Yves Gaucher (1934-2000) est l’un des plus grands peintres abstraits du Canada de la seconde moitié du vingtième siècle. Il s’impose d’abord comme un graveur novateur et son travail obtient des prix internationaux. Après avoir opté pour la peinture en 1964 et, pour le reste de sa vie, il s’adonnera à son style abstrait avec un impitoyable esprit critique et une rare pureté formelle.
Sa jeunesse
Yves Gaucher naît le 3 janvier 1934 à Montréal, sixième de huit enfants. Son père, propriétaire d’une pharmacie, est aussi optométriste et opticien. L’entreprise est suffisamment prospère pour que Gaucher et ses frères et sœurs fréquentent les meilleures écoles de la ville. Durant les dernières années de la vie de son père, la famille habite Westmount, un secteur résidentiel huppé au sein de Montréal.
Gaucher fait toutes ses études dans le système catholique. Après l’école élémentaire, il fréquente le Collège Sainte-Marie fondé par les Jésuites, puis le Collège Jean-de-Brébeuf. Élève indiscipliné selon ses dires, il se passionne pour la littérature gréco-latine, et le dessin est sa distraction préférée durant les périodes d’étude. Toutefois, combiner ces deux intérêts s’avère fatal : le Collège Brébeuf le renvoie, parce qu’il a été surpris à copier une image « impure » d’art antique (sans doute un nu) du Petit Larousse illustré. Le collège l’avait déjà à l’œil comme fauteur de troubles potentiel, car il avait renvoyé son frère aîné quelques années auparavant après la découverte dans son sac d’un roman de Colette, l’un des nombreux écrivains interdits par le clergé.
Gaucher est alors très pieux et songe même à devenir prêtre. Mais l’injustice de son expulsion l’éloigne de l’Église et, finalement, de tout système de croyances organisé. Un an après son renvoi, il passe au système protestant de langue anglaise et s’inscrit au Collège Sir George Williams, qui deviendra plus tard une université, mais qui, en 1952, est une école secondaire. Il y suit son premier cours d’art. Il ne sera jamais diplômé.
Une période d’indécision
Pour Gaucher, la musique a toujours été importante. Il grandit dans un foyer musical où tout le monde joue d’un instrument. L’unique leçon de piano que sa mère lui donne restera gravée dans sa mémoire comme l’une des expériences marquantes de son enfance. Il commence à jouer de la trompette à l’âge de douze ans au Collège Sainte-Marie et pratique avec enthousiasme : il deviendra le trompettiste solo de l’orchestre du collège.
La CBC lui offre son premier emploi à temps plein dans la salle de courrier. Mais sa véritable ambition est de devenir annonceur à la radio et, en prévision de son éventuelle émission de jazz, il suit des cours pour améliorer sa prononciation anglaise. Entretemps, il joue dans des bars le soir, organise même quelques séances d’improvisation en 1955-1956 à la Galerie L’Actuelle, fondée par Guido Molinari (1933-2004). Toutefois, de son propre aveu, sa technique musicale ne progressera jamais.
Après la CBC, la Canadian Pacific Steamship Company (ou la Cunard Line — les dires varient) l’emploie pour dessiner des plans de cargo à Montréal durant l’été et à Halifax durant deux hivers, quand le port de Montréal est fermé. En 1951, la Compagnie Pétrolière Impériale Limitée de Montréal le recrute, il est de nouveau commis au courrier, mais commence à grimper les échelons.
Durant ces années, Gaucher dessine et peint à l’aquarelle. À Halifax, où il découvre le travail de Georges Braque (1882-1963) dans un livre de la bibliothèque, il étoffe son dessin, intrigué par les distorsions de l’artiste français. En 1951, une liasse de dessins sous le bras, Gaucher fait une visite déterminante à Arthur Lismer (1885-1969) à l’École d’art et de design du Musée des beaux-arts de Montréal, qui précipite sa décision de devenir artiste. Membre fondateur du Groupe des Sept et professeur éminent, Lismer se montre dur, se souvient Gaucher, « mais il m’a fait réfléchir sérieusement pour la première fois. Est-ce que je voulais être félicité, rassuré ou quoi? Il m’a demandé si j’étais prêt à faire des sacrifices, dans quel cas je devais quitter mon emploi et suivre des cours au musée. »
En 1954, Gaucher démissionne de la Pétrolière Impériale et s’inscrit à l’école du Musée. Il n’y reste qu’une semaine, car il découvre qu’il en coûte moins cher de fréquenter l’École des beaux-arts de Montréal. Suzanne Rivard Le Moyne (1928-2012) y sera son premier professeur. Gaucher refuse de suivre des cours qui ne l’intéressent pas. Il sait ce qu’il veut de l’école, ne veut pas perdre son temps et se sait capable de choisir son propre programme. Après un an et demi, son insubordination le fait renvoyer, mais l’administration change peu après et lui permet de revenir à ses propres conditions; il fréquentera l’école jusqu’en 1960.
