L’arrivée de Norval Morrisseau sur la scène artistique canadienne en 1962 avec son exposition à la galerie Pollock de Toronto déclenche un débat national et signale une rupture dans l’art canadien.
En cette époque où l’assimilation forcée tient lieu de politique nationale et où les Premières Nations jouissent depuis très peu de temps du droit de voter aux élections fédérales, les tableaux de Morrisseau se démarquent de la grande majorité des artistes autochtones qui ne créent pas un art considéré comme contemporain dans le cadre strict des milieux culturels dominants. La plupart des œuvres autochtones sont perçues comme des artéfacts, plus à leur place dans les musées d’ethnologie que d’art.
À la fin des années 1950 et au début des années 1960, le gouvernement fédéral investit lourdement dans la West Baffin Eskimo Co-operative, dont le directeur, James Houston (1921-2005), s’emploie activement à présenter les sculptures en stéatite, les dessins et les gravures inuits comme des expressions artistiques modernes. La Guilde canadienne des métiers d’art soutient aussi les arts autochtones, mais ses expositions n’ont généralement pas lieu dans les galeries d’art. Sans l’intervention du gouvernement, il ne semble guère y avoir d’intérêt pour l’art autochtone dans les galeries au début des années 1960.
L’exposition de Morrisseau, qui a lieu en 1962 à la galerie Pollock à Toronto, marque donc un tournant, d’une part à cause de l’identité raciale de l’artiste, et d’autre part parce qu’il crée de l’art contemporain. Des pièces comme Moose Dream Legend (Légende du rêve de l’orignal), 1962, sont encensées par les critiques de l’époque en tant qu’œuvres à la fois primitives et modernes. Le travail de Morrisseau présente des liens manifestes avec la tradition orale des Anishinabés dans son approche et dans son intérêt pour les animaux et les esprits, mais il traite également du fait que les 150 années de politiques assimilationnistes de la Loi sur les Indiens (y compris un siècle de pensionnats) ont visiblement éliminé les enjeux et la vision autochtones de la vie publique au Canada.
L’arrivée de Morrisseau sur la scène artistique peut être qualifiée de rupture. Alors que le mouvement pour la défense des droits civiques s’intensifie aux États-Unis, incitant les autochtones à revendiquer leurs droits, et que les peuples indigènes du Mexique mènent un même combat, les populations autochtones du Canada s’organisent elles aussi pour confronter les pratiques gouvernementales.
En juin 1969, la publication de la politique indienne du gouvernement du Canada (document généralement connu sous le nom de Livre blanc sur la politique indienne) par le gouvernement Trudeau à Ottawa déclenche une série d’événements politiques qui mènent à la création de la Fraternité des Indiens du Canada et de factions régionales qui pousseront le gouvernement fédéral à modifier ce système qui pénalise les peuples des Premières Nations. Les artistes se mobilisent aussi pour éliminer les considérations d’ordre racial dans la façon dont l’art est présenté au Canada.
En 1967, des artistes autochtones sont invités à créer le pavillon des Indiens du Canada d’Expo 67 – un moment considéré aujourd’hui comme déterminant dans l’activisme et la sensibilisation entourant la question autochtone au Canada. Morrisseau fait partie d’un groupe appelé Professional Native Indian Artists Inc., fondé à Winnipeg en 1973 par l’artiste odawa Daphne Odjig (1919-2016), et que la presse surnomme le Groupe indien des Sept.
Malgré le succès retentissant que connaît Morrisseau en 1962, il faudra attendre une trentaine d’années avant que son œuvre trouve une place au Musée des beaux-arts du Canada. Dès 1972, l’anthropologue et artiste Selwyn Dewdney (1909-1979) avait tenté de convaincre le Musée d’acquérir des œuvres de Morrisseau, mais sans succès. À l’époque, l’institution canadienne qui collectionne l’art autochtone contemporain est un musée ethnographique, le Musée canadien des civilisations (aujourd’hui le Musée canadien de l’histoire, à Gatineau, mais qui se trouvait alors à Ottawa), tandis que le Musée des beaux-arts du Canada achète des œuvres d’artistes canadiens non autochtones.
Ce n’est qu’en 2006 que le Musée des beaux-arts du Canada acquiert des œuvres de Morrisseau, qui devient le premier artiste autochtone à qui le Musée consacre une rétrospective. Comme l’écrit le critique d’art Paul Gessel en première page du quotidien Ottawa Citizen dans un article intitulé « An Art Pioneer Makes His Final Breakthrough » : « Qui sera le premier artiste autochtone à obtenir une exposition du calibre de celles consacrées à des artistes canadiens “blancs” comme Tom Thomson et Emily Carr? Le consensus au sein de la communauté artistique autochtone a voulu que ce soit […] Norval Morrisseau. »
Cette couverture médiatique repositionne Morrisseau parmi les artistes canadiens majeurs, confirme que l’art autochtone est bel et bien contemporain et met fin à la pratique consistant à séparer les artistes autochtones de ceux reconnus dans la sphère publique.