Mary Pratt (1935-2018) est une peintre réaliste qui prend pour sujet le monde immédiat qui l’entoure, le plus souvent les objets et les gens qui habitent ses maisons de Salmonier et de St John’s, à Terre-Neuve. À partir du milieu des années 1970, lorsque la deuxième vague du mouvement féministe nord-américain atteint le sommet de sa popularité et de son influence, Pratt est citée en exemple. Toutefois, elle est ambivalente à l’égard de cette association. En 1975, Pratt déclare: «J’ai des sentiments assez forts à l’égard du mouvement des femmes, sans vraiment en faire partie.» La même année, pour sa première grande exposition de groupe, Some Canadian Women Artists (Quelques femmes artistes canadiennes), au Musée des beaux-arts du Canada à Ottawa, Pratt semble se défendre d’une lecture politique de son œuvre dans une réflexion sur sa démarche artistique: «Je ne fais que copier ce vernis superficiel parce que j’aime son aspect.»
Pratt est peut-être timide, d’autant qu’elle n’a jamais officiellement admis chercher à exprimer de commentaire social par son art, mais il est impossible de le considérer sans y voir une réflexion approfondie sur la vie domestique: du brouhaha quotidien des repas, de la lessive, du ménage et des soins aux enfants, à la myriade de détails évoquant les constructions sociales de la famille et du foyer liées au genre. Néanmoins, Pratt a ressenti le besoin de minimiser le contenu intellectuel de son travail.
Pourtant, le «vernis superficiel» du monde de Pratt révèle une profondeur indéniable. Son insistance et sa lutte pour assumer les rôles multiples d’épouse, de mère, de femme au foyer et d’artiste sont évocatrices pour les femmes de sa génération. À l’époque, nombre d’entre elles veulent décloisonner les rôles qui leur sont attribués et Pratt se fait l’écho de ce sentiment lorsqu’elle déclare à un journal, en se souvenant de la conviction ressentie des décennies plus tôt: «J’ai l’intention d’avoir des enfants et de mettre de la nourriture sur la table, et j’ai l’intention de faire le repassage, mais je vais avoir le temps de peindre.»
En 1976, dans un texte du catalogue de sa première exposition solo à Toronto, Mary Pratt est qualifiée par Robert Fulford de «poète visuelle de la cuisine». Après quoi Tom Smart critique cette expression comme étant «désobligeante, condescendante et simpliste», tout en reconnaissant qu’elle constitue un ressort utile aux commissaires et aux critiques qui peuvent y rattacher leurs interprétations. Sans compter que cette expression a, pour ainsi dire, renforcé la réputation croissante de Pratt. Ces mots sont néanmoins malheureux, car ils laissent entendre que ses préoccupations ne sont ni intellectuelles ni importantes.
Dans les faits, Pratt est loin d’être une ménagère née. «J’avais beaucoup de mal à m’adapter à la vie domestique », déclare-t-elle à une intervieweuse. «Ma mère ne nous a pas appris l’art du ménage, c’était une ménagère très peu enthousiaste.» En déménageant à Salmonier, avec quatre jeunes enfants et un mari dont elle doit s’occuper, Pratt n’a d’autre choix que de s’atteler à la tâche et d’en venir à maîtriser cet «art de la vie domestique.» C’est ce qu’on attend d’elle et ce qu’elle attend aussi d’elle-même. Mais la «difficulté» qu’elle éprouve pour ce genre de tâche contribue peut-être à la perspective nette et détachée qu’elle adopte dans des tableaux tels que Salmon on Saran (Saumon sur Saran), 1974, et Supper Table (Table du souper), 1969.
L’œuvre de Mary Pratt en vient à être considérée comme influente pour la teneur de son sujet. Comme l’écrit Mireille Eagan, «l’art de Pratt est régulièrement associé au mouvement féministe qui opère sous l’égide de la politique plutôt que de l’esthétique». Dans les années 1970, Pratt est considérée comme une femme qui réussit dans un monde d’hommes, en surmontant les défis de mener une carrière tout en élevant une famille. Paradoxalement, ses sujets sont considérés comme exemplaires de l’oppression des femmes: le ménage, la lessive, le partage déséquilibré des tâches domestiques.
Dans les critiques plus récentes consacrées à l’art de Pratt, ses scènes de cuisine deviennent des lieux de résistance. Si le sous-texte politique de ses œuvres est en grande partie privé, ou discret, Pratt n’hésite pas à souligner la difficulté imposée par l’exercice d’équilibriste que constitue la gestion d’une carrière artistique et d’un foyer, sans compter qu’il s’agit d’une cause de tension dans son mariage. «Une guerre terrible se jouait dans ma tête», confie-t-elle à Sandra Gwyn. Comme l’écrit Catharine Mastin, «[Pratt] allait faire de la maison familiale et de la cuisine de Salmonier non pas un lieu silencieux d’oppression, mais un lieu actif d’où faire entendre la voix de la différence fondée sur le genre.»
Cet essai est tiré de l’ouvrage Mary Pratt : sa vie et son œuvre écrit par Ray Cronin.