Gaucher produit des images planes et géométriques hautement ordonnées, qui repoussent les limites de la peinture canadienne afin d’explorer et de sonder l’expérience de la couleur et du temps. La technique de la peinture hard-edge est un élément essentiel à l’appréciation de ses tableaux comme événements dans le temps. La musique a exercé une profonde influence sur son évolution et il emploie souvent des titres musicaux pour suggérer des analogies avec la rythmique de ses compositions.

 

 

La gravure

Au début des années 1960, Gaucher est un graveur renommé, car il s’est rapidement imposé comme participant lauréat dans des expositions internationales. Ses estampes de la fin des années 1950 et du début des années 1960 sont remarquables par leurs innovations techniques, preuve d’une expérimentation approfondie du relief et du laminage. Elles ont en commun avec les petites œuvres empâtées des années 1954-1955 de Guido Molinari (1933-2004) et de Claude Tousignant (né en 1932), le pur plaisir de la matérialité.
 

Art Canada Institute, Gaucher working on a serigraph c. 1959
Gaucher travaillant à une sérigraphie dans son atelier de l’avenue Roslyn, Montréal, v. 1959.

 

Dans Sgana, 1962, Gaucher insère une seule ligne verticale, puis d’autres subdivisions rectangulaires. Bientôt, il adopte une véritable géométrie, marquant sa place dans le milieu plasticien par sa suite majeure, En hommage à Webern, 1963, et d’autres estampes en relief apparentées, jusqu’à ce qu’il décide, en 1964-1965, de se consacrer à la peinture.

 

Art Canada Institute, Yves Gaucher, Sgana, 1962
Yves Gaucher, Sgana, 