Tom Thomson (1877-1917) est l’un des plus grands artistes que le Canada ait produit, toutefois une grande partie de sa vie demeure un mystère. Il fait ses débuts comme graveur ambulant et, en quelques années, se révèle être un peintre doué et novateur. Cette transformation s’amorce en 1909, alors qu’il fréquente un groupe d’artistes talentueux et ambitieux à Toronto. Bien que plus âgé que la majorité d’entre eux, Thomson, qui apprend rapidement, ne tarde pas à faire figure d’exemple et à tous les surpasser. Sa carrière d’artiste n’aura duré que cinq ans, mais son héritage perdure.
L’enfance
Thomas John Thomson naît le 5 août 1877 à Claremont, en Ontario, une petite communauté agricole située à quelque 55 kilomètres au nord-est de Toronto. Il est le troisième fils et le sixième des dix enfants de John Thomson et Margaret J. Matheson. Les documents sur sa vie sont rares, mais les anecdotes rapportées par des personnes qui l’ont connu fournissent quelques détails.
Alors que Thomson est âgé de deux mois, sa famille s’installe sur une ferme à Leith, dans la péninsule Bruce. La ville la plus proche, Owen Sound, est un centre de construction navale et un port des Grands Lacs débordant d’activité. Élevé au sein d’une grande famille mélomane où on lit beaucoup (ce à quoi veillait sa mère), Thomson découvre les plaisirs et la passion de la chasse et de la pêche (les loisirs de son père). La plupart des enfants Thomson se plaisent à dessiner et à peindre, mais Tom n’est pas un prodige. Ils chantent également dans la chorale de l’église et se produisent dans l’orchestre local. Plus tard, à Toronto, Thomson suivra des cours de chant et jouera de la mandoline.
À un certain moment, Thomson doit arrêter de fréquenter l’école pendant un an en raison d’une maladie, qualifiée à l’époque de « faiblesse des poumons » ou de « rhumatisme inflammatoire ». En se promenant dans les forêts de feuillus et de conifères près de chez lui, il se familiarise avec le monde forestier. Lors des visites familiales, il recueille également des spécimens en compagnie du cousin de son père, le naturaliste bien connu William Brodie. Thomson apprend ainsi à observer la nature avec attention, tout en respectant son côté mystérieux. Une fois rétabli, il retourne à l’école, et il se peut bien qu’il termine ses études secondaires. Mesurant un mètre quatre-vingt, Thomson est un beau jeune homme vif et sympathique.
Le début de l’âge adulte
À ses vingt et un ans, en 1898, Thomson reçoit, comme tous ses frères et sœurs, un héritage de son grand-père, dont il porte le prénom. Sa part est d’environ 2 000 $. Bien qu’il s’agisse d’une grosse somme pour l’époque, on ignore où l’argent va et à quel rythme il est dépensé. L’année suivante, Thomson devient apprenti dans un atelier d’usinage et de fonderie à Owen Sound, mais huit mois plus tard, il décide de passer à autre chose.
Thomson s’installe à Chatham, dans le sud-ouest de l’Ontario, et s’inscrit au Canada Business College. Là encore, sa patience s’épuise : il quitte au bout de huit mois et retourne à la maison familiale pendant l’été 1901. Il se rend ensuite à Seattle, sur la côte nord-ouest du Pacifique, où son frère aîné, George, et un cousin dirigent l’Acme Business College. Thomson travaille brièvement comme garçon d’ascenseur au Diller Hotel, situé au bord de l’eau. Au cours de l’année, ses frères Ralph et Henry s’installent à leur tour à Seattle pour se joindre au clan.
En 1902, après six mois d’études au Acme Business College, Thomson est embauché comme dessinateur-graveur par l’agence Maring & Ladd (qui deviendra plus tard Maring & Blake), spécialisée en publicité et en impression trois couleurs. Cette nomination de Thomson, qui possède une formation en calligraphie du Canada Business College, indique qu’il apprend rapidement, qu’il a un don pour l’écriture élégante, le dessin et la peinture, et que ces talents sont bien suffisants pour créer des cartes professionnelles, des brochures et des affiches destinées à des clients. À l’époque, de nombreux artistes gagnent bien leur vie comme graphistes.
