L’étude de l’œuvre de Vincent introduit plusieurs problématiques, notamment celle de la représentation de l’altérité, des rapports interculturels, de la réactualisation des éléments de culture autochtone, et de l’usage de l’image à des fins symboliques et stratégiques. Les œuvres suscitent aussi des réflexions sur le classement, la conservation et la transmission patrimoniale des productions d’artistes autochtones.
Originalité de l’œuvre
La valeur de la production artistique de Zacharie Vincent repose d’abord sur le fait qu’il figure parmi les premiers autochtones canadiens à s’exprimer au moyen du dispositif de la peinture « de chevalet », qu’il a adapté de manière originale à son contexte particulier.
Son œuvre témoigne de la réalité de la communauté huronne-wendat du dix-neuvième siècle : de sa condition géopolitique, de son acculturation progressive, des échanges qu’elle a entretenus avec les allochtones et des stratégies qu’elle a instaurées pour assurer sa continuité. Enfin, l’œuvre introduit des réflexions sur les rapports coloniaux et postcoloniaux, sur les tensions de globalisation que vivent encore aujourd’hui les cultures autochtones, et sur les stratégies de réappropriation identitaires.
Représenter l’altérité
Les productions de Vincent suscitent des réflexions sur les représentations du Sujet autochtone et de l’indianité, et sur les mutations des dialogues interculturels dans les contextes coloniaux et postcoloniaux. L’examen des productions de créateurs autochtones abordées à partir de leur propre point de vue, de leurs conceptualisations et leurs imaginaires, a permis d’inverser l’angle d’analyse et de mieux saisir la complexité de ces rapports.
Depuis la fin des années 1970, ces objets d’étude occupent les champs de l’histoire (Robert Berkhofer, Denys Delâge, Donald Smith, Gilles Thérien), de l’anthropologie (Olive Patricia Dickason), de l’histoire de l’art (Anne-Marie Blouin, Daniel Francis, François-Marc Gagnon, Louise Vigneault), de la sociologie (Guy Sioui Durand) et des études littéraires (Hélène Destrempes, Réal Ouellet). Ces travaux fournissent notamment des outils de compréhension de la manière dont les communautés autochtones ont participé à la formation des imaginaires des Amériques et dont ils participent à la redéfinition ponctuelle de l’identité nationale comme des identités de résistance.
Le rôle de l’autoportrait
Pris dans leur ensemble, les autoportraits de Vincent traduisent, à l’époque, un acte réflexif sur sa condition et celle de sa communauté, sur les tensions qui le traversent, et sur son processus de transformation. Ils permettent d’exprimer les contours de sa culture et de son existence, et d’instaurer un dialogue, un face à face avec le spectateur. L’artiste inclut ce dernier dans l’œuvre, en lui imposant son regard, une réflexion sur son statut et son activité créatrice.
À la fois observateur et observé, l’artiste exprime au public son désir d’être vu et reconnu. L’autoportrait lui permet de légitimer son statut social et de se démarquer d’une tradition artisanale anonyme, d’être reconnu comme un artiste dont le travail se définit par une pratique régie non pas uniquement par un savoir-faire technique, mais par un travail intellectuel. Compte tenu de la place qu’a occupée l’industrie artisanale dans la communauté huronne, Vincent aurait possiblement cherché à passer du statut anonyme — de fabricant de raquettes, d’orfèvre — à celui d’artiste professionnel, afin de se démarquer des traditions artisanales qui, malgré leur ancrage culturel, demeuraient astreignantes, spécialisées et soumises à un marché exigeant.
Classer et conserver les œuvres autochtones
Au cours des années 1980, les historiens de l’art Marie-Dominic Labelle, Sylvie Thivierge et Anne-Marie (Blouin) Sioui entreprennent les premières enquêtes sur Vincent et son œuvre, mettant en question son statut de « dernier Huron » et fournissant une analyse de l’iconographie des œuvres en lien avec les processus d’acculturation de la communauté autochtone.
