Quand Paul-Émile Borduas, à la tête du mouvement d’avant-garde automatiste à Montréal, créa le manifeste Refus global en 1948, lui et ses disciples entendaient bien ébranler les certitudes culturelles et morales de la société québécoise. Cependant, Borduas ne s’attendait pas à toutes les conséquences de sa publication, tant sur le plan privé que public. On est allé jusqu’à lui reconnaître un rôle dans l’avènement de la Révolution tranquille des années soixante
Un point tournant dans la carrière de Borduas fut sa découverte en 1938 du Surréalisme et des écrits d’André Breton (1896-1966), fondateur de ce mouvement, qui lui donna l’idée d’une peinture non-préconçue – pour ainsi dire « automatique ». À peu près à la même époque, il s’associa un groupe de jeunes artistes et écrivains qui partageaient son désir de franchir les trop étroites frontières de la société québécoise. Sous la conduite de Borduas, ces artistes se réunirent pour former ce qu’on a fini par appeler le groupe des Automatistes.
Déterminés à marquer le coup, et encouragés par l’ex-étudiant de Borduas, Jean-Paul Riopelle (1923-2002) qui avait signé le manifeste surréaliste Rupture inaugurale à Paris, les Automatistes décidèrent dans un premier temps d’accompagner d’un manifeste leur troisième exposition montréalaise. Borduas se chargea de rédiger l’essai principal, mais Bruno Cormier et Françoise Sullivan (née en 1925), aussi bien que Claude Gauvreau et Fernand Leduc (1916-2014) y contribuèrent également. La publication contenait aussi des reproductions de tableaux des membres du Groupe et des photographies des pièces de Claude Gauvreau. Finalement on remit à plus tard l’exposition, en faveur du seul lancement du manifeste. Refus global parut en 400 copies imprimées à la Gestetner. Les copies furent mises en vente à la Librairie Tranquille, à Montréal, le 9 août 1948.
Dans le manifeste, Borduas attaquait de front le communautarisme (ou, comme on dit, l’esprit de clocher) du Québec, l’oppression moralisante du catholicisme, et le nationalisme étroit d’esprit du gouvernement provincial sous Maurice Duplessis. Les conséquences du geste posé ne se firent pas attendre. Borduas fut suspendu de ses fonctions à l’École du meuble et se retrouva sans salaire à partir du 4 septembre 1948. Le ministre provincial de la Jeunesse et du bien-être social justifiait sa décision en ces termes : «…les écrits et les manifestes (sic) qu’il publie, ainsi que son état d’esprit, ne sont pas de nature à favoriser l’enseignement que nous voulons donner à nos élèves… ».
Les répercussions du manifeste dépassent de beaucoup la carrière de Borduas. Ses jeunes (et moins jeunes) disciples furent également affectés. Quelques-uns, comme Riopelle et Leduc, choisirent de quitter le Québec avec leur conjointe et d’aller vivre en France. Marcelle Ferron fera de même un peu plus tard. Mais d’autres – ceux qu’on appelait les « jeunes frères », Marcel Barbeau, Jean-Paul Mousseau et Claude Gauvreau – s’intéressèrent de plus près à la chose politique. Déterminés, comme le recommandait le manifeste de ne pas s’enfermer dans la seule « bourgade plastique », ils s’efforcèrent de porter leur art et leurs idées sur la place publique, notamment par des polémiques dans les journaux et les revues. Inquiété par le fait qu’ils s’illusionnaient peut-être sur l’impact qu’ils pouvaient avoir sur les sensibilités dominantes, Borduas écrivit en 1950 son texte, « Communication intime à mes chers amis », où il leur rappelait : « L’œuvre poétique a une portée sociale profonde, mais combien lente, puisqu’elle doit être assimilée par une quantité indéterminée d’hommes et de femmes à qui aucune puissance, autre que le dynamisme de l’œuvre, puisse s’imposer ».