Peu de temps après, Thomson rejoint la Seattle Engraving Company où, grâce à ses compétences, il obtient un meilleur salaire. Toutefois, il rentre subitement à Leith à la fin de l’été 1904, probablement après que la jeune Alice Lambert, la fille d’un pasteur de la région, lui ait refusé sa main. Dotée d’un tempérament intense et d’une imagination fertile, Lambert publiera plus tard des romans d’amour, dont l’un raconte l’histoire d’une jeune fille courtisée par un artiste qu’elle rejette, pour ensuite le regretter.
Les arts graphiques à Toronto, 1905-1913
Thomson déménage à Toronto à l’été 1905 et s’installe dans la première des nombreuses pensions de famille où il logera au cours des années suivantes. Il travaille chez Legg Brothers, une entreprise de photogravure, et visite parfois sa famille la fin de semaine. Dans ses temps libres, il lit (avec une prédilection pour la poésie) et assiste à des concerts, des pièces de théâtre et diverses manifestations sportives. Quelques photos de l’époque le montrent élégamment vêtu – en parfait dandy. Thomson est apprécié de la gent féminine, bien qu’il se montre parfois d’humeur changeante et querelleuse et qu’il lui arrive de trop boire. Nombreux sont ses amis et collègues qui le décriront plus tard comme un être périodiquement instable et sensible, avec des moments d’abattement excessif. Durant toute sa vie, il sera attiré par les objets de qualité – chemises de soie, repas dans des restaurants raffinés, pipes et tabac de qualité. Même au moment de réduire ses possessions au minimum pour mener une vie itinérante en canot-camping dans le parc Algonquin, il achète les meilleurs pinceaux, peintures et panneaux de bois disponibles sur le marché.
À son arrivée à Toronto, il semble que Thomson suive également des cours du soir avec William Cruikshank (1848-1922), un artiste britannique ayant reçu une formation tradition académique, alors professeur de peinture à la Central Ontario School of Art and Industrial Design (qui deviendra plus tard l’Ontario College of Art, et aujourd’hui l’Université de l’ÉADO). Bien que les amis de Thomson se montreront par la suite critiques à l’égard de Cruikshank, le traitant, entre autres qualificatifs peu flatteurs, de « vieux grincheux ridicule », le jeune artiste tire vraisemblablement quelques leçons utiles de ses enseignements.
Vers le début de 1909, Thomson se trouve un emploi chez Grip Limited, l’une des plus importantes entreprises d’art publicitaire de Toronto, où il se spécialise en graphisme et en lettrage. Albert Robson (1882-1939), le directeur artistique, se souvient que lorsqu’il a embauché Thomson, « ses échantillons consistaient surtout en des couvertures de livres et quelques étiquettes arborant de belles lettres et des concepts ornementaux ». Grip produit l’habituelle gamme d’affiches pour les chemins de fer et les hôtels, de catalogues de vente par correspondance et de brochures immobilières, mais la vie de Thomson commence alors à changer en raison des gens qu’il y rencontre, notamment le dessinateur en chef de l’agence, J. E. H. MacDonald (1873-1932), qui encourage les membres de son personnel à cultiver leur talent en peignant en plein air – dans les ravins de la ville et la campagne environnante – pendant leur temps libre. Robson, qui apprécie de toute évidence les artistes, embauche Thomson sur une simple intuition. Au cours des trois années suivantes, il engagera Arthur Lismer (1885-1969) et Fred Varley (1881-1969), tous deux fraîchement arrivés d’Angleterre, ainsi que Franklin Carmichael (1890-1945). Par l’entremise de MacDonald, Thomson fait la connaissance de Lawren Harris (1885-1970) au Arts and Letters Club, un café et lieu de rencontre convivial où se réunissent les hommes qui s’intéressent à la littérature, au théâtre, à l’architecture et aux beaux-arts. Le cercle d’amis et d’influences de Thomson est alors presque complet : à l’exception de Robson, ces hommes feront tous partie du Groupe des Sept.
À l’automne 1912, lorsque Robson part travailler pour Rous and Mann Limited, le principal concurrent de Grip, l’essentiel de son loyal personnel, dont Thomson, le suit. Évidemment, le travail publicitaire ennuie passablement ces artistes, mais ils apprécient que Robson leur laisse la liberté de suivre des cours d’art et de prendre de longs congés estivaux pour effectuer des expéditions de peinture. Les pièces attribuables avec certitude à Thomson à l’époque où il travaille chez Grip ou chez Rous and Mann sont rares, mais celles que l’on connaît révèlent certains éléments et motifs ornementaux caractéristiques de ses tableaux ultérieurs. Mentionnons notamment au moins trois versions d’un poème de Robert Burns magnifiquement calligraphiées et illustrées (v. 1906, 1907 et 1909), de même qu’un dessin sans titre à l’encre, de 1913 environ, qui, comme bien de ses croquis, présente de basses collines le long du lac et quelques arbres au premier plan.
