Jean Paul Lemieux est un observateur perspicace et attendri de son pays. Dessinateur, peintre, illustrateur et muraliste, il traverse son siècle en emmagasinant une pluralité d’influences venant d’Europe, des États-Unis et du Canada. Elles forgeront chez lui une personnalité artistique distincte qui lui apportera, à partir de 1956, une reconnaissance internationale. Son apport à l’histoire de l’art dépasse les frontières canadiennes pour se mesurer aux grands représentants du mouvement expressionniste nordique.
Premières influences
Pour Lemieux, les influences sont essentielles au développement d’une personnalité artistique originale. De goût éclectique et très sûr, il éprouve des affinités avec de nombreux peintres. Comme plusieurs artistes et amateurs d’art de sa génération, il doit ses premières découvertes de l’actualité artistique internationale au magazine américain Vanity Fair qui réunit, sous l’impulsion de Frank Crowninshield (1872-1947), des illustrateurs, écrivains, artistes, et photographes de renom, et qui propose une série hors-texte en couleurs sur les chefs de file de l’art moderne.
Mais les premières influences directes de Lemieux sont de source canadienne, à commencer par le Groupe des Sept, Edwin Holgate (1892-1977) en particulier, qui se joint au Groupe en 1930. Ces peintres favorisent l’expression des émotions que la nature canadienne leur inspire, rejoignant les symbolistes européens de la fin du dix-neuvième siècle et les postimpressionnistes comme Edvard Munch (1863-1944), Paul Gauguin (1848-1903) et Émile Bernard (1868-1941). Soleil d’après-midi, 1933, est empreint de cette force expressive, étrangère aux contraintes du naturalisme qui visait plutôt à imiter la nature. Le travail de Goodridge Roberts (1904-1974) suscite aussi l’enthousiasme de Lemieux, comme le montre Paysage des Cantons-de-l’Est, 1936, une composition baignée de sourde poésie terrienne rappelant le côté mesuré de Paul Cézanne (1839-1906).
Quant à l’intérêt qu’il porte au réalisme social américain, il se manifeste en 1936 dans L’assemblée, une description réaliste, à la limite de la caricature, d’une page de la vie municipale en région rurale. Le peintre y multiplie les détails d’un décor traditionnel : calendrier, crachoir, icônes de piété usuelles sur les murs, austère croix noire de la célèbre ligue de tempérance et portrait de son fondateur, etc. L’œuvre contient cette part de raillerie et de sarcasme qui pose des questions similaires à celles des peintres du Midwest tels que Grant Wood (1891-1942), Ben Shahn (1898-1969), Thomas Hart Benton (1889-1975) ou John Curry (1897-1946) : s’agit-il d’une volonté de célébrer la scène traditionnelle ou de la caricaturer, voire de la contester?
Le primitivisme
Les tableaux de la période primitiviste et narrative (1940-1946) constituent pour Lemieux le moyen de réagir à la rigidité morale qui prévaut alors au Québec. Au moyen de couleurs vives et contrastantes, d’un dessin précis, attentif au moindre détail, Lemieux s’intéresse aux croyances du peuple canadien-français et à l’influence du clergé catholique. Les Disciples d’Emmaüs, 1940, Lazare, 1941, Notre-Dame protégeant Québec, 1941, et La Fête-Dieu à Québec, 1944, relient les menus détails de la vie quotidienne aux évènements d’une réalité plus complexe.
Égrenant une thématique religieuse, ces œuvres puisent leur inspiration dans la tradition de l’ex-voto, dans les Saintes Écritures ou encore dans le calendrier des fêtes liturgiques. Sur le plan formel, elles partagent une construction pyramidale enchâssée dans un format vertical. La perspective en contreplongée oriente le regard tout le long d’un chemin sinueux depuis le bas jusqu’au sommet de chaque composition.
Observons Les Disciples d’Emmaüs, 1940, dont l’étude préparatoire réalisée à la gouache porte toujours les signes de la mise au carreau pour faciliter son report sur une toile de grand format. La scène pourrait être vue comme une savoureuse impertinence, puisque Lemieux y occulte le caractère sacré de l’épisode biblique de l’évangéliste Luc pour le placer au rang des activités ordinaires d’un village laurentien. Or, pour saisir le véritable sens de ce travail, il faut l’inscrire dans le contexte du renouveau de l’art religieux qui est alors en cours au Québec, et qui vise à intégrer le sacré à la vie de tous les jours. L’art primitif d’un Giotto (1266-1337), par exemple, s’offre comme modèle pour intégrer dans l’œuvre religieuse le monde contemporain et la vie campagnarde, afin d’actualiser et de démocratiser le message évangélique.
La période classique
Entre 1945 et 1950, un lent travail de germination aboutit à l’éclosion du style qui fera la célébrité du peintre. Sa période dite « classique » s’étendra de 1956 à 1970. L’art synthétique des Nabis à la suite de Paul Gauguin (1848-1903) ainsi que le protocubisme de Paul Cézanne (1839-1906) forment les bases de sa nouvelle identité esthétique.
Lemieux retient de Gauguin l’immense pouvoir symbolique de l’art, auquel il a été confronté lors de son voyage à Boston au début des années 1930. Une œuvre comme Les Ursulines, 1951, expose sa filiation à Maurice Denis (1870-1943) concernant la finalité première de la peinture : « Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. » Dans ce tableau, le peintre rejoint Cézanne en usant de la perspective cavalière, déjà présente dans les tableaux de la période précédente.
