Quand Paraskeva Clark (1898-1986), émigrée de Russie, arrive à Toronto en 1931 après un détour par Paris, la scène artistique locale est alors mûre pour un changement. Le langage dominant des vastes paysages, fondé sur une idéologie nationaliste, ne saurait exprimer l’agitation sociale et politique qui inaugure une période de vingt ans. Clark apporte avec elle une connaissance de l’art européen et un socialisme intuitif qui marqueront les œuvres réalisées dans son pays d’adoption. Mais l’élément catalyseur qui la conduit à peindre des œuvres chargées socialement tient dans la rencontre fortuite, en 1936, avec le médecin canadien Norman Bethune, qui a officié en tant que chirurgien de première ligne pendant la Guerre d’Espagne.
L’année suivante, 1937, est déterminante dans l’évolution artistique de Clark. Elle est élue à la Société canadienne des peintres en aquarelle, avec laquelle elle expose le plus souvent. Déjà reconnue pour ses paysages et ses natures mortes, elle aborde dès lors des thèmes sociaux suggérés par les événements contemporains, comme la Grande Crise et la guerre civile espagnole, influencée en cela par le Dr Norman Bethune.
L’été de 1936, Bethune est à Toronto pour récolter l’argent nécessaire à l’achat de fournitures médicales destinées à l’armée républicaine espagnole. En compagnie de Fritz Brandtner et de Pegi Nicol, il se présente à l’improviste un soir de réception chez les Clark, et la rencontre a de profondes implications pour Paraskeva. Jusque-là, la politique n’a pas été source d’inspiration pour elle, mais Bethune, communiste de fraîche date, a visité Leningrad l’année précédente et l’encourage vraisemblablement à militer pour la cause républicaine espagnole.
Après la rencontre du charismatique médecin, avec lequel elle a une liaison de courte durée, Clark entreprend une série d’œuvres inspirées de ses souvenirs de Russie, par example Russian Bath (Bain russe), 1936. Elle expose en outre sa première œuvre à caractère politique, Presents from Madrid (Présents de Madrid), 1937, une aquarelle qui dépeint de petits souvenirs de guerre que Bethune lui a envoyés d’Espagne. En avril paraît dans New Frontier, un journal de gauche, un article dans lequel elle invite les artistes à assumer un rôle social, contredisant Elizabeth Wyn Wood qui a écrit au contraire, dans Canadian Forum, que les artistes peuvent tout à fait se tenir à l’écart des affaires sociales et politiques.
L’été de 1937, Paraskeva produit un deuxième tableau au contenu politique, Petroushka, qu’elle considère comme la plus importante de ses œuvres. Elle l’envoie à la Great Lakes Exhibition (exposition des Grands Lacs) de 1938-1939, puis à l’Exposition universelle de New York de 1939-1940, dans la section réservée au CGP, où elle sera vue par un public américain plus vaste Petroushka est un commentaire social bien senti, qui cache sa source. La toile superpose les souvenirs d’enfance des théâtres de marionnettes qui animaient les rues de Saint-Pétersbourg et la réaction de l’artiste à une violente échauffourée entre la police et les travailleurs de l’acier, à Chicago, qui se solde par la mort de cinq ouvriers.
À l’arrière de la toile, Clark colle l’article qui l’a inspirée, intitulé « Five Steel Strikers Killed in Clash with Chicago Police » (cinq grévistes de l’acier tués au cours d’un affrontement avec la police de Chicago) et publié dans le Toronto Daily Star du 1er juin 1937. Elle transpose l’histoire de Petroushka (équivalent russe de Punch ou de Polichinelle) pour décrire le sort de l’ouvrier assujetti aux intérêts du capitalisme (le banquier dans l’histoire d’origine) et harcelé par ses sbires (le policier). Le spectateur voit en plongée la scène qui se déroule dans une cour pavée entre deux immeubles d’habitation. La foule réagit au spectacle en sifflant et en brandissant le poing, geste qui rappelle le symbole antifasciste d’unité, de force et de résistance et qui figure ici l’appui de Clark à la cause des ouvriers. Deux esquisses préparatoires, y compris Study for Petroushka (Étude pour « Petroushka »), 1937, illustrent l’évolution du tableau.
Vers la fin de la décennie, Clark travaille pour le Committee to Aid Spanish Democracy (comité de soutien à la démocratie en Espagne) et essaie, en vain, de faire venir le Guernica, 1937, de Picasso en 1939 afin de recueillir des fonds pour les artistes réfugiés d’Espagne. Bien que Clark ait produit peu de tableaux engagés, ce sont aujourd’hui ses œuvres les plus connues.