Durant les années 1960, Joyce Wieland (1930-1998) poursuit sa pratique en art visuel tout en s’orientant vers le cinéma expérimental. L’exploration du cadrage cinématographique, de la séquentialité et de la progression narrative ne se limite alors pas à sa pratique filmique. Elle cherche également à traduire ces aspects du style cinématographique dans sa pratique de l’art visuel, en créant une variété de tableaux, d’assemblages et d’objets en tissu qui, d’une certaine manière, simulent ou évoquent le cinéma.
En 1971, l’influent critique de cinéma américain Andrew Sarris proclame que « la talentueuse Canadienne Joyce Wieland mène le contingent de réalisatrices s’adonnant au cinéma expérimental, abstrait, poétique, d’avant-garde et underground ». Wieland s’est acquis cette reconnaissance en présentant ses films avec ceux d’artistes rassemblés autour de la Film-Makers Cooperative de New York, parmi lesquels Jonas Mekas (né en 1922), Hollis Frampton (1936-1984), Shirley Clarke (1919-1997), les frères Kuchar (Mike, né en 1942; George, 1942-2011), Jack Smith (1932-1989), Flo Jacobs (née 1941), Ken Jacobs (né en 1933) et son mari Michael Snow (né en 1928). Un grand nombre des films réalisés par ces artistes sont des courts métrages. Ils ne comportent ni héros ni rôles romantiques auxquels le public pourrait s’identifier émotionnellement, et se passent généralement de trame narrative.
Wieland est souvent associée au cinéma structurel, dont les adeptes s’attachent aux caractéristiques matérielles de la pellicule, de la projection, de la lumière et des mouvements de caméra, tout en évitant le plus souvent complètement la narration. Elle n’adhère cependant jamais tout à fait à l’école structurelle, et le terme « cinéma underground » semble tout aussi approprié du fait que les films de ce genre et de cette époque émanent souvent des groupes sociaux de la subculture et de la contre-culture. Wieland s’inspire également du film Flaming Creatures, réalisé à peu de frais en 1963 par Jack Smith, qui présente une vision fantastique du travestisme, conçue par Smith et ses amis. Empruntant à la fois à l’approche underground et à l’approche structurelle, les films de Wieland dévoilent les caractéristiques matérielles de l’image cinématographique tout en introduisant des intrigues liées à la politique, au patriotisme, à la sexualité, à la personnification et à d’autres thèmes d’intérêt de la contre-culture.
Tout en réalisant des films – tels que Patriotism II, 1964 ; Water Sark, 1965; Hand Tinting, 1967; et Sailboat, 1967 –, Wieland crée des peintures, des assemblages de plastique et des courtepointes composites, dans lesquels elle transforme et adapte le langage et la technique cinématographiques. À partir de 1963, elle divise nombre de ses tableaux en plusieurs cadres qui peuvent être lus de manière séquentielle, ce qui suggère à la fois le mouvement et la progression narrative, même lorsque l’action est aussi rudimentaire qu’un bateau qui coule ou un baiser romantique. Ces tableaux recèlent souvent des procédés cinématographiques, comme le mouvement image par image vers le gros plan, évoquant un zoom décomposé, et les changements soudains de perspective.
En 1966-1967, Wieland réalise une série de sculptures molles suspendues, composées de plastique, qui s’apparentent à des bandes verticales de pellicule, et qui portent explicitement le titre de « film ». De plus, dans ses courtepointes de 1966, telles que The Camera’s Eyes (Les yeux de la caméra) et Film Mandala, (Mandala cinématographique), la géométrie caractéristique des courtepointes traditionnelles s’adapte à la forme carrée des anciennes caméras et à la forme circulaire des lentilles.
La récurrence des motifs cinématographiques dans l’œuvre de Wieland témoigne clairement du profond impact du cinéma sur l’ensemble de la culture visuelle au vingtième siècle. En créant en parallèle à ses films des formes d’art hybrides qui empruntent divers aspects de l’expérience cinématographique, Wieland contribue à l’émergence d’une nouvelle approche artistique dans les années 1960 – qui enjambe les techniques d’expression pour mieux les transcender.
Cet essai est extrait de Joyce Wieland : sa vie et son œuvre par Johanne Sloan.