Prudence Heward (1896-1947) est reconnue pour ses œuvres où abondent formes sculpturales, silhouettes imposantes, couleurs expressionnistes et représentations provocantes de sujets féminins. Elle est affiliée au Groupe de Beaver Hall, au Canadian Group of Painters et à la Société d’art contemporain, mais expose aussi avec les membres du Groupe des Sept. L’année suivant son décès, la Galerie nationale du Canada (devenue depuis le Musée des beaux-arts du Canada) à Ottawa organise une exposition commémorative qui est présentée un peu partout à travers le pays.
Premières années
Efa Prudence Heward naît à Montréal le 2 juillet 1896 dans une famille aisée. Elle est la sixième des huit enfants de Sarah Efa Jones et Arthur R. G. Heward, un employé du Chemin de fer Canadien Pacifique. La famille habite une grande résidence de Montréal et passe ses étés à Fernbank, près de Brockville, en Ontario. À l’âge adulte, Prudence Heward retournera à Fernbank avec des amis artistes, notamment A. Y. Jackson (1882-1974), Isabel McLaughlin (1903-2002) et Sarah Robertson (1891-1948), pour pique-niquer et faire des croquis.
Prudence est une enfant fragile et souffrira d’asthme toute sa vie. Ses crises fréquentes l’obligeront à interrompre la peinture à plusieurs reprises pour des périodes plus ou moins longues. Elle écrit souvent à Isabel McLaughlin pour lui expliquer à quel point ces interruptions sont à la fois frustrantes et décourageantes. Le 17 mai 1935, elle raconte : « J’ai passé une semaine alitée à cause du rhume des foins. Je commence à peine à retrouver mon état normal. Personne ne sait à quel point ces attaques m’abattent. » Sa santé précaire, qui lui impose de longues périodes d’isolement pendant son enfance, la préparera au travail solitaire en atelier.
Prudence Heward suit ses premières leçons de dessin à douze ans, à l’Art Association of Montreal. En 1912, alors qu’elle a seize ans, débute pour sa famille une série d’épreuves qui l’incitent à délaisser provisoirement la pratique de son art. Le 16 mai, son père décède et moins d’une semaine plus tard, sa sœur Dorothy meurt en couches. Puis en octobre, une autre sœur, Barbara, perd la vie à son tour à l’âge de vingt ans. En 1913, son frère Jim contracte la tuberculose. Il guérit et dès l’année suivante, il s’enrôle dans l’armée et part pour le front en Europe avec son frère Chilion. En 1914, Jim et son frère Chilion vont en Europe pour prendre part à la Première Guerre mondiale.
Prudence, sa mère et sa sœur Honor les suivent en Europe peu après et travaillent pour la Croix Rouge en Angleterre. L’artiste se souviendra plus tard qu’elle est « incapable de continuer à peindre » pendant ce séjour. Toutefois, son passage à Londres l’aidera dans sa pratique artistique puisqu’elle visite des expositions et s’initie au modernisme européen dont elle s’inspirera plus tard dans son travail. Il est possible que ce soit sa cousine, la célèbre décoratrice montréalaise Mary Harvey, qui l’initie aux arts décoratifs des ateliers Omega de Roger Fry et à l’œuvre de la peintre anglaise Vanessa Bell (1879-1961), une conceptrice de paravents, de textiles et de planchers en mosaïque. La famille Heward rentre à Montréal en 1919. Prudence a vingt-trois ans.
Succès à Montréal et formation en France
À son retour d’Europe en 1919, Prudence Heward suit de nouveau des cours à l’Art Association of Montreal (AAM), cette fois sous la direction de William Brymner (1855-1925) et de Randolph Hewton (1888-1960). Elle y rencontre notamment les artistes Edwin Holgate (1892-1977), Lilias Torrance Newton (1896-1980) et Sarah Robertson (1891-1948).
Elle est inspirée par William Brymner, qui est lui-même influencé par les impressionnistes et les modernistes français, notamment Paul Gauguin (1848-1903) et Henri Matisse (1869-1954). Brymner encourage ses élèves à aborder des thèmes de toutes sortes et les presse de développer leurs propres approches pour ce qui est de la couleur et de la représentation de la figure humaine. Son ouverture à l’égard de la figuration et sa défense de la liberté d’interprétation influence Heward et d’autres artistes montréalais qui se consacrent à la représentation de figures humaines à une époque où le paysage est le thème de prédilection des peintres canadiens.