La découverte du parc Algonquin
En 1912, Thomson achète tout le nécessaire pour peindre en plein air. En compagnie de Ben Jackson (1871-1952), un collègue de Grip, il effectue ce printemps-là son premier voyage en canot au parc Algonquin, une immense région forestière et récréative traversée de nombreux cours d’eau, située à quelque 300 kilomètres au nord-est de Toronto. La région offre une variété d’hôtels luxueux et de gîtes modestes pour accueillir les vacanciers fortunés et les amateurs de plein air qui affluent par chemin de fer; quant aux randonneurs et aux canoéistes, ils peuvent camper au bord d’un des innombrables lacs. Les exploitants forestiers avaient construit des barrages, des écluses et des chutes tout en aménageant de nombreux sentiers et routes dans l’arrière-pays. Thomson documente un de ces barrages en décrépitude dans Vieux barrage de bois, parc Algonquin (Old Lumber Dam, Algonquin Park), 1912, une esquisse qui illustre son passage du formalisme de l’art publicitaire à un style pictural plus imaginatif et original.
À l’automne, Thomson entreprend un voyage de deux mois en canot avec William Broadhead (1888-1960), un autre ami artiste de Grip, sur la rivière Spanish et dans la réserve forestière Mississagi (aujourd’hui un parc provincial de l’Ontario). Tout en explorant les magnifiques terres accidentées au nord de l’île Manitoulin et la baie Georgienne, Thomson perfectionne ses compétences en canotage. Leur canot chavirera toutefois à deux reprises, et Thomson perdra presque toutes ses esquisses à l’huile et plusieurs rouleaux de pellicule exposée. La précision de Terre inondée (Drowned Land), 1912, témoigne de l’évolution rapide de Thomson en tant qu’artiste durant cette période.
Pour couronner cette année incroyable au cours de laquelle Thomson entreprend tardivement sa transition de l’art publicitaire à la peinture à temps plein, MacDonald lui présente en octobre le Dr James MacCallum, un professeur d’ophtalmologie à l’Université de Toronto qui fréquente les expositions de l’Ontario Society of Artists et qui s’intéresse particulièrement à la peinture de paysage. À peine un an plus tard, à l’automne 1913, MacCallum présente Thomson à A. Y. Jackson (1882-1974), un artiste émérite rentré depuis peu d’un troisième séjour en France; ce dernier vient d’effectuer des études à l’Académie Julian, à Paris, et de nombreux voyages de peinture en Italie, en France et en Angleterre. Son tableau La lisière de l’érablière (The Edge of the Maple Wood), 1910, impressionne Harris et MacCallum qui y voient une nouvelle approche du paysage canadien, et Harris s’en porte acquéreur. Stimulé par l’invitation des deux hommes, Jackson quitte Montréal pour s’installer à Toronto; le moment venu, il deviendra membre du Groupe des Sept.
Conscient du talent de Jackson et de Thomson, alors tous deux inconnus, MacCallum leur propose de couvrir leurs dépenses pendant un an pour leur permettre de se consacrer entièrement à la peinture. Il racontera plus tard qu’en voyant les esquisses réalisées par Thomson en 1912, il s’est aussitôt rendu compte de leur « authenticité […] J’eus le sentiment que le Nord s’était emparé de Thomson », tout comme il s’était emparé de lui dès l’enfance. Les deux hommes acceptent l’offre de MacCallum. Bien que Thomson ne le réalise pas à l’époque, il vient de trouver un mécène et un protecteur de ses œuvres après sa mort.
Les premiers tableaux
En 1913, Thomson commence à effectuer des excursions de peinture les fins de semaine avec des collègues de Rous and Mann au lac Scugog ou dans d’autres régions rurales peu peuplées non loin de Toronto. Si ses premiers essais, comme Lac du Nord (Northern Lake), 1912-1913, et Soirée (Evening), 1913, ne sont ni sophistiqués ni remarquables sur le plan technique, leur composition et le traitement de la couleur témoignent d’un talent exceptionnel. Lorsque ses amis avisés découvrent notamment son œuvre Vue des fenêtres de Grip Ltd. (View from the Windows of Grip Ltd.), v. 1908-1910, ils commencent à se rendre compte que Thomson n’est pas l’artiste amateur qu’il se croit.
