Hommes buvant de la bière à Montréal), 2006, présente un contenu similaire à celui de ses premiers dessins autobiographiques de Kinngait. Il témoigne également de son style caractéristique et d’une compétence technique qui se manifeste entre autres dans le jeu d’ombres sur le sol, un détail qui ne figure pas dans ses premières œuvres. Le dessin est un excellent exemple du réalisme narratif qu’Annie pratique pendant des années dans le Nord — mais les œuvres de Montréal n’aiguisent pas l’appétit des collectionneurs contemporains et du système artistique institutionnel. Leurs décors ne montrent pas l’« altérité » si convoitée de l’Arctique d’Annie. L’accueil peu enthousiaste que reçoivent ces œuvres montre que les notions d’exotisme, de nouveauté ethnique et d’exploitation de la différence imprègnent encore le monde de l’art contemporain.
À l’automne 2007, Machnik et Patricia Feheley achètent un billet d’avion pour qu’Annie puisse retourner chez elle, dans la sécurité de sa famille et de sa communauté, à Kinngait. Son séjour sera cependant de courte durée. Un mois après son arrivée, le hameau demande à Annie d’accompagner un Aîné, en tant que traductrice, dans un voyage médical à Ottawa. Machnik fait plus tard remarquer : « nous avons mis tant d’énergie à essayer de la faire aller là-bas et de l’installer chez elle, et sans réfléchir, les services sociaux lui ont donné un billet de retour. C’était une erreur de leur part de ne pas avoir examiné sa situation au préalable, car elle était déjà en difficulté ». Annie souhaite pourtant vivement retourner dans le Sud, où elle pense pouvoir réussir par elle-même.
Ottawa et dernières années
Dès qu’Annie débarque à Ottawa en janvier 2008, les difficultés rencontrées à Montréal commencent à refaire surface. Elle ne s’identifie plus comme l’une des artistes de la West Baffin Eskimo Co-operative et ses œuvres ne sont plus achetées sur une base hebdomadaire, suivant l’arrangement auquel elle s’est habituée aux Ateliers Kinngait et qui lui a procuré une routine professionnelle régulière et une stabilité financière. En dehors du cadre de la coopérative et de sa communauté, Annie est isolée pour négocier avec le monde de l’art et la ville.
Comme un grand nombre d’artistes qui tentent de s’établir professionnellement, Annie n’a pas acquis la compétence de se présenter comme une artiste contemporaine indépendante. La réputation d’un artiste dans le monde de l’art contemporain repose en grande partie sur le placement de la bonne œuvre dans la galerie ou l’exposition appropriée, sur la diffusion de publications en temps opportun et sur le maintien d’un profil social — en d’autres termes, cela repose sur un ensemble de réalisations et d’attributs coloniaux européens. Décoloniser le monde de l’art contemporain, c’est aussi repenser les attentes que avons envers le monde de l’art inuit et les limites que nous lui imposons. Annie s’est trouvée coincée entre ces deux normes mouvantes. Par rapport à Kinngait, Ottawa et Montréal, comme cadres de l’art d’Annie, sont perçus comme n’étant pas assez éloignés, pas assez « mystérieux », pour susciter un discours sur le choc provoqué par le franchissement des frontières culturelles. Il est troublant de constater que les dessins sont considérés comme tristes, plutôt qu’avant-gardistes et branchés — les cartes de visite du monde de l’art contemporain. Bien que ces œuvres ne soient pas aussi populaires auprès des acheteurs ou des conservateurs, elles sont importantes. Des œuvres comme Annie and Andre (Annie et Andre), 2009, sont un puissant rappel et un reflet de la réalité de nombreux habitants du Sud et d’Inuits urbains établis au Sud.