Le graveur
Gaucher s’inscrit à l’École des beaux-arts de Montréal avec l’intention de devenir peintre. Mais la spontanéité automatiste — le modèle d’avant-garde qui domine Montréal au milieu des années 1950 — le rend mal à l’aise, car un tableau peut changer « d’un coup de pinceau ». Ce n’est pas sa « manière d’être ». Il n’est pas prêt non plus pour l’évolution géométrique de l’abstraction présentée dans des lieux tels la Galerie L’Actuelle de Guido Molinari (1933-2004). « Je n’étais pas impressionné par le genre de travail que j’y voyais […] l’art inspiré de Mondrian », se rappelle-t-il en évoquant sans doute le travail de Fernand Toupin (1930-2009) et autres premiers plasticiens.
Toutefois, son propre travail commence à attirer l’attention. Dans un article de 1960, la critique Françoise de Repentigny distingue avec clairvoyance l’une de ses peintures abstraites, Conclusion 230, 1959-1960, dans une exposition collective de l’École et la qualifie d’« art transcendant », une œuvre d’« expression spirituelle ». L’un des facteurs qui avaient persuadé Gaucher de retourner à l’École des beaux-arts est le cours de dessin dirigé par Albert Dumouchel (1916-1971), où il avait été admis sur la base de quelques gravures au trait de paysages dépouillés qu’il avait exposées en 1957 dans sa première exposition individuelle à la Galerie L’Échange.
En 1958 et au début de 1959, après l’achat d’un manuel de gravure, il commence à expérimenter les techniques à l’eau-forte des grands maîtres, mais juge vite l’eau-forte limitée. Il achète une presse et l’installe dans l’atelier qu’il a aménagé au premier étage du garage double de ses parents à Westmount. En 1960, il fonde l’Association des peintres-graveurs de Montréal et la préside de 1960 à 1964, tout en se consacrant à l’estampe.
La gravure, à la différence de la peinture, est divisible en étapes; Gaucher a donc le temps de réfléchir. Petit à petit, il entreprend de se libérer des techniques d’impression traditionnelles par une expérimentation et une innovation vigoureuses, employant surtout des procédés originaux qui accentuent le relief. Il obtient rapidement une reconnaissance nationale et internationale — et des prix aux principales expositions de gravure au Canada, ainsi qu’à Ljubljana en Yougoslavie et à Grenchen en Suisse —, et présente des expositions individuelles à la Galerie Godard-Lefort de Montréal et à la Martha Jackson Gallery de New York. De celle-ci, le Museum of Modern Art de New York achète En hommage à Webern no 2, 1963.
New York et Paris
À compter de 1959, Gaucher se rend régulièrement à New York, tant pour étancher sa soif de jazz que pour visiter des musées et galeries d’art. Il se tient au courant de ce qui se passe, dont les diverses réactions à l’expressionnisme abstrait, au pop art, et à l’op art, et lit les revues Art News et It Is: A Magazine for Abstract Art. Durant cette période, il se passionne aussi pour la musique indienne et la philosophie orientale, qui influenceront profondément son art.
Lors de sa première visite à Paris à l’automne de 1962, Gaucher vit plusieurs expériences bouleversantes. Il assiste à un concert d’œuvres de Pierre Boulez, Edgar Varèse et Anton Webern. La musique atonale de Webern le trouble, car elle remet en question ses idées préconçues sur l’art. Dans sa suite d’estampes, En hommage à Webern de 1963, Gaucher s’efforce de trouver des équivalents visuels à cette musique nouvelle.
À Paris, il visite l’exposition de Mark Rothko (1903-1970), qu’il avait déjà vue l’année précédente au Museum of Modern Art de New York. Il verra dans les grands tableaux de cet expressionniste abstrait américain le modèle à suivre pour que sa future peinture plonge les spectateurs dans un état de transe soutenu. De même, voir le travail de Rothko et d’autres artistes américains, comme Jasper Johns (né en 1930) et Morris Louis (1912-1962) dans le contexte parisien lui fait comprendre que, sur le plan de la sensibilité artistique, il a plus d’affinités avec les peintres new-yorkais de son temps qu’avec les Européens.
En 1962, fort d’une bourse du Conseil des arts du Canada, Gaucher loue un grand atelier dans le quartier montréalais de Saint-Henri. En 1963, il gagne sa vie grâce aux versements mensuels des trois galeries qui présentent son travail à Montréal, Toronto et New York. La même année, il rencontre Germaine Chaussé; ils s’épousent en octobre 1964. Le couple loue un appartement plein de coins et recoins dans le Vieux-Montréal, où Gaucher installe une presse dans une pièce et un atelier de peinture dans une autre.
En 1965, il partage un immeuble de la rue Saint-Paul Est avec son camarade artiste montréalais, Charles Gagnon (1934-2003) Jean McEwen (1923-1999) les y rejoint l’année suivante. L’atelier plus grand permet de plus grands tableaux. En 1975, Gaucher déménage dans une ancienne église, rue de Bullion. Si Gaucher et ses camarades plasticiens parviennent à leur maturité artistique durant les années de la Révolution tranquille québécoise, ils ne sont pas militants. Paul-Émile Borduas (1905-1960) et les automatistes ont bataillé ferme en faveur de la liberté artistique au Québec et ouvert la voie aux recherches résolument esthétiques de la génération suivante.
Le peintre
En 1965, avec sa série picturale des Danses carrées, Gaucher entre de plain-pied dans le monde de l’abstraction chromatique hard-edge qui, avec les tableaux à bandes verticales de Guido Molinari (1933-2004) et les cibles de Claude Tousignant (né en 1932), devient le style montréalais par excellence des années 1960.