En 1961, le peintre torontois Harold Town (1924-1990) orne la page couverture de la revue Maclean’s, et l’année suivante, le Toronto Telegram Weekend Magazine publie un profil de Town en deux volets rédigé par son ami Jock Carroll, qui comprend des anecdotes au sujet de ses exploits scandaleux. La presse éprouve une fascination pour la notoriété de Town, son côté dandy et fêtard, et sa capacité de gain réputée, faisant de lui le « plus gros vendeur du Canada anglais ».
À la fin des années 1950, la concentration croissante de richesse à Toronto entraîne une explosion de la scène artistique locale. Les vernissages dans les galeries torontoises font l’objet de commentaires dans la presse et attirent une vaste foule, issue de toutes les couches de la société. De nouveaux marchands d’art émergent, disposés à exposer les œuvres de jeunes artistes expérimentaux et à cultiver de nouveaux mécènes à l’échelle locale. Un intérêt soutenu pour l’art abstrait se répand à l’échelle du pays, entraînant des discussions sur les mérites respectifs des scènes artistiques de Montréal, Toronto et Vancouver.
Town — invité à deux reprises à représenter le Canada à la Biennale de Venise, et sélectionné par les commissaires de Documenta 3 à Cassel, en Allemagne, pour figurer dans la liste de 361 figures clés de la scène artistique mondiale — est apparu comme une figure de proue de la scène artistique torontoise.
En 1965, le prix de ses toiles de grandes dimensions atteint 4 000 $, un record pour des œuvres canadiennes contemporaines, et on le décrit comme « l’artiste qui a des ennuis fiscaux ». En 1969, il fait la une de l’édition canadienne du magazine Time. Tout au long de la décennie, on parle de lui comme étant « synonyme de l’art à Toronto » ou « l’artiste le plus célèbre du Canada ».
Ses toiles grand format du début des années 1960 suscitent une frénésie d’acquisition de la part de mécènes privés et corporatifs, d’abord aux Laing Galleries en 1961, puis lors de la célèbre double exposition de Town à Toronto, qui lance simultanément deux corpus distincts à la Mazelow Gallery et la Jerrold Morris International Gallery en 1966 et 1967. Dans les journaux, les jeunes critiques décodent son œuvre avec enthousiasme, et Robert Fulford et Elizabeth Kilbourn le soutiennent publiquement, rédigeant des critiques de ses expositions et contribuant des essais pour ses catalogues.
L’adhésion de Town au Sordsmen Club, un club exclusif au nom curieusement orthographié, fait preuve de son statut de privilégié au sein de l’élite culturelle torontoise. Défini dans sa charte comme étant « exclusivement voué à la quête du plaisir, de la bonne chère, des femmes exceptionnelles et de l’excellente conversation », le club n’accueille que quinze membres permanents, qui comprennent l’auteur et la personnalité télévisuelle Pierre Berton, l’éditeur Jack McClelland, l’architecte John B. Parkin, Alan Jarvis (qui est alors l’éditeur du magazine Canadian Art et le directeur national de la Conférence canadienne des arts), de même que Ross McLean, réalisateur à la télévision de la CBC.
Town rédige des critiques de livres pour le Globe and Mail, et signe une chronique culturelle dans les pages du magazine Toronto Life de 1966 à 1971. Il s’implique dans les débats portant sur le rythme rapide du développement urbain. Town soutient le maire Phil Givens, qui dirige une campagne de collecte de fonds publique en vue de l’achat de la sculpture de Henry Moore (1898-1986) qui se trouve aujourd’hui devant l’hôtel de ville à Toronto. Le maire Givens achète également des toiles d’artistes contemporains torontois qui seront exposées à l’intérieur du bâtiment (une grande toile de Town se retrouvera derrière son bureau). Town manifeste contre les incursions de l’automobile dans l’espace urbain et la destruction des bâtiments historiques de Toronto; il crée des affiches pour la campagne menée en 1969 contre la construction de la route express Spadina; enfin, il réalise des affiches pour la campagne électorale du candidat réformiste David Crombie en 1970, et pour la campagne de ce dernier visant à préserver les divers quartiers de Toronto. Avec son esprit vif, son don pour la conversation et son vaste bagage intellectuel et culturel, Harold Town défend l’art abstrait face aux forces conservatrices du Canada, en conférant une pointe de charme et d’élégance au milieu culturel torontois.
Cet essai est extrait de Harold Town : sa vie et son œuvre par Gerta Moray.