En janvier de cette année-là, Lawren Harris (1885-1970) et J. E. H. MacDonald (1873-1932) visitent l’Exhibition of Contemporary Scandinavian Art à l’Albright Art Gallery (aujourd’hui l’Albright-Knox Art Gallery) à Buffalo. Frappés par les similitudes entre les rudes paysages scandinaves et canadiens, ils reviennent avec un catalogue annoté de leurs observations. Cette exposition marque un tournant décisif dans l’art canadien : à partir de ce moment, ces peintres influents insufflent à leurs collègues, dont Thomson, le désir de créer un mouvement artistique national canadien fondé sur le caractère « nordique » des paysages naturels du pays. Leur enthousiasme mènera à la formation du Groupe des Sept en mars 1920.
Fait intéressant, aucun de ces amis ne visite une autre exposition qui se déroule à New York en février-mars 1913 : l’Armory Show (officiellement l’International Exhibition of Modern Art), qui réunit les artistes les plus avant-gardistes d’Europe et des États-Unis et qui fait fureur. Ils sont effectivement repliés sur eux-mêmes, et c’est précisément cette attitude qui, au final, permettra de créer une image identitaire canadienne.
Sur le chemin du retour vers Toronto à l’automne 1913, Thomson s’arrête à Huntsville et rend possiblement visite à Winifred Trainor, dont la famille possède un chalet au lac Canoe, dans le parc Algonquin. Selon une rumeur, Trainor et Thomson sont fiancés et doivent se marier à l’automne 1917, mais rien ne le confirme hors de tout doute, et Trainor demeure un mystère dans la vie de Thomson.
Peintre à part entière
En 1914, l’année où il bénéficie du soutien du Dr James MacCallum, Thomson développe une passion pour la peinture. Au départ, il est réticent à accepter l’offre de son mécène, mais, encouragé par la vente de Lac du Nord (Northern Lake), 1912 – présenté à l’exposition de l’Ontario Society of Artists de 1913 –, pour la somme de 250 $ au gouvernement de l’Ontario, il décide de consacrer sa vie à l’art. Il adopte alors une routine annuelle : chaque printemps, il fait route vers le nord et se rend dans le parc Algonquin dès que possible, pour y rester aussi longtemps qu’il le peut en automne.
Thomson passe trois ou quatre mois d’hiver à peindre au Studio Building, situé au 25, rue Severn à Toronto. Conçu et financé par Lawren Harris (1885-1970) et MacCallum, cet immeuble, construit en 1913-1914, abrite six ateliers, tous dotés de grandes fenêtres orientées vers le nord, de supports d’entreposage et d’une petite mezzanine de couchage. Thomson et Jackson s’installent dans l’atelier numéro 1 en janvier 1914, avant la fin de la construction. Bien que tous deux passent la majeure partie de leur temps en voyage de peinture pendant cette période, ils partagent le loyer de 22 $ par mois jusqu’à ce que Jackson s’enrôle dans l’armée à la fin de l’année. Au début de 1915, étant donné son intention de passer les deux tiers de l’année à l’extérieur de Toronto, Thomson décide de s’installer dans la cabane située à l’arrière du Studio Building. Harris l’aménage alors à son intention : il pose une nouvelle toiture et un plancher neuf, et dote la cabane d’une fenêtre d’atelier, d’un poêle et de l’électricité, pour la modique somme de 1 $ par mois.
Des débuts étonnants
Le printemps et l’été 1914 de Thomson se déroulent en trois temps : d’abord au parc Algonquin (avril-mai), ensuite à la baie Georgienne (juin-juillet) et, pour finir, à nouveau dans le parc (d’août à la mi-novembre). En mai, il peint en compagnie d’Arthur Lismer (1885-1969) et, pendant ses deux mois dans la baie Georgienne, il explore les environs du chalet du Dr James MacCallum à la baie Go Home.
Malgré le déclenchement de la guerre en Europe au mois d’août, Thomson et A. Y. Jackson (1882-1974) se retrouvent au début de l’automne pour une expédition en canot dans le parc où, sur le chemin du retour, Lismer et Fred Varley (1881-1969), accompagnés de leurs femmes anglaises, se joignent à eux. C’est alors la première fois que trois des futurs membres du Groupe des Sept peignent ensemble, et la seule occasion où ils travaillent avec Thomson, qui est, à leurs yeux, un véritable expert du plein air : son habileté à pêcher pour le repas du soir, à cuisiner sur le feu, à établir un camp et à descendre les rapides en canot les fascine.
