La raison avant la passion 1968
Cette œuvre à l’aspect d’une courtepointe affiche son titre en grandes lettres multicolores, avec de petits cœurs dispersés sur le fond. La raison avant la passion a beaucoup retenu l’attention compte tenu de son allusion directe au premier ministre nouvellement élu, Pierre Elliott Trudeau. En effet, Wieland s’est inspirée de la déclaration de Trudeau : « La raison avant la passion; c’est le thème de tous mes écrits. »
Dans cette œuvre, Wieland aborde non seulement des événements récents, mais elle réinterprète et transforme le langage politique en utilisant les traditions de l’art populaire et de l’artisanat exercées par les femmes pendant des siècles. Joyce Wieland est une véritable artiste féministe, une pionnière en la matière. De nombreux artistes de sa génération critiquent ce monde artistique qui exclut systématiquement les femmes, mais Wieland reconnaît que des formes d’expressions artistiques remarquables exercées par ces dernières sont dévalorisées depuis toujours parce que considérées comme de l’artisanat ou des « travaux féminins ».
Wieland fait elle-même les frais de ces préjugés profondément enracinés. Lorsqu’elle présente La raison avant la passion parmi d’autres pièces composées de tissu cousu dans son exposition Véritable amour patriotique au Musée des beaux-arts du Canada en 1971, un critique écrit avec mépris à propos de « Joyce, la femme au foyer », qu’elle meuble le musée d’oreillers et de courtepointes. Et pourtant, le génie de l’œuvre de Wieland tient au fait qu’elle créé des formes artistiques novatrices et hybrides en rendant hommage à certains aspects des techniques traditionnelles de la courtepointe, de la broderie et de la couture, tout en se réclamant du pop art, de l’art conceptuel et d’autres approches néo-avant-gardistes.
La raison avant la passion est souvent décrite comme une courtepointe, ce qui est juste en ce que Wieland s’inspire du savoir-faire de confectionneuses de courtepointes pour la réaliser, tout comme les œuvres apparentées Film Mandala (Mandala cinématographique), 1966, et The Camera’s Eyes (Les yeux de la caméra), 1967. Ces dernières renvoient à des éléments cinématographiques, tandis que La raison avant la passion met en valeur le langage d’une manière qui n’est pas sans rappeler l’importance particulière accordée à la linguistique dans l’art conceptuel.
Les « courtepointes » de Wieland se distinguent radicalement des courtepointes traditionnelles de nombreuses manières, bien que leur impact découle en partie de cette association. On trouve normalement La raison avant la passion accrochée au mur d’un musée, mais on s’imagine bien ce que ces mots évoqueraient si la courtepointe était étendue sur un lit. Avec cette pièce, Wieland crée un lieu de rencontre entre le politique et le personnel, la masculinité de la vie publique et la féminité domestique; un lieu où la raison et la passion font bon ménage.
Cette œuvre se compose d’ailleurs de deux objets, un dans chacune des langues officielles – comme si l’art devait adhérer au programme de bilinguisme parrainé par le gouvernement fédéral. La version française de l’œuvre a été offerte en cadeau au premier ministre et installée dans sa résidence officielle. Sa femme, Margaret Trudeau, raconte avoir arraché les lettres dans un moment de colère et les avoir lancées à son mari, celui-là même qui avait formulé ces mots.
En 1969, un an après avoir réalisé ces deux œuvres en tissu, Wieland termine un long métrage expérimental, aussi intitulé Reason over Passion / La raison avant la passion. Le film se compose essentiellement d’images dégradées montrant des paysages tournés depuis des véhicules qui sillonnent le pays; pendant ce temps, apparaissent, tels des sous-titres, 537 permutations du titre générées par ordinateur – les lettres se mêlent sans cesse, compromettant ainsi le sens de cette citation célèbre.