Les œuvres de la période classique de Lemieux prennent appui sur le dépouillement et sur une ligne d’horizon qui traverse le champ plastique. Le peintre composera ses tableaux au moyen de longues diagonales, ce qui créera un équilibre instable. Les paysages désertés, le plus souvent hivernaux, sont chargés de sentiments sur le temps qui passe et la mort, sur la condition humaine, la solitude et la petitesse de l’homme face aux horizons infinis du Canada.
Sa palette se limite alors à quelques pigments vert olive, noir, blanc, des ocres, des terres, du rouge. Le bleu en est absent car, aux dires du peintre, cette couleur lui semble brouiller l’équilibre. Il préfère alors s’en approcher avec du blanc, du noir et un peu de vert. Plus valoriste que coloriste, Lemieux use des demi-teintes qui s’accordent au caractère méditatif de ses tableaux. Les tons sourds font écho à l’évocation des souvenirs; la monochromie et l’oligochromie (le recours à une palette réduite) ajoutent à l’effet d’immensité que confère le format horizontal, parfois exacerbé comme c’est le cas pour Une journée à la campagne, 1967, un tableau ayant appartenu à son amie, la romancière Gabrielle Roy.
Lemieux a longtemps peint sur le motif, mais à partir de la fin des années 1950, il travaille désormais dans son atelier, sans modèle et à la lumière du jour : « Je peins […] un monde intérieur. J’ai emmagasiné un tas de choses… ». Son approche libre n’est pas étrangère à la manière de procéder des peintres abstraits : « Vous êtes conduit par le tableau beaucoup plus que vous ne conduisez. Et ça peut mener à toute autre chose qu’à ce que vous aviez prévu, qu’à ce que vous vouliez faire. »
L’art de Lemieux n’est pas étranger au cinéma, révélé au jeune adolescent à Hollywood. Les cadrages audacieux et l’effet panoramique illustrent l’influence du septième art sur ses œuvres de maturité. Par exemple, Vent de mer, 1963, valorisant exceptionnellement le bleu, crée l’illusion du vaste écran dans lequel le regard se perd. On peut apprécier l’effet de travelling cinématographique grâce à l’horizontalité, au mouvement du vent qui souffle de gauche à droite, et à la frêle figure féminine qui marche à contrecourant, véritable point de tension du tableau.
L’expressionnisme nordique
Au cours des vingt dernières années de sa vie, durant sa période dite expressionniste (1970-1990), Lemieux traduit dans sa peinture des visions tragiques liées à l’époque tourmentée dans laquelle il vit. Une époque qu’il décriait quelques décennies auparavant comme génératrice d’un art inquiet, faisant alors allusion au cubisme, à l’art abstrait et au surréalisme. Sa filiation à une peinture expressionniste nordique se révèle alors toute puissante. Ses recherches s’inscrivent dans la foulée d’Edvard Munch (1863-1944), d’Oskar Kokoschka (1886-1980), de Georges Rouault (1871-1958), voire d’Ivan Albright (1897-1983), un représentant américain du réalisme magique qui l’a beaucoup impressionné.
En 1971, Lemieux se remet au dessin qu’il n’a pas pratiqué aussi intensément depuis les années 1940; il dessine au crayon de graphite, à la plume à l’encre et à la plume feutre. Il se sert également du lavis à l’huile pour redonner une spontanéité et une légèreté à ses recherches picturales et pour consigner ses visions apocalyptiques, comme celles du carnet de dessins intitulé Year 2082, 1972. C’est aussi l’époque où il reprend l’illustration de livres qu’il avait pratiqué pendant ses études. Ses dessins illustrant La pension Leblanc de Robert Choquette (1927) et Le Manoir hanté de Régis Roy (1928) s’apparentaient aux effets de la gravure sur bois ou sur linoléum en raison des masses noires qui se découpent sur la blancheur du papier et du rythme saccadé des traits linéaires texturant les motifs d’ombres et de lumières. Quatre décennies plus tard, ses illustrations pour La Petite Poule d’Eau sont des lithographies de reproduction tirées à partir d’une vingtaine de tableautins inspirés par le roman de Gabrielle Roy. Il en est de même pour les estampes de Jean Paul Lemieux retrouve Maria Chapdelaine (1981) et celles de Canada-Canada (1984-1985).
Quant à la sérénité contemplative des paysages à l’huile des années 1960, elle fait place, durant la décennie suivante, à des toiles aux masses sombres et denses qui s’étendent à la quasi totalité du plan pictural. Jouant de contrastes de ton, ces œuvres s’approprient les rouges, les noirs, les bleus pour servir des espaces qui mettent en scène des personnages frontaux, au regard triste et à l’expression douloureuse, inquiets et angoissés. « Ce qui est essentiel dans mes derniers tableaux, c’est le personnage », explique Lemieux. « Le paysage lui sert de décor. Vous auriez pu avoir une terre sans êtres humains, vous auriez eu les mêmes paysages. Ce qui change tout, c’est l’homme. C’est la place des êtres dans l’univers qui importe. Le personnage prend pied dans le paysage. »