Prudence Heward commence à connaître un certain succès comme artiste professionnelle dès le début des années 1920. Elle se classe au deuxième rang lors d’un concours pour l’obtention du prix Reford de peinture à l’AAM en 1922 et deux ans plus tard, alors qu’elle y étudie au niveau avancé, elle remporte à la fois le prix Reford et le prix de peinture de la Women’s Art Society en 1924. Stimulée par ces marques de reconnaissance, elle se rend à Londres en 1925, pour la première fois depuis l’armistice, afin de poursuivre ses études en art.
Plus tard la même année, elle quitte Londres et s’installe à Paris pour suivre des cours à l’Académie Colarossi avec Charles Guérin (1875-1939), un peintre postimpressionniste qui a étudié, comme Matisse, auprès de Gustave Moreau (1826-1898). Prudence Heward étudie aussi le dessin à l’École des beaux-arts avec Bernard Naudin (1876-1946). Quoique brève, cette période de formation en France exercera toute sa vie une influence sur sa pratique artistique et sa recherche constante d’un style personnel pour représenter les sujets humains. Comme bon nombre de modernistes français, notamment les postimpressionnistes et les fauves, elle peint les gens et les objets comme elle les « voit », et pas nécessairement tels qu’ils sont en réalité.
Éloges et reconnaissance
Prudence Heward suscite l’attention des médias dès le début de sa carrière. Elle reçoit sa première marque de reconnaissance publique en 1922 lorsqu’elle se classe en deuxième place pour le prix Reford de peinture à l’Art Association of Montreal. Son portrait Mme Hope Scott (Mrs. Hope Scott), non daté, fait partie de la Spring Exhibition en 1922. Deux ans plus tard, alors élève du cours avancé de l’AAM, elle remporte à la fois le prix Reford et le prix de peinture de la Women’s Art Society. En 1925, le jury de la division canadienne de la British Empire Exhibition à Wembley en Angleterre sélectionne ses portraits de Mabel Lockerby (1882-1976), peint vers 1924, et d’Eleanor Reynolds, qui date de 1924. Un critique écrit alors dans le London Sunday Times à propos de Mademoiselle Lockerby (Miss Lockerby), qu’il s’agit d’une « tête très prometteuse, peinte avec simplicité ».
En 1929, Prudence Heward remporte le premier prix de la Willingdon Arts Competition pour Femme sur la colline (Girl on a Hill), 1928, un tableau représentant la danseuse contemporaine Louise McLea. En février 1930, un critique précise que puisqu’elle est en route pour Paris (elle y est probablement partie en 1929), elle n’entend sans doute pas les commentaires positifs sur ses tableaux tels Au théâtre (At the Theatre), 1928, et Rollande, 1929. A. Y. Jackson (1882-1974) parle du tableau qui lui a valu le prix Willingdon dans une lettre adressée à Isabel McLaughlin (1903-2002) :
Je suis allé au vernissage [de l’exposition de l’A.R.C.]. Accrochage mal fait. Plein de trucs sans intérêt. Prudence Heward avait un beau tableau. Je te l’envoie comme petite compagne de jeu. Elle part le 12 janvier. Je suis sûr que tu l’aimeras, mais vous vous ressemblez peut-être trop de caractère. Comme toi elle est réservée. Et très modeste au sujet de son travail. Et très généreuse dans son appréciation du travail des autres. Et très honnête au sujet de ce qu’elle aime et n’aime pas. Et sous toute sa tranquillité, elle a une belle volonté bien à elle. Souviens-toi qu’elle a remporté le prix Willingdon. C’était entre ses deux tableaux pour la première place. Pendant longtemps, personne ne l’a prise au sérieux. Aujourd’hui, je pense qu’Holgate et elle sont les peintres les plus forts de Montréal.
Prudence Heward ne se mariera jamais, peut-être en raison de ses succès professionnels. Même si nous ignorons ses motifs, au début du vingtième siècle, les époux et les normes sociales découragent souvent les femmes canadiennes de poursuivre leur carrière, à cause des attentes à l’égard de leur rôle d’épouse et de mère. Elle n’est assurément pas la seule artiste de cette époque à choisir le célibat. D’ailleurs, la majorité des femmes gravitant autour du Groupe de Beaver Hall ne sont pas mariées.