En ce qui a trait à sa carrière de peintre, l’année 1914 marque un point tournant pour Thomson. La Galerie nationale du Canada (aujourd’hui le Musée des beaux-arts du Canada), à Ottawa, sous la direction d’Eric Brown (et les conseils de Lawren Harris [1885-1970], membre du conseil d’administration), commence à acquérir des œuvres de Thomson, d’abord, Clair de lune (Moonlight), 1913-1914, achetée pour la somme de 150 $ lors de l’exposition de l’Ontario Society of Artists; puis l’année suivante, Rivière du Nord (Northern River) 1914-1915, pour 500 $; et, un an plus tard, Débâcle (Spring Ice), 1915-1916, pour 300 $. Il s’agit d’une reconnaissance remarquable pour un artiste de la relève qui est encore inconnu, même si l’argent reçu de ces ventes ne suffit pas pour vivre. Cependant, Thomson n’attache pas une très grande importance à la gestion de sa carrière. Il ne donne même pas de titre à la plupart de ses tableaux et ne les date pas non plus. C’est essentiellement MacCallum qui s’occupera de ces détails après sa mort.
Tout le monde s’attend à ce que la guerre en France se termine rapidement, mais au fil des mois, Jackson, Varley et Harris décident de s’enrôler. Thomson, malgré ses 37 ans, tente de s’engager plus d’une fois, mais il n’est pas accepté, apparemment en raison de ses pieds plats. Certains résidents du parc Algonquin s’opposent à sa vision patriotique de la guerre, et il leur arrive de débattre vigoureusement de l’implication du Canada dans le conflit. Thomson exprime son angoisse face à la guerre dans des esquisses comme Collines dévastées par le feu (Fire-Swept Hills), 1915, laquelle se fait l’écho des tourments, de la destruction et de la mort qui déferlent alors sur la France et la Belgique.
L’ascension progressive, 1915
Thomson effectue de longues expéditions dans différents secteurs du parc Algonquin au cours du printemps et de l’été de 1915. Un nouveau canot de cèdre et une tente en soie améliorent à la fois son plaisir et son confort, et sa production de petites huiles sur panneaux de bois augmente de façon impressionnante. Thomson fait peu d’effort pour vendre ces œuvres, et il en offre généreusement un grand nombre aux personnes qui expriment de l’intérêt pour celles-ci. Seules les toiles, qu’il vend, rapportent un peu d’argent. Pour joindre les deux bouts, une fois l’année de soutien du Dr James MacCallum écoulée, il travaille comme garde-feu ou guide de pêche quand il le peut.
À l’automne, Thomson rejoint J. E. H. MacDonald (1873-1932) au chalet de MacCallum pour y mesurer les murs en vue d’une commande de sept panneaux décoratifs. Il retourne ensuite dans le parc, où il reste jusqu’à ce que le froid le ramène à Toronto à la fin novembre. Cet hiver-là, il peint les panneaux pour MacCallum, mais le moment venu de les installer au printemps, certains ne sont pas tout à fait de la bonne mesure, et quatre d’entre eux sont renvoyés à Toronto. En 1943, MacCallum léguera les panneaux au Musée des beaux-arts du Canada, en plus de 85 tableaux et esquisses à l’huile de sa collection.
L’esquisse que réalise Thomson pour Splendeur d’octobre (Opulent October), 1915-1916, au cours de l’automne, est un exemple éloquent de l’évolution de sa créativité. L’esquisse elle-même n’est pas exceptionnelle, mais pendant l’hiver, Thomson l’utilise comme modèle pour créer une toile de bonne dimension – un processus qui s’avère être pour lui une révélation. Après avoir découvert qu’il peut, à partir d’une esquisse, effectuer un saut immense et traiter son sujet de manière totalement différente, Thomson est à même d’exploiter l’éventail complet de ses aptitudes – mentales, esthétiques, techniques et émotionnelles – pour créer ses œuvres les plus remarquables.
À plein régime, 1916
Au début du printemps 1916, Lawren Harris (1885-1970) et le Dr James MacCallum accompagnent Thomson en expédition de canot dans le parc Algonquin, après quoi il travaille pendant au moins un mois comme garde forestier dans la partie est du parc. Là encore, et malgré toutes ces distractions, les esquisses continuent de s’accumuler. S’inspirant des paysages et de la région dont Thomson possède une compréhension si profonde, leurs sujets sont variés, leurs compositions aussi, leurs couleurs sont vives, leur matière, épaisse et appliquée avec énergie.
