Naufrage 1987
Naufrage est le plus traditionnel et donc le plus accessible de tous les paysages de Paterson Ewen. Au bas de cette œuvre en contreplaqué toupillé se trouve une esquisse noire grossière représentant un navire avec deux cheminées ou mâts sous un ciel blanc, avec la lune sur laquelle serpentent des lignes courbes oranges, rougeâtres et jaunes. Présentée lors de sa première grande exposition solo au Musée des beaux-arts de l’Ontario, à Toronto, en 1988, cette œuvre fait allusion aux paysages nuageux composés des larges traits du peintre romantique J. M. W. Turner (1775-1851) et aux paysages marins peu détaillés de son contemporain, John Constable (1776-1837). Cette œuvre ancre fermement Ewen dans la lignée de ces grands peintres de paysage
Entre le milieu et la fin des années 1970, Ewen abandonne ses représentations schématiques et commence à peindre des paysages plus traditionnels. Il semble avoir revisité les œuvres des maîtres européens, que ce soit en consultant des catalogues ou en visitant des collections, tant son travail entre 1977 et 1987 y réfère. Par exemple, Typhoon (Typhon), 1979, est redevable à Snow Storm—Steam-Boat off a Harbour’s Mouth (Tempête de neige — Bateau à vapeur au large de l’embouchure du port), 1842, et Sunset over the Mediterranean (Coucher de soleil sur la Méditerranée), 1980, de Turner, de même qu’à Impression, soleil levant, 1872, de Claude Monet (1840-1926). Naufrage semble être un hommage à Moonlight Marine (Marine au clair de lune), 1870-1890, une œuvre sur panneau de bois réalisée par l’Américain Albert Pinkham Ryder (1847-1917). Dans cette dernière, un voilier à deux mâts, à peine visible, est perché au-dessus de vagues sombres et tourbillonnantes, avec des nuages qui brillent dans le ciel éclairé par la lune. La palette est sombre, l’accent étant principalement mis sur les tons de bleu-vert et de blanc. Dans la peinture d’Ewen, la palette est plus claire, mais l’effet d’ensemble est tout aussi inquiétant.
Dans la plupart des œuvres d’Ewen de cette période, la lune apparaît comme une image centrale sur une vaste étendue, un élément singulier qui révèle une solitude ou un isolement intense. Dans bon nombre de ces images, comme Moon over Tobermory (Lune au-dessus de Tobermory), 1981, et Moon over Water II (Lune au-dessus de l’eau II), 1987, la lune est un morceau de métal découpé et littéralement martelé sur le tableau, tandis que la surface peinte par pulvérisation semble capter la lumière ambiante et refléter l’action sans l’illuminer. La surface rugueuse de la lune en contreplaqué de Naufrage ne permet pas non plus les subtilités de la lumière qui permettraient habituellement au spectateur de donner un sens à l’espace dans l’image. De plus, lorsqu’il est vu en face, ce travail massif n’offre que peu de profondeur, sauf ce que l’imagination remplit entre la mer et le ciel. Cet effet rappelle celui de Paul Cézanne (1839-1906), dont les œuvres donnent une première impression de tridimensionnalité qui s’affaiblie, s’aplatie progressivement, au fur et à mesure de son examen. Ici, le regard du spectateur se tourne vers la matérialité de la peinture et, comme c’est souvent le cas dans l’œuvre d’Ewen, la surface vigoureusement sculptée fait écho au sujet dynamique du tableau.
Le thème du naufrage n’est pas surprenant étant donné que 1986-1987 a été un moment très difficile pour Ewen après une longue période de relative tranquillité. Sa compagne, Mary Handford, déménage à Waterloo (Ontario) pour étudier l’architecture, et ils rompent en juillet 1986 parce qu’Ewen a du mal à gérer la relation à distance. À peu près au même moment, l’artiste se fait admettre dans un centre de traitement de l’alcoolisme à Guelph, en Ontario, puis à l’hôpital St. Joseph de London. Le naufrage peut aussi être une allusion à Tobermory, sur la baie Georgienne en Ontario, où Ewen a passé des vacances et qui est célèbre pour ses épaves de bateaux.