Joyce Wieland est une figure centrale de l’art canadien des années 1960 et 1970 dont le travail continue d’influencer l’art d’aujourd’hui. Elle commence sa carrière comme peintre, mais sa pratique artistique s’étend à divers procédés et matériaux, dont le cinéma, et se fait un nom comme cinéaste expérimentale. Souvent politiquement engagé, son travail aborde les thèmes de la guerre, des rapports hommes-femmes, de l’écologie et du nationalisme, tout en demeurant singulièrement puissant et plein d’humour.
Importance
Joyce Wieland fait partie de cette génération d’artistes des années 1960 parfois appelée la néo-avant-garde. Au Canada et à l’échelle mondiale, des peintres modernistes d’expérience rompent avec une approche de l’art axée sur la spécificité du médium, au profit de pratiques faisant appel à une grande variété de matériaux, de procédés et de thématiques. Le critique d’art américain Clement Greenberg a écrit que les grands artistes modernes « tirent en grande partie leur inspiration du médium qu’ils utilisent». Il s’agit d’une notion fondamentale de l’expressionnisme abstrait et de la peinture colour-field, tendances qui se propagent de New York à toute l’Amérique du Nord à l’époque de l’après-guerre, y compris à la scène artistique torontoise des années 1950. Wieland est issue d’un contexte où Painters Eleven, un groupe canadien de peintres expressionnistes abstraits, se consacrait à l’exploration de la forme, de la couleur, de la ligne, du mouvement et de la composition au moyen du médium pictural appliqué sur la toile.
Wieland, cependant, repousse les limites de la peinture moderniste et montre qu’elle n’a pas peur de contaminer cet héritage avec des éléments puisés dans l’art populaire, la culture pop ou la politique. Certaines de ses œuvres sont par conséquent de véritables amalgames. Dans les années 1960 et 1970, sa pratique devient hybride et omnivore; elle y incorpore le cinéma, la photographie, des objets usuels trouvés et des matériaux industriels comme le plastique, tout en faisant largement usage de tissus et de techniques de couture traditionnelles, considérées comme des « travaux féminins ».
De par l’exploration de cet arsenal de matériaux et de procédés, Wieland remet en question la notion voulant que l’art doit occuper un espace culturel protégé, en marge de la politique et de la vie quotidienne. Après son déménagement à New York en 1962, sa démarche artistique se maille avec l’activisme contre-culturel des années 1960. Les causes qui inspirent alors Wieland : le pacifisme, le féminisme, l’écologie et les droits civiques, demeureront tout aussi importantes lorsqu’elle se penchera sur le Canada pour en explorer la question de l’identité nationale.
L’activisme et le nationalisme
Lorsque Wieland réalise des films et des assemblages qui font allusion à la guerre du Vietnam, elle se joint à une génération d’activistes, d’intellectuels, d’étudiants et d’artistes scandalisés par le terrible carnage de cette guerre. Toutefois, sa façon d’aborder des questions politiques graves sera généralement allusive, ironique, voire comique. Dans Stuffed Movie (Film rembourré), 1966, par exemple, les références à la guerre du Vietnam prennent la forme de découpures de journaux à moitié dissimulées dans des assemblages de plastique aux couleurs de bonbons, suggérant ainsi que la couverture médiatique de la guerre et le consumérisme quotidien entrent inévitablement en conflit. Son film expérimental Rat Life and Diet in North America, 1968, fait référence aux nombreux jeunes Américains qui, refusant d’être envoyés au Vietnam, ont fui au Canada – sauf que les protagonistes dans la fable de Wieland sont de mignons rongeurs campés dans une suite de tableaux habilement agencés.
Divers enjeux politiques ressortent dans la plupart des œuvres de Wieland des années 1960. L’artiste y traite notamment de pollution et d’écologie, ou évoque le racisme et le mouvement des droits civiques dans des tableaux comme March on Washington (Marche sur Washington), 1963, et First Integrated Film with a Short on Sailing (Premier film interracial et court-métrage sur la voile), 1963. Elle devient également plus consciente de la place qu’occupent les peuples autochtones dans l’imaginaire national, comme en témoigne plus particulièrement son œuvre-livre Véritable amour patriotique, 1971, émaillée d’éléments de la culture et de la langue inuit.
