L’artiste Greg Curnoe (1936-1992) de London, en Ontario, crée très peu d’œuvres qui n’incluent pas une forme de texte. Cette tendance dans sa pratique artistique date de l’enfance, époque où il reçoit un jeu de timbres en caoutchouc et de petites lettres qu’il peut glisser dans une réglette de trois lignes. Il publie à l’occasion un bulletin avec son cousin Gary Bryant, qui possède une presse à tambour. Curnoe fait aussi des expériences avec les vieux timbres dateurs que son père lui rapporte du bureau. Il dit : « C’était tout naturel pour moi d’associer du texte et des caractères à une image. Et j’ai vite compris qu’on peut faire des choses avec le texte qui sont impossibles avec une illustration. »
En 1961, Curnoe se procure un nouvel ensemble de timbres en caoutchouc représentant des lettres majuscules. Il s’en rachètera beaucoup d’autres au fil des ans. Ses premières œuvres textuelles sont des listes (les noms des garçons avec qui il a grandi, par exemple) et souvent très simples : des mots en lettres noires imprimées une à la fois combinés à des textes « trouvés ». Parallèlement, il se lance dans la création de livres en exemplaire unique : Rain, qui compte soixante et onze pages et The Walk, qui en a soixante-dix-huit, tous deux complétés en 1962, sont reconnus comme les premiers livres d’artistes au Canada. Curnoe en conçoit plus d’une douzaine. Il considère probablement les livres comme une forme plus personnelle et plus « portative » pour travailler avec les mots et les images et comme dans le cas de ses tableaux, ils s’apparentent à un journal intime puisqu’il y consigne ses pensées et ses observations quotidiennes.
En 1968, Curnoe crée au moyen de timbres les six tableaux monumentaux qui constituent Vue de l’hôpital Victoria, première série, nos 1-6. Le critique d’art John Noel Chandler souligne qu’on ne peut surestimer la signification de cette œuvre textuelle : « Ce qui est probablement le plus innovateur et le plus saisissant dans ce travail de Curnoe, c’est qu’en représentant le paysage physique par des mots, qui sont plus abstraits que des représentations visuelles (du moins dans une langue phonétique comme la nôtre), tout en utilisant une langue aussi simple et concrète que possible, il a résolu le paradoxe très intéressant de faire des images qui sont simultanément abstraites et concrètes, ce qui nous amène à remettre en question la valeur du dualisme. »
Dans l’œuvre de Curnoe, le texte est imprimé à l’aide d’un timbre, tracé au pochoir, en relief ou écrit à la main, et c’est le format du support qui détermine la coupure des mots. Curnoe explique : « J’ai découvert que les caractères sans empattement ne se lisent pas aussi facilement que les polices plus traditionnelles qui en comportent. Autrement dit, les lettres se démarquent bien, elles ne disparaissent pas. Cette méthode vous force à contempler et à lire en même temps. »
Lecteur omnivore, Curnoe se constitue au fil des ans une riche bibliothèque. Les anthologies de poèmes, les catalogues d’exposition, les atlas, les romans, les livres sur l’art et les catalogues de pièces de vélo se disputent l’espace sur ses rayons. Le Voyeur (1955) de l’auteur et cinéaste français Alain Robbe-Grillet exerce une influence durable sur son œuvre : la langue précise et l’absence de métaphore de ce roman est l’équivalent littéraire du style visuel que Curnoe développe au début des années 1960 : « Ce roman demeure l’un de mes préférés et confirme mon intérêt pour un langage accessible et des descriptions simples qui vont droit au but. »
Cet essai est extrait de Greg Curnoe : sa vie et son œuvre par Judith Rodger.