Étant une des premières artistes à réaliser des dessins pour l’atelier de gravure de Cape Dorset au début des années 1960, Pitseolak Ashoona (v.1905-1983) n’a pas de maîtres et a accès à très peu d’exemples d’œuvres sur papier dont elle peut s’inspirer. De petits livres promotionnels tels que Canadian Eskimo Art de James Houston (1921-2005), publié en 1964 par le ministère du Nord canadien et des Ressources nationales, nous indique quel type d’art trouve preneur à l’époque, mais cet ouvrage ne fournit presque aucune précision sur les techniques et les procédés picturaux alors employés. Des artistes de passage offrent de la formation propre à des médias particuliers — comme c’est le cas d’Alexander Wyse (né en 1938) qui introduit la gravure à Cape Dorset au début des années 1960, et de K. M. Graham (1913-2008) qui encourage les artistes à explorer l’acrylique à la fin des années 1970 —, mais rares sont les Inuits de la génération de Pitseolak qui ont l’occasion d’étudier des techniques ou des méthodes artistiques. Par conséquent, Pitseolak parvient à des solutions à certains problèmes artistiques — comment communiquer le mouvement des figures ou les placer dans le paysage, par exemple — par le biais de ce que nous pourrions décrire comme un programme autodirigé axé sur la répétition de dessins. « Le dessin exige-t-il beaucoup de planification? Ahalona! Ça demande de réfléchir beaucoup, et je trouve qu’il est difficile de réfléchir. C’est aussi difficile que le travail domestique », affirme-t-elle.
Pendant les siècles précédant la vie de Pitseolak et même de son vivant, les Inuits confectionnent et perfectionnent tout ce dont ils ont besoin pour survivre — outils, traîneaux, abris — en étant inventifs et en adaptant les ressources matérielles à leur disposition. Une telle approche exige d’innover et d’expérimenter par essais et erreurs et par la pratique concrète. Abordant leur art de la même façon, les artistes inuits de la génération de Pitseolak s’avèrent ingénieux dans leur quête de solutions pratiquables, même si ce processus se trouve compliqué par le fait que l’art n’a aucune fonction physique mesurable. Cette prédisposition naturelle pour l’expérimentation leur permet d’exceller dans des médias très variés. Chaque artiste doit inventer son propre style afin de communiquer ses idées, ce qui se traduit par une vaste gamme d’approches stylistiques et des modes d’expression directs qui sont caractéristiques de l’art inuit.
À l’opposé de nombreux artistes inuits qui évoluent exclusivement dans un style établi tôt dans leur carrière, Pitseolak s’engage sur la voie de l’expérimentation constante, des premières esquisses qui accentuent les lignes, jusqu’aux scène spectaculaires, caractérisées par une richesse chromatique et un souci de composition, sans oublier les qualités plus sobres et raffinées de ses dernières œuvres.
Pitseolak apprend à dessiner les figures, tant humaines qu’animales, en autodidacte. Les séries de dessins réalisées dans les années 1960 démontrent comment elle apprend à saisir avec justesse les proportions et les mouvements pour que ses figures paraissent naturelles. Même dans ses dessins plus tardifs, elle n’essaie aucunement de pratiquer le modelé ou d’ajouter des ombres — des techniques employées pour créer l’illusion de formes tridimensionnelles — et pourtant, ses figures semblent posséder masse et substance.
Évoluant principalement en marge des traditions occidentales, les artistes inuits sont décrits comme étant « naïfs » ou « primitifs », tant par leur style que leur approche de la pratique artistique, comme en atteste cette description formulée en 1969 de dessins réalisés à Cape Dorset : « des dessins enfantins aux couleurs de chambre d’enfant [. . .] comme un documentaire innocent ». Contrant de tels clichés, les démarches autonomes de Pitseolak visant à développer sa propre expression visuelle s’apparentent à celles d’un artiste ayant reçu une formation formelle, et contribuent à faire reconnaître la validité des modes d’apprentissage inuits.
Puisant dans ses propres souvenirs d’une existence ancrée dans les terres du Nord, Pitseolak réalise de nombreuses images du paysage, raffinant sans cesse sa représentation de l’espace visuel. Elle adapte à son art deux procédés propres à la création de vêtements inuits héritées de ses années passées à créer et confectionner des tissus : le reflet en miroir d’un motif et la fragmentation d’une surface visuelle sur différents registres. Faisant partie de la première génération à créer l’art inuit moderne, Pitseolak entend employer son œuvre dans la quête de nouvelles voies de transmission de l’inuit qaujimajatuqangit, c’est-à-dire le savoir et les valeurs qui passent à travers les générations en tant que « ce que les Inuits ont toujours tenu pour vrai ».
Cet essai est extrait de Pitseolak Ashoona : sa vie et son œuvre par Christine Lalonde.