Avant ma visite d’Autumn Tigers de Karen Tam présentée à la Campbell River Art Gallery, l’artiste m’a transmis des photographies et des extraits sonores pour me présenter l’exposition. J’ai été immédiatement frappée par la façon dont le matériel a trouvé un écho en moi; c’était familial et familier, mais pourtant « étranger ». Dans son art, Tam met les spectatrices et spectateurs au défi de penser différemment. Dans le cas présent, à une époque où l’une des conséquences de la pandémie de COVID-19 a été la montée du racisme exprimé envers les Asiatiques, elle dénonce le mensonge selon lequel cette violence est en quelque sorte récente (« Ce n’est pas qui nous sommes en tant que peuple canadien ») en juxtaposant le passé et le présent. Bien que cette exposition traite de problématiques mondiales, la perspective de l’artiste est tournée vers le Canada, la Colombie-Britannique et l’île de Vancouver.
Familial/Familier/Étranger
C.S. Wing Studio (Studio de C. S. Wing), 2020, est une installation qui rend hommage à un portraitiste, et qui rappelle le familier, la photographie. En recréant le décor du studio, l’œuvre est également étrangère pour les gens qui ont l’habitude de croquer des images sur un téléphone intelligent. Les téléphones en tant qu’appareils photo banalisent le geste de photographier qui en est devenu un quotidien. Pourtant, il y a une centaine d’années, se faire photographier était un geste bien plus intentionnel. Qui, dans la société, possédait alors un appareil-photo?
Comme photographe, ce qui distingue C. S. (Chow Shong) Wing est son origine chinoise; il est né à Quesnel, et non à Vancouver ou à Victoria. Il est né au Canada – c’est un garçon de la Colombie-Britannique! La présence de sa famille dans la province rappelle que les quartiers chinois existaient partout en Colombie-Britannique et ailleurs où les premières personnes immigrantes chinoises et les Sino-Canadien·nes ont contribué économiquement et socialement à leurs communautés respectives. Outre le studio occasionnel, il y avait d’autres entreprises « chinoises », comme des magasins généraux, des buanderies, des restaurants/cafés, et même des organisations sociales.
Les photographies de personnes et d’évènements provenant de deux quartiers chinois de l’île de Vancouver, Cumberland et Nanaimo, sont un autre rappel de cette histoire canadienne. En raison de l’importance de la communauté sino-canadienne de Vancouver, on a tendance à « oublier » les endroits où quelques lo wah kiu (membres de la diaspora chinoise) continuent de vivre. Dans de tels cas, on constate un effacement. Cet objet familier, la photographie, confère une visibilité aux vies et aux événements du quotidien.
Tam a inclus plus d’une photographie d’un « homme chinois non identifié », par exemple, Homme chinois non identifié s’allumant une cigarette, avant 1929. Des individus comme cet homme, même s’ils sont « non identifiés », sont les parents ou l’ami de quelqu’un. Une rencontre fortuite entre une image et le public peut permettre de révéler, en partie, une histoire ou une identité. L’inconnu se transforme en connu. Cette image me rappelle une expérience avec les photographies de Cumberland prises par le Hayashi Studio, que l’on voit dans l’exposition Shashin: Japanese Canadian Studio Photography to 1942 (Shashin – La photographie de studio canadienne japonaise jusqu’en 1942) (Legacy Art Galleries de l’Université de Victoria, 2005). Parmi les images, j’en ai trouvé une de deux hommes, identifiés simplement comme des membres de la communauté canadienne japonaise. J’ai eu la surprise de découvrir que la figure assise était mon oncle Kelly, qui est arrivé en Colombie-Britannique en 1910 depuis la Chine.
Ceci a mené à l’identification d’oncle Kelly dans une autre photographie, maintenant correctement annotée et incluse dans l’album de photos « Chinatown » (« Quartier chinois ») du Cumberland Museum and Archives!
Le familier était familial, tout comme mon observation d’une photographie choisie dans Autumn Tigers. Tam présente Cortège funèbre chinois dans les rues du quartier chinois, Cumberland, C.-B., et quelqu’un a ajouté une flèche sur l’image, dirigeant mon regard vers un enfant avec une casquette marchant le long de la procession. Cet enfant, c’était mon oncle Harold. Encore une fois, mon histoire comme Canadienne se trouve au sein de ces objets, ce qui est sans doute vrai d’autres personnes qui s’identifient comme membre de la descendance des lo wah kiu.
Pour les personnes marginalisées ayant été confrontées aux politiques racistes des dix-neuvième et vingtième siècles, de la taxe d’entrée aux lois carrément discriminatoires, les œuvres des premiers photographes constituent, aux yeux de la société contemporaine, des preuves de l’existence de communautés établies depuis longtemps. En fait, ces images signalent : « Nous existons. Nous sommes des Canadien·nes né·es au pays », à l’instar des personnes simplement identifiées comme « des gens » ou des membres de la société blanche dans les albums de photos numériques du Cumberland Museum and Archives. Parmi les nombreux albums, sept sont intitulés « Gens », tandis qu’on en trouve qui rassemblent strictement les Premières Nations, les Afro-Canadiens, les Japonais et les Chinois. Cette dernière catégorisation renforce la nature de ces albums comme « autres » par leurs emplacements physiques distincts.
