Une exposition de Norval Morrisseau (1931-2007) ouvre à la Pollock Gallery de Toronto en 1962. C’est la première fois qu’un artiste autochtone présente ses œuvres dans une galerie d’art contemporain au Canada, et les médias acclament ce précédent dans le monde de l’art canadien. Tous les tableaux se vendent dès le premier jour, et Morrisseau devient instantanément un artiste célèbre et une personnalité publique.
Toutefois, le succès ne comporte pas que des avantages : le travail et la vie privée de Morrisseau seront tous deux examinés à la loupe. Son art, jugé tantôt moderne, tantôt primitif, ou une combinaison des deux, reçoit des critiques mitigées, et Morrisseau lui-même est présenté comme un peintre de légendes, conformément aux images de l’« Indien imaginaire », du « bon sauvage » et de l’« Indien de Hollywood », véhiculées par la culture populaire. Ces stéréotypes façonnés par des visions coloniales profondément enracinées ont très peu à voir avec Morrisseau, l’individu comme l’artiste, qui défie habilement ces conceptions : il tente de prendre son histoire en main en confrontant ses intervieweurs et ses critiques. En 1975, dans le Toronto Star, par exemple, il répond ainsi aux questions du critique Gary Michael Dault au sujet de l’insistance des médias sur sa vie privée : « J’en ai assez d’entendre parler de Norval l’ivrogne, Norval avec la gueule de bois, Norval en prison, Norval déchiré par son allégeance au christianisme et aux coutumes indiennes séculaires. […] Ils parlent de cet homme torturé, Norval Morrisseau – je ne suis pas torturé. J’ai vécu des moments formidables à l’époque où je buvais. Maintenant, je ne bois plus. Mais j’ai connu des moments magnifiques. »
Ces efforts auront des résultats contrastés, car la presse décrit généralement ses mises en garde comme des montées de lait. Par contre, les tableaux de Morrisseau se mettent néanmoins à attirer l’attention des milieux artistiques, et son succès suscite un intérêt pour le travail d’autres artistes autochtones du Canada. Les collectionneurs commencent à prendre plus au sérieux l’art autochtone contemporain et, même s’il vit toujours à Beardmore avec sa femme Harriet et leurs jeunes enfants, Morrisseau commence à voyager à Toronto pour vendre ses œuvres à des marchands et négocier de nouvelles commandes.
Morrisseau s’en remet souvent aux galeristes, aux politiciens et aux employés gouvernementaux pour l’aider à promouvoir son travail. En 1965, la Glenbow Foundation de Calgary achète onze œuvres de Morrisseau, dont Jo-Go rêve d’un orignal, s.d. Cette vente importante mènera à d’autres expositions, notamment au Musée du Québec (aujourd’hui le Musée national des beaux-arts du Québec), à Québec, l’année suivante, ce qui témoigne de l’intérêt croissant pour l’œuvre de l’artiste à l’échelle nationale.
Peu après son exposition au Musée du Québec, Morrisseau fera partie des neuf artistes autochtones invités à réaliser des œuvres pour le pavillon des Indiens du Canada d’Expo 67, à Montréal. Il conçoit une grande murale extérieure représentant des oursons allaités par la Terre-Mère, mais lorsque les organisateurs de l’événement expriment leurs préoccupations entourant cette image peu orthodoxe, Morrisseau décide d’abandonner le projet plutôt que d’en censurer le contenu. La murale sera modifiée et complétée par son ami, l’artiste Carl Ray (1943-1978). À l’occasion de cette commande, toutefois, Morrisseau fait la connaissance de Herbert T. Schwarz, consultant pour le pavillon de l’Expo, marchand d’antiquités, propriétaire de la Galerie Cartier à Montréal, et l’organisateur de la première exhibition internationale de Morrisseau.
Dans les années 1960, Norval Morrisseau s’impose comme l’un des principaux artistes autochtones contemporains au Canada, et il en termine la décennie avec une renommée internationale. À partir d’une exhibition individuelle à la Galerie Cartier en 1967, une sélection d’œuvres est présentée à l’Art Gallery of Newport dans le Rhode Island, en 1968, puis à la Galerie Saint Paul, à Saint-Paul-de-Vence dans le sud de la France, l’année suivante. Les affiches promotionnelles de son exposition en France l’annoncent en tant que « Picasso du Nord ». Mais surtout, en mêlant le traditionnel et le contemporain, l’art de Norval Morrisseau revêt une fonction militante et éducative importante, donnant ainsi une voix et une direction artistique aux nouvelles générations d’artistes et de spectateurs qui découvrent son art.
Cet essai est extrait de Norval Morrisseau : sa vie et son œuvre par Carmen Robertson.