En 1930, Prudence Heward et sa mère emménagent dans une vaste résidence située au 3467, rue Peel au centre-ville de Montréal. Prudence installe son atelier à l’étage supérieur. Les deux femmes cohabitent jusqu’à la mort de l’artiste en 1947. Prudence Heward, qui semble n’avoir refusé aucune demande en mariage, a plusieurs amies intimes au cours de sa vie, entre autres Isabel McLaughlin.
Amitié avec Isabel McLaughlin
Prudence Heward fait la connaissance d’Isabel McLaughlin (1903-2002), qui vit à Paris, par l’entremise d’A. Y. Jackson (1882-1974). Elles demeureront amies pour la vie. Prudence et Isabel suivent des cours à l’Académie scandinave de Paris en 1930. Selon le neveu de Prudence Heward : « Tante Prue habitait sur la rive droite, plus conventionnelle, et traversait la Seine pour peindre et suivre ses cours. [André] Biéler avait l’impression que la rive droite représentait ses origines familiales aisées plus conventionnelles, tandis que la rive gauche représentait son tempérament artistique. » Les deux amies quittent ensuite la capitale française pour se rendre en Italie. Elles font des croquis à Florence et Venise. Au cours de ce voyage, Prudence Heward réalise plusieurs petites esquisses à l’huile de scènes vénitiennes, comme elle l’avait fait lors de ses précédents voyages en Europe, tel Venise (Venice), v. 1926. Un critique du Montreal Gazette parle de son « croquis impressionniste de Venise » dans un article portant sur sa première exposition individuelle en 1932.
Les nombreuses lettres adressées à Isabel McLaughlin constituent une importante source d’information au sujet des intérêts, des angoisses et de la personnalité de Prudence Heward. Elles sont souvent empreintes d’humour. Dans une lettre rédigée le 7 novembre 1944, Heward décrit une récente visite chez le médecin : « J’étais complètement déshabillée et je dis au médecin : “Docteur, est-ce que ça va si je garde mon bracelet?” » Sur une feuille annexée, elle a fait son autoportrait nue, son bras gauche couvrant sa poitrine et son autre bras masquant son ventre. À son poignet droit, elle porte le bracelet évoqué dans sa lettre.
En 1936, Prudence Heward se rend aux Bermudes où elle séjourne à la résidence de la famille McLaughlin. Même si elle a déjà au moins un portrait de femme noire à son actif avant ce voyage (Femme brune (Dark Girl), 1935), ce séjour l’inspire probablement à faire des croquis et plusieurs autres tableaux de Bermudiennes comme Hester, 1937, et Fille à la fenêtre (Girl in the Window), 1941. À son retour à Montréal, elle peint d’autres femmes de race noire.
Travail dans les années 1930
Même si Prudence Heward se spécialise en portrait, elle est invitée à de nombreuses reprises, entre la fin des années 1920 et le début des années 1930, à exposer avec le Groupe des Sept, qui privilégie le paysage. En 1930, ses tableaux Au théâtre (At the Theatre) et Les immigrantes (The Emigrants), tous deux de 1928, font partie d’une exposition du Groupe des Sept à l’Art Gallery of Toronto (maintenant le Musée des beaux-arts de l’Ontario) et à l’Art Association of Montreal. L’année suivante, trois de ses œuvres — Femme sous un arbre (Girl Under a Tree), 1931, Cagnes, v. 1930, et Rue de Cagnes (Street in Cagnes), v. 1930 — sont exposées à l’Art Gallery of Toronto avec des travaux du Groupe des Sept.
En 1932, à l’âge de 36 ans, Prudence Heward se voit offrir sa première exposition individuelle à la galerie W. Scott & Sons de Montréal. En vue de s’y préparer, elle écrit à Eric Brown, directeur de la Galerie nationale du Canada (aujourd’hui le Musée des beaux-arts du Canada) à Ottawa, pour lui demander : « Puis-je avoir les deux [tableaux : Rollande, 1929, et Femme sur une colline, 1928] qui sont à la Galerie nationale? Pour présenter une exposition solo, j’aurais besoin de tout. […] Je dois savoir de façon certaine avant de prendre la décision au sujet de mon exposition; ce sera une quantité infernale de travail. » Finalement, Femme sur une colline (Girl on a Hill) ne fera pas partie de l’exposition, probablement parce qu’il est exposé dans le cadre de Paintings by Contemporary Canadian Artists à la galerie Roerich à New York du 5 mars au 5 avril, ce qui laisse peu de temps pour l’expédier à temps pour le vernissage de l’exposition individuelle de Prudence Heward qui a eu lieu entre la mi-avril et la fin du mois.
