Le plus grand malheur de Pitseolak Ashoona (1904-1982) – quand son mari décède et qu’elle se retrouve à élever seule ses jeunes enfants – s’avère être l’élément catalyseur qui l’a poussée à poursuivre une carrière artistique et devenir une des artistes les plus importantes au Canada. Comme elle le décrit à l’époque : « Après la mort de mon mari, je me sentais très seule et indésirable; en m’adonnant à la gravure, j’étais plus heureuse que je ne l’avais jamais été depuis son décès. » Malgré les effets des années de difficultés qui suivent le décès de son mari, on ne retrouve presque aucune représentation de privations ou de souffrance dans ses dessins, bien que certains d’entre eux communiquent la tristesse et l’envie liées à sa disparition. Pitseolak figure parmi les premiers artistes inuits à créer des œuvres ouvertement autobiographiques; pourtant, elle choisit de se concentrer presque exclusivement sur les expériences et les souvenirs heureux.
Ashoona connaît « une vie inhabituelle, étant née dans une tente faite de peaux et ayant vécu assez longtemps pour entendre à la radio que deux hommes avaient foulé le sol de la lune », comme elle le raconte dans sa biographie Pictures Out of My Life. Née dans la première décennie du vingtième siècle, elle vit dans des campements de chasseurs semi-nomades dispersés dans le sud de Qikiqtaaluk (l’île de Baffin) jusqu’à la fin des années 1950, pour ensuite habiter dans la région de Kinngait (Cape Dorset), et s’établir dans cette collectivité peu après. C’est là qu’elle apprend le dessin en autodidacte, et contribue activement à la collection annuelle d’estampes. Dans les années 1970, elle est déjà célèbre à travers le monde, et ses œuvres sont exposées un peu partout en Amérique du Nord, de même qu’en Europe. À son décès en 1983, elle est encore au faîte de ses pouvoirs.
Dans les années 1940 et 1950, une veuve inuite, surtout avec des enfants à sa charge, se serait remariée afin de maintenir les rôles complémentaires de l’homme et de la femme qu’exigeait la survie. Le fait que Pitseolak ne l’ait jamais fait est en soi inhabituel; ce qui est encore plus remarquable est qu’elle soit parvenue à subvenir aux besoins de sa famille grâce à sa production artistique. L’occasion se présente lorsqu’un programme voué à l’art et l’artisanat est lancé à Cape Dorset par le ministère des Affaires du Nord et des Ressources naturelles (qui deviendra le ministère des Affaires indiennes et du Développement du Nord à partir de 1966). Le programme est conçu comme un incitatif économique pour les Inuits effectuant la transition entre une économie de subsistance axée sur la chasse et la pêche et une économie basée sur le versement de salaires et l’établissement dans des collectivités sédentarisées.
Le couple d’artistes James Houston (1921-2005) et Alma Houston (1926-1997) aideront à mettre sur pied le programme. À la fin des années 1940, James Houston revient à Montréal après un premier voyage en Arctique avec une collection de petites sculptures inuites. Encouragé par la Guilde canadienne des métiers d’art et une subvention du gouvernement fédéral, le couple Houston s’établit à Cape Dorset en 1956 pour travailler avec les Inuits. Même si cela faisait des siècles que les Inuits avaient pour passe-temps de sculpter de menus objets, habituellement en ivoire de mammifères marins, l’idée de dessiner ou de réaliser des gravures sur papier est alors sans précédent, tout comme la notion voulant que l’artiste assume un rôle distinct au sein de la collectivité. James Houston s’efforce d’introduire les pratiques de la gravure et de la sculpture sur pierre. Quant à Alma, elle concentre ses efforts sur les habiletés traditionnelles des femmes inuites, explorant le potentiel du commerce d’articles cousus à la main
Ayant pratiqué la couture toute sa vie en créant des vêtements pour sa famille, Pitseolak se met alors à réaliser, à l’instigation d’Alma Houston, des vêtements destinés au marché croissant pour l’art et l’artisanat inuits. Pendant deux ans, elle confectionne des parkas, des mitaines et d’autres articles finement décorés, qui sont vendus par l’entremise de la West Baffin Eskimo Co-operative, qui vient d’être créée. Toutefois, après avoir vu les dessins et les gravure réalisés par son cousin aîné Kiakshuk (1886-1966), et attirée par la possibilité d’accroître ses revenus, Pitseolak décide de se mettre au dessin :
J’ai commencé à dessiner après que certaines autres personnes autour d’ici s’y soient mises. Personne ne m’a demandé de dessiner. Puisque l’épouse de mon fils était décédée alors que leurs deux enfants étaient en bas âge, ses enfants étaient à ma charge. Un soir, je me suis dit : « Peut-être que si je dessine, je pourrai me procurer certaines choses dont ils ont besoin. » Les feuilles de papier étaient petites à l’époque, et j’ai fait des dessins sur trois pages. Le lendemain, je les ai apportés à la Coop, où je les ai donnés à Saumik, et Saumik m’a donné 20 $ pour ces dessins. […] Puisque j’ai été payée pour ces premiers dessins, je me suis rendu compte que je pourrais en tirer un revenu. Depuis ce temps-là, je n’ai jamais cessé de dessiner.
Une des perceptions les plus communes au sujet de l’art inuit de l’époque de Pitseolak voudrait que les artistes n’aient pas tendance à se représenter, ni à représenter leurs familles ou les événements de leur vie. Au cours de la première décennie de sa pratique artistique, Pitseolak a la réputation de représenter « l’ancien mode de vie »; bien que son travail soit culturellement spécifique et fidèle, il n’est pas attendu qu’elle aborde ses expériences personnelles par le biais de son œuvre. Suivant la publication de Pictures Out of My Life en 1971, on reconnaît pour la première fois le contenu autobiographique de ses dessins. Ses œuvres, notamment Le critiqueur, v. 1963, Portrait d’Ashoona, v. 1970, et Souvenirs d’accouchement, 1976, sont toutes inspirées de sa propre vie. À la fin de sa vie, cette dimension de son œuvre est clairement établie.