En dépit de l’importante population d’Inuits à Ottawa, de laquelle Annie aurait pu se rapprocher, la toxicomanie commence à faire des ravages. Combinée à la diminution de ses ressources financières, cette lutte l’empêche parfois de joindre les deux bouts. Patricia Feheley, profondément préoccupée pour l’artiste, prend de ses nouvelles aussi souvent que possible. Bien qu’Annie connaisse de nombreuses personnes à Ottawa, notamment Sandra Dyck de la Galerie d’art de l’Université Carleton et Christine Lalonde du Musée des beaux-arts du Canada, et qu’elle bénéficie du soutien de la Galerie SAW Gallery, en particulier de Jason St-Laurent qui lui offre un lieu de travail et d’exposition, elle est néanmoins aux prises avec des partenaires conjugaux et des associés commerciaux qui profitent de sa situation.
À Ottawa, Annie cesse pratiquement de participer au monde de l’art, malgré d’importantes exceptions. En 2009, elle a l’honneur de rencontrer la gouverneure générale du Canada, Michaëlle Jean, aux côtés de Kenojuak Ashevak (1927-2013), et elle commémore l’expérience avec l’œuvre Untitled [Kenojuak and Annie with Governor General Michaëlle Jean] (Sans titre [Kenojuak et Annie avec la gouverneure générale Michaëlle Jean]), 2010. Elle participe notamment au vernissage de l’exposition Dorset Seen (Voir Dorset), organisée par Dyck et Leslie Boyd et tenue à la Galerie d’art de l’Université Carleton en 2013. Se souvenant de cette occasion, William (Bill) Ritchie remarque qu’Annie « avait l’air en pleine forme ». Cette importante exposition permet de prendre le pouls de la scène artistique du Dorset et de considérer ses développements récents, qui doivent beaucoup à l’exploration d’Annie sur les thèmes de la consommation, de la technologie, des transports et de la maladie mentale. En outre, Annie visite régulièrement la Galerie SAW Gallery pour discuter avec St-Laurent, qui présente certaines de ses premières œuvres dans le cadre de l’exposition BIG BANG de 2015. St-Laurent remarque par la suite à quel point la célébrité d’Annie semble lui peser. Chaque fois qu’un nouvel élément envahissant apparait dans les médias locaux, attirant l’attention sur l’état de sa vie privée, elle disparait pendant des mois.
La vie d’Annie à Ottawa est mise à rude épreuve par ses combats contre la toxicomanie. Elle commence un cycle de vie dans la rue ou les refuges. Pour subvenir à ses besoins, elle vend les dessins qu’elle a le temps de faire à des acheteurs d’art en quête d’une « bonne affaire » ou à des touristes. Les prix qu’ils paient pour ces dessins sont ridicules en comparaison à ce qu’elle gagnait auparavant et bien inférieurs à ce qu’elle recevait en tant qu’artiste de la coopérative, ce qui a fini par dévaluer son œuvre. Des amis d’Annie ont discuté de cette période de sa vie avec le Nunatsiaq News, révélant qu’elle leur avait un jour dit avoir « peur pour sa vie — qu’elle se cachait, fuyant une relation abusive ».
Le 19 septembre 2016, Annie se noie dans la rivière Rideau à Ottawa. La police déclare qu’il s’agit d’une « mort suspecte ». Sa noyade et l’enquête qui s’en suit attire grande attention compte tenu de son statut d’artiste de renommée internationale. L’enquêteur principal dans cette affaire, le sergent Chris Hrnchiar, publie en ligne des commentaires qui sont condamnés et qualifiés de racistes. Il a écrit que la mort d’Annie était probablement due à l’alcoolisme ou à la toxicomanie étant donné son origine ethnique. En novembre 2016, Hrnchiar plaide coupable à deux chefs d’accusation pour conduite déshonorante en vertu de la Loi sur les services policiers.
Annie laisse dans le deuil ses trois enfants. Son fils aîné, Appa (né en 1987), a été adopté par Kuiga (Kiugak) Ashoona (1933-2014) à Kinngait. Son deuxième fils, Salamonie (né en 1994), a été élevé à Iqaluit par des parents. Sa fille Napachie (née en 2012) a été placée en famille d’accueil et adoptée plus tard à Ottawa par Veldon Coburn. En 2017, Hrnchiar, Coburn, la jeune Napachie et sa cousine Ellie remontent le canal Rideau en canot lors de la dix-septième Flotilla for Friendship (flottille de l’amitié).