Pourtant, en 2020 et 2021, on a entendu des voix en colère crier, « Rentrez d’où vous venez », « Vous n’avez rien à faire ici » ou « MAU**TS CHINE**QUES! » aux personnes qui semblaient être d’ascendance asiatique sans que ces voix connaissent les origines ancestrales de leurs cibles. De même, des objets associés à l’héritage chinois ont été attaqués et vandalisés. L’attention est principalement dirigée vers les personnes « chinoises » en raison de l’amalgame fait entre la maladie (COVID-19) et le pays (République populaire de Chine). Ainsi, même dans les médias canadiens, l’expression « virus chinois » a fait les manchettes.
Le talent artistique de Tam sensibilise les gens à la violence dirigée contre les personnes d’origine asiatique à travers le monde et dans de vieux quartiers chinois ou communautés chinoises dans Ruinscape (Paysage de ruines), 2020. Examinez attentivement les images des gens et des lieux dans cette œuvre : ils se font attaquer. Une personne qui étudie l’histoire sino-canadienne reconnaîtra les endroits illustrés; ils sont cependant inconnus pour bien d’autres. L’un de ces lieux est l’île D’Arcy, qui fait partie de la réserve de parc national des Îles-Gulf, un endroit populaire pour le kayak et la navigation de plaisance. Pourtant, son histoire, précisément de colonie de lépreux destinée à la population chinoise, ne se trouve pas sur le site Web de Parcs Canada.
Tam réagit par l’art à la montée de la violence exprimée envers les Asiatiques, en partie en créant des bannières évoquant celles utilisées dans le passé, tel que le reflète son choix de photographies d’accompagnement comme Une célébration dans le quartier chinois de Nanaimo. Dans ses re/créations, les mots expriment l’endurance et la résilience, comme on peut le voir dans Refuse to Eat our Bitterness (Refus de manger notre amertume), 2021, et the chrysanthemum has opened twelve times (le chrysanthème s’est ouvert douze fois), 2020. La partie audio de l’exposition Autumn Tigers renforce l’impact personnel de l’immigration dans le cadre de politiques discriminatoires. Le public entend un extrait de la chanson le chrysanthème s’est ouvert douze fois (2020), soulignant l’épreuve personnelle d’un correspondant exprimant les mêmes mots qui se trouvent sur la bannière. Bien que ma compréhension des dialectes chinois soit minimale, j’ai reconnu les intonations d’un opéra cantonnais de même que la qualité tonale du hoisanais (le dialecte parlé par de nombreux immigrant·es chinois·es au Canada). La chanson et la musique étaient à la fois familières et étrangères; néanmoins, j’ai entendu les accents de la nostalgie.
Par le passé, la séparation forcée était une réalité pour plusieurs : voilà l’amertume. Avec la Loi sur l’exclusion des Chinois de 1923, les hommes sont au Canada tandis que leurs épouses, et parfois leurs enfants, demeurent en Chine. Les mots « le chrysanthème s’est ouvert douze fois » rappellent au public cette absence par le passage du temps; dans ce cas, la floraison annuelle du chrysanthème. Ce n’est qu’avec l’abrogation de la Loi sur l’exclusion des Chinois, en 1947, que le processus de réunification familiale s’est mis en branle. Dans certains cas, il n’y en avait pas. Je me suis souvenu de cela quand j’ai rencontré ma cousine (dai-je, sœur aînée) en Chine en 2016; elle n’avait jamais rencontré son père, mon oncle Kelly. Bien de l’amertume a été mangée.
« Manger de l’amertume » est une expression (et une « vertu ») du caractère chinois qui signifie « persévérer pendant les difficultés sans se plaindre ». Dans Refus de manger notre amertume, Tam donne un ordre : refusez – réagissez, n’acceptez pas cet abus! Le refus est son appel au ralliement des membres de la communauté asiatique canadienne. Pourquoi dire cela? Avec un mot, « notre », nous sommes faits pour revendiquer – pour briser le mythe de la minorité modèle. Nous ne sommes ni dociles ni tranquilles; nous nous opposons solidairement à la haine. Nous nous opposons à la violence.
En juxtaposant le passé et le présent dans Autumn Tigers, Karen Tam dirige le regard des spectatrices et spectateurs pour qu’ils voient ce qui a toujours été là – invisible, mais pourtant visible – simplement sans le voir vraiment.
Pour voir d’autres œuvres de Karen Tam, visiter l’exposition virtuelle.