De leurs recherches, Labelle et Thivierge ont conclu qu’« on ne peut aborder l’œuvre de Zacharie Vincent dit Télariolin avec les critères d’évaluation utilisés généralement en Histoire de l’art, la valeur et l’intérêt de son œuvre ne résidant pas tant au niveau pictural qu’au niveau des contenus ethnologiques et sociologiques ». Cette catégorisation a eu comme conséquence, par le passé, d’isoler l’ensemble des œuvres des artistes autochtones et d’occulter partiellement leur statut artistique. Toutefois, cette tendance à séparer les expertises de l’ethnologie et de l’histoire de l’art a depuis été l’objet d’une remise en question par plusieurs instances muséologiques et par des spécialistes de la question artistique.
La créativité autochtone
Contrairement à la vision occidentale moderne qui tend à isoler la pratique artistique dans une sphère strictement esthétique et contemplative, la conception autochtone de la créativité intègre des préoccupations à la fois fonctionnelles, symboliques, esthétiques et rituelles. Dans cette optique, l’art s’avère à la fois un véhicule et un parcours. La manière dont Vincent assure sa diffusion dans un réseau élargi et diversifié serait également symptomatique d’une pratique culturelle bien ancrée dans la tradition autochtone : au même titre que les objets de traite revêtent dans le cadre diplomatique des dix-septième et dix-huitième siècles un rôle d’intermédiaire symbolique, sa production picturale s’inscrirait dans une économie de diffusion des éléments culturels et dans le vaste réseau d’échanges commerciaux et de négociations politiques propres à assurer une cohabitation fructueuse et harmonieuse avec les instances coloniales.
C’est ainsi que les multiples symboles d’échange et d’alliance — la médaille de traite, les brassards en argent, le wampum et la ceinture fléchée, qui ornent les autoportraits de Vincent — ont contribué à renverser l’image dominante d’un sujet autochtone figé dans un passé idéalisé. Les œuvres de Vincent évoquent un corps social en mutation, une expression créatrice et critique capable de transcender les tensions internes de la communauté. En fait, son projet artistique tend à décloisonner les catégories de représentation et à s’inscrire dans un mode d’expression autonome.
Considérées dans leur ensemble, les autoportraits et les photographies de studio révèlent une condition complexe, mettant à la fois de l’avant le statut de « dernier Huron », de chef et d’artiste, tandis que les ornements protocolaires amalgament les attributs autochtones et coloniaux et symbolisent les dynamiques d’échange entre les deux communautés. La double image héroïque qu’il dégage se partage, pour sa part, entre celle du survivant culturel et celle du chef politique, mais aussi celle de l’artiste moderne voué au sacrifice de sa personne, afin de perpétuer sa mémoire et celle des siens.
Depuis plusieurs décennies, l’expérience de Vincent constitue une initiative pionnière inspirante pour de nombreux artistes d’origine autochtone. Elle présente des stratégies qui s’avèrent encore efficaces dans l’exercice du dialogue avec le public comme avec les instances du pouvoir. L’œuvre de Rebecca Belmore, Rising to the Occasion, réalisée à l’occasion de la visite du duc et de la duchesse de York à Thunder Bay en 1987, et qui présente un costume amalgamant les ornements officiels autochtones et allochtones, s’inscrit dans l’esprit du rapport dialogique que Vincent a tissé avec le prince de Galles à travers ses autoportraits.
Il en va de même pour les sérigraphies de Pierre Sioui, telles que Teharioliu au pays des esprits, 1985, dont les références directes à l’œuvre de Vincent permettent de révéler les non-dits qui isolent les communautés et les individus de leurs héritages. Les nouvelles générations de créateurs qui revendiquent une appartenance aux héritages autochtones perpétuent cette exploration des langages d’expression de leurs aspirations, des stratégies d’affirmation et de communication de leurs intérêts. À ce titre, ils mettent en place de nouveaux territoires dans lesquels leurs visions propres trouvent peu à peu leurs assises, et où se dessine un possible, comme l’a fait Zacharie Vincent.