Grâce aux encouragements de Harris, de J. E. H. MacDonald (1873-1932) et de MacCallum, les mois d’hiver de 1916-1917 seront les plus productifs de la carrière de Thomson. Il s’attaque à non moins de dix grandes toiles, débouchant sur deux œuvres majeures, Le vent d’ouest (The West Wind), 1916-1917, et Le pin (The Jack Pine), 1916-1917. Toutes deux sont basées sur de petites esquisses exécutées au cours du printemps 1916.
L’ultime printemps, 1917
Les esquisses réalisées au printemps et à l’été de 1917 confirment que Thomson atteint un plus haut niveau de qualité technique. Les œuvres de cette époque, comme Les rapides (The Rapids), 1917, témoignent de l’assurance avec laquelle il crée ses compositions; par les couleurs et le traitement de l’atmosphère, le spectateur peut sentir la fraîcheur ou la chaleur de l’air – comme dans Sentier derrière Mowat Lodge (Path behind Mowat Lodge), printemps 1917, ou Le barrage du lac Tea (Tea Lake Dam), été 1917. Sa touche devient audacieuse et expressive, et il semble évoluer inexorablement vers l’abstraction.
Le Dr James MacCallum qualifie la peinture de Thomson d’« encyclopédie du Nord », un témoignage visuel du territoire par toutes les saisons, tous les moments du jour et tous les temps. Le parc Algonguin, malgré l’attachement de Thomson à son égard, n’aurait toutefois pas pu être une source d’inspiration infinie si l’artiste avait encore pris de l’envergure. Au printemps de 1917, Thomson semble vouloir étendre son exploration des sujets nordiques – et leur traitement dans ses tableaux. Il vient de connaître la période la plus productive de sa vie à son atelier de Toronto, et ses esquisses montrent clairement qu’il déborde d’idées nouvelles quant à ce qu’il sera à même de saisir et de révéler dans ses tableaux à venir.
Une mort mystérieuse
Le 8 juillet 1917 au matin, plusieurs personnes voient Thomson et Shannon Fraser, propriétaire de Mowat Lodge où loge souvent l’artiste, marcher en direction du barrage du lac Joe. Le garde forestier Mark Robinson note dans son journal personnel que Thomson « a quitté le quai Fraser après 12 h 30 pour se rendre au barrage du lac Tea ou vers le lac West ». Son corps sera repêché dans le lac Canoe huit jours plus tard, le 16 juillet, et aussitôt inhumé non loin de là. Sa famille dépêche alors un entrepreneur de pompes funèbres de Huntsville pour ramener Thomson à Leith afin qu’il soit enterré dans le lot familial du cimetière local. La noyade accidentelle est la cause officielle de sa mort, mais une coupure de dix centimètres sur sa tempe droite est signalée.
J. E. H. MacDonald (1873-1932) crée une plaque en bronze à la mémoire son ami et collègue qu’il installe ensuite, avec l’aide de l’artiste J. W. Beatty (1869-1941), dans un cairn sur un promontoire surplombant le lac Canoe. On peut y lire ce qui suit :
À LA MÉMOIRE DE
TOM THOMSON
ARTISTE, HOMME DES BOIS
ET GUIDE
QUI S’EST NOYÉ DANS LE LAC CANOE
LE 8 JUILLET 1917.
IL A VÉCU HUMBLEMENT MAIS PASSIONNÉMENT
AVEC LA NATURE SAUVAGE. IL EST DEVENU FRÈRE
DE TOUS LES ÉLÉMENTS INDOMPTÉS DE LA NATURE.
IL S’EST RETIRÉ DANS LA NATURE ET ELLE S’EST RÉVÉLÉE
À LUI DANS TOUTE SA SPLENDEUR.
IL N’EST RESSORTI DES BOIS
QUE POUR RENDRE CES RÉVÉLATIONS
AU MOYEN DE SON ART ET EN DÉFINITIVE,
ELLE L’A REPRIS POUR LE GARDER À JAMAIS.
SES CONFRÈRES ARTISTES ET AUTRES AMIS ET ADMIRATEURS
SONT HEUREUX DE S’UNIR POUR RENDRE HOMMAGE À
SA PERSONNALITÉ ET À SON GÉNIE.SA DÉPOUILLE EST INHUMÉE À
OWEN SOUND (ONTARIO) PRÈS
DE L’ENDROIT OÙ IL EST NÉ
EN AOÛT
1877