Pendant les années 1930, Prudence Heward fréquente des groupes d’artistes considérés comme modernes et avant-gardistes. Elle fait partie du comité exécutif de The Atelier: A School of Drawing Painting Sculpture en 1931 pour soutenir son fondateur, l’artiste John Lyman (1886-1967). Ce regroupement est sympathique aux tendances du modernisme européen qui évoque le propre style de Heward. Elle est cofondatrice et vice-présidente du Canadian Group of Painters (1933-1939) et membre fondatrice de la Société d’art contemporain (1939-1944). En 1941, elle participe à la conférence de Kingston, organisée par André Biéler à l’Université Queen’s.
Contrairement à la croyance populaire, Prudence Heward n’est pas officiellement membre du Groupe de Beaver Hall (1920-1921) de Montréal, qui n’a ni mission officielle ni manifeste. Par contre, elle est étroitement associée au groupe et lie des amitiés avec bon nombre de membres et expose avec eux à plusieurs occasions. À la différence des artistes qui exposent à titre de membres du groupe, elle n’a pas besoin d’un espace de travail au square Beaver Hall puisqu’elle a aménagé son atelier au dernier étage de la vaste résidence qu’elle partage avec sa mère, rue Peel et qu’elle dépeint dans Étude du salon de l’artiste (Study of the Drawing Room of the Artist), v. 1940.
Reconnue pour son intégrité et son esprit solidaire, Prudence Heward est approchée en 1933, avec Lawren Harris (1885-1970) et Will Ogilvie (1901-1989), pour faire partie du comité de sélection d’une exposition du Canadian Group of Painters à l’Art Gallery of Toronto. Lorsque les membres du conseil d’administration du musée manifestent leur crainte que la nudité du sujet de Nu (Nude in a Studio), 1933, de Lilias Torrance Newton (1896-1980) choque les visiteurs, Prudence Heward affirme avec fermeté que l’exposition sera annulée si ce tableau ne peut pas en faire partie. Nu est finalement exclu de la sélection définitive parce que les autres membres du jury finissent par convaincre Prudence de permettre que l’exposition soit présentée comme prévu.
Blessure et maladie
L’asthme qui fera souffrir Prudence Heward toute sa vie durant empire après un accident de voiture subi en mai 1939 lorsque son ami Blue Haskell frappe un arbre sur la rue Peel à la suite d’une embardée. L’artiste se casse le nez, ce qui exacerbe son état de santé déjà fragile. Elle est probablement affaiblie davantage par la douleur suivant le suicide de sa sœur Honor en 1943. Quatre ans plus tard, Prudence Heward se rend à Los Angeles avec sa mère et sa sœur Rooney en vue de se faire traiter à l’hôpital Good Samaritan. Elle meurt dans cette ville le 19 mars 1947 à l’âge de 50 ans.
Dès l’année suivante, la Galerie nationale du Canada (aujourd’hui le Musée des beaux-arts du Canada) organise une exposition commémorative, qui circulera dans neuf villes canadiennes durant une période de seize mois. A. Y. Jackson (1882-1974) rédige le texte du catalogue et Anne Savage (1896-1971) prononce l’allocution lors du vernissage au Musée des beaux-arts de Montréal le 13 mai 1948. Dans son message, elle dit : « Depuis l’époque de J. W. Morrice (1865-1924), aucun Montréalais n’a apporté une telle renommée à sa ville d’origine, et jamais une telle contribution n’a été faite par une femme. »
Redécouverte
Prudence Heward est l’une des premières femmes artistes du Canada à être redécouverte dans les années 1970 et 1980 par les historiennes de l’art féministes qui montent des expositions et écrivent sur les femmes artistes renommées et respectées de leur vivant, mais n’ayant pas encore fait l’objet de recherches sérieuses. En 1975, les historiennes de l’art Dorothy Farr et Natalie Luckyj organisent l’exposition From Women’s Eyes: Women Painters in Canada au Agnes Etherington Art Centre de Kingston en Ontario. En 1986, Natalie Luckyj monte au même endroit L’expression d’une volonté : l’art de Prudence Heward. Grâce en grande partie à ces expositions féministes et aux catalogues qui les accompagnent, Prudence Heward est maintenant reconnue de plein droit comme une artiste moderniste du début du vingtième siècle et sa peinture attire encore l’attention des historiens de l’art intéressés non seulement à l’art canadien, mais aussi aux questions de classe sociale, de sexe et de race.