Alors qu’elle vit toujours à New York, Wieland développe un intérêt pour la question de l’identité nationale et commence à réaliser des œuvres en relation avec le Canada. En 1967, le pays célèbre le centenaire de la Confédération par des événements et des expositions spectaculaires. L’année suivante, Pierre Elliott Trudeau, considéré par un grand nombre comme le chef idéal pour un pays tourné vers l’avenir, est élu premier ministre. Wieland, partageant temporairement cet engouement pour Trudeau, incorpore ses paroles et son image dans certaines de ses œuvres, telles que ses pièces en tissu Reason over Passion et La raison avant la passion, 1968, et son film du même titre de 1969. Finalement, sa vision de la nation canadienne se révèlera plus utopique, radicale et de gauche que celle épousée par le gouvernement libéral de Trudeau.
Au moment de son exposition Véritable amour patriotique au Musée des beaux-arts du Canada, en 1971, Wieland, qui adhère aux principes défendus par le groupe Waffle, la branche socialiste radicale du Nouveau Parti démocratique, convie son cofondateur, Mel Watkins, à assister au vernissage en tant qu’invité d’honneur. Elle intègre également les pages d’un livre rédigé par l’autre cofondateur du groupe, James Laxer, dans The Water Quilt (La courtepointe d’eau), 1971. Comme ces activistes politiques, Wieland défend l’idée d’un Canada souverain, indépendant des intérêts commerciaux américains.
Malgré la gravité des questions abordées, l’humour de Wieland est souvent palpable dans ses projets d’art politique. À l’occasion, un slogan saute aux yeux, comme dans l’œuvre matelassée I Love Canada—J’aime le Canada, 1970, où de volumineuses lettres épelant le titre de l’œuvre sont accompagnées d’un petit texte écrit à la main, en français et en anglais, qui se lit comme suit : « À bas l’impérialisme technologique américain ». Et lors de son exposition Véritable amour patriotique, la boutique cadeaux du Musée vend des bouteilles de Sweet Beaver (Castor doux), décrit comme « le parfum de la libération canadienne ».
Cette nouvelle forme d’art politique suggère que la libération de la nation passe également par la libération de ses symboles nationaux. Un drapeau ne devrait pas être simplement un objet que l’on agite lors de rassemblements politiques ou du passage de chars d’assaut dans des défilés militaires. Le détournement des symboles nationaux mis de l’avant par Wieland suscite des réactions mitigées, même de la part des critiques qui partagent ses idées politiques de gauche. Barry Lord, critique d’art et défenseur du nationalisme culturel dans les années 1970, écrit que « cette parodie de nos symboles nationaux est une vraie gifle aux Canadiens patriotes. » Néanmoins, en puisant dans les fondements mêmes de la culture visuelle canadienne, Wieland rappelle à ses concitoyens que les modalités du contrat national doivent constamment être remises en question.
Le féminisme
En 2008-2009, le travail de Wieland est intégré à l’exposition WACK! Art and the Feminist Revolution, organisée par le Museum of Contemporary Art de Los Angeles, lors de sa présentation à la Vancouver Art Gallery. Ses œuvres d’art et ses films expérimentaux ont largement concouru à un phénomène international : la transformation de l’art du vingtième siècle au contact du féminisme. Des expositions comme WACK! démontrent que Wieland n’est pas la seule à créer de l’art qui parle de sa condition de femme, tout en abordant la question de l’évolution des rôles de la femme sur le marché du travail et dans le monde de l’art.
Ces impulsions sont souvent le fait de femmes individuelles, qui ne peuvent saisir à l’époque l’ampleur de la révolution à laquelle elles prennent part. Wieland doit elle-même se battre pour être prise au sérieux en tant qu’artiste et cinéaste. Il se peut que son mariage avec Michael Snow (né en 1928), également un artiste reconnu, ait aidé et freiné sa carrière. Assurément, aucune autre artiste canadienne de cette période ne contribue autant à la réflexion sur l’interaction entre, d’une part, l’art et l’esthétique, et, d’autre part, la notion de performance sociale liée au genre. Les théories érudites de Lauren Rabinovitz et de Kay Armatage permettent de poser les bases d’une analyse et d’une interprétation féministe de la carrière de Wieland, une approche également approfondie par d’autres auteurs.
Le féminisme se manifeste de différentes manières dans la pratique artistique de Wieland : par rapport à la sexualité et à son incarnation; par la réhabilitation des travaux d’aiguille, souvent appelés « travaux féminins »; et par la création d’une héroïne dans son long métrage The Far Shore, 1976. L’importance qu’elle accorde au sexe et au corps se manifeste tôt dans son œuvre. Cela s’observe tantôt par de subtiles infiltrations, comme dans la peinture abstraite Redgasm, 1960, tandis que dans l’œuvre aux techniques mixtes Heart On (Érection des cœurs !), 1962, la sexualité est clairement évoquée par la présence de marques rouges qui ressemblent à des taches de sang menstruel. De nombreux tableaux de Wieland du milieu des années 1960, influencés par le pop art, comportent des pénis caricaturaux. Cette attitude humoristique à l’égard du sexe masculin renvoie l’image d’une femme sûre d’elle et émancipée. Dans son film Water Sark, 1964, l’intérêt de l’artiste pour la réflexion et la perception la conduit à diriger la caméra sur son environnement domestique et sur son propre corps nu.
Wieland fait également œuvre de pionnière en matière de réappropriation féministe des techniques de courtepointe, de couture et de tricot. Historiquement, ces pratiques sont l’apanage de la gent féminine dans des contextes domestiques et communautaires, sans espoir que le fruit de ce travail soit reconnu comme œuvre de valeur. En intégrant le tissu et la couture dans sa pratique artistique et en exposant ces nouveaux objets avec des tableaux et des sculptures, modes d’expression dont l’appréciation est établie, Wieland remet en question la hiérarchie institutionnelle séculaire qui dévalorise le travail des femmes.
L’art populaire et l’artisanat se marient ingénieusement aux éléments issus du pop art et de l’art conceptuel dans la pratique artistique de Wieland. Ô Canada Animation, 1970, par exemple, se compose d’alignements soignés de lèvres rouges brodées à la main, articulant les mots de l’hymne national. Wieland utilise aussi la broderie pour reproduire des lettres manuscrites, comme dans Montcalm’s Last Letter / Wolfe’s Last Letter (La dernière lettre de Montcalm / La dernière lettre de Wolfe), 1971, ou encore pour créer un dialogue, comme dans La courtepointe d’eau, 1971. Elle réalise également des œuvres cousues ou tricotées prenant la forme de courtepointes murales, d’objets rembourrés, d’assemblages en tissu basés sur le langage et d’autres objets hybrides. Wieland ne confectionne pas toutes ces œuvres elle-même : à plusieurs occasions, elle engage des femmes maîtrisant parfaitement les travaux d’aiguille pour exécuter ses créations.
Wieland fait allusion à la sexospécificité dans l’ensemble de sa pratique artistique, mais c’est dans son long métrage The Far Shore qu’elle peut enfin créer un personnage féminin complexe, et le situer au centre de l’histoire de l’art canadien. Dans ce récit historique parallèle, Eulalie de Chicoutimi est l’amoureuse d’un personnage inspiré de Tom Thomson (1877-1917), mais elle n’est pas une simple muse pour l’artiste. Le film raconte l’histoire de cette femme au mariage malheureux, et de l’artiste qui devient son objet de désir. Eulalie, elle-même musicienne, partage la passion du peintre pour la terre tout en cherchant sa place dans le monde. Wieland crée un scénarimage détaillé pour ce film – qui compte parmi son équipe professionnelle le réputé directeur photo canadien Richard Leiterman – et veille à ce que le positionnement et les mouvements de la caméra correspondent à l’expérience d’Eulalie. Le ton mélodramatique auquel Wieland recourt pour construire le récit est également important; il révèle les contraintes domestiques et idéologiques auxquelles font face les femmes.
En tant qu’artiste du vingtième siècle à la recherche de nouvelles formes d’expression, Wieland est de toute évidence portée par le féminisme. Sa production artistique doit être considérée comme partie prenante d’une « révolution féministe » d’envergure : ses peintures, assemblages et films abordent de manière éloquente l’évolution du statut social de la femme, tout en remettant en cause l’exclusion coutumière de l’expérience féminine du domaine de l’art et de l’esthétique.
L’environnement, l’écologie et le paysage
Wieland est très sensible à l’environnement naturel, comme activiste et comme artiste/cinéaste. Au début des années 1960, elle se prononce contre l’utilisation massive de pesticides, et au cours des années subséquentes, elle s’implique dans d’autres causes écologiques et s’oppose à la construction d’imposants barrages hydroélectriques dans le Nord canadien. Au moment de son exposition au Musée des beaux-arts du Canada, en 1971, ses œuvres sont souvent centrées sur la terre, tout en évitant de manière générale la façon traditionnelle de représenter le paysage. Une œuvre comme La courtepointe d’eau, par exemple, véhicule un puissant message écologique et politique à propos du Nord au moyen d’une grille représentant des fleurs arctiques finement brodées qui repose littéralement sur un texte imprimé – lequel critique la commercialisation de ressources canadiennes telles que l’eau et l’énergie. Arctic Passion Cake (Gâteau de passion arctique), 1971, un réel gâteau de 1,67 mètre de diamètre recouvert d’un glaçage blanc comme neige et incrusté d’emblèmes et de figures allégoriques (les sculptures de bronze Bear and Spirit of Canada [L’ours et l’esprit du Canada], 1970-1971, et Spirit of Canada Suckles the French and English Beavers [L’esprit du Canada allaite les castors français et anglais], 1970-1971), offre une autre illustration non traditionnelle du pays.
L’œuvre-livre Véritable amour patriotique consiste également en une pièce paysagiste peu conventionnelle, avec son montage de photographies, de cartes, de souvenirs et de notes manuscrites évoquant les couches de sens qui s’accumulent à mesure que les peuples occupent ou parcourent les territoires. À d’autres occasions, son approche de l’environnement naturel moins ouvertement politique et plus loufoque : 109 Views (Cent neuf paysages), 1970-1971, œuvre monumentale de huit mètres de long, représente des paysages, mais chacun de ces derniers se compose de bouts de tissu aux couleurs vives cousus à la main. À la fin des années 1960 et au début des années 1970, l’approche expérimentale du paysage est partagée par les artistes canadiens Jeff Wall (né en 1946), N.E. Thing Co., Jack Chambers (1931-1978) et Michael Snow. Ces derniers s’éloignent délibérément du paradigme de la nature sauvage associé au Groupe des Sept, mais Wieland se montre plus déterminée que tout autre de ses compatriotes à réinventer la catégorie esthétique du « paysage canadien ».
Wieland explore la spécificité de l’art du paysage canadien dans ses films également, notamment dans les trois films qu’elle considère une trilogie : Rat Life and Diet in North America, 1968; Reason over Passion / La raison avant la passion, 1969; et The Far Shore, 1976. Le premier, réalisé au plus fort de la guerre du Vietnam, est une fable animale où le Canada constitue la destination utopique des héros, des rongeurs qui fuient une société américaine militarisée. Reason over Passion / La raison avant la passion, réalisé l’année suivante, montre des paysages d’un océan à l’autre qui défilent dans un flou technologique, occasionnellement interrompus par un symbole patriotique et, au milieu, par des images de Pierre Elliott Trudeau tirées du congrès du Parti libéral de 1968. Ces deux premiers titres font partie de la production expérimentale/underground de Wieland, tandis que The Far Shore consiste en un long métrage de fiction qui se déroule en 1919, et où une série de personnages inventés entre en relation avec la figure à peine voilée de Tom Thomson. Ces films sont considérablement différents du point de vue du style et de la sensibilité, et pourtant, ils forment une véritable trilogie : tous se concentrent sur l’environnement naturel canadien – non pas traité comme un objet de beauté distant, mais plutôt en lien avec la politique, les rapports sociaux, le nationalisme, l’art et l’activité humaine.
Dans les années 1980, Wieland revient à la peinture, et la représentation de paysages naturels devient à nouveau centrale dans sa production. Cependant, les tableaux de cette période sont très différents de ses assemblages et de ses films antérieurs, notamment parce que les lieux représentés ne sont plus typiquement canadiens. Avec leurs couleurs intenses et leurs effets quasi psychédéliques, les paysages tardifs de Wieland sont des environnements dont l’écho se répercute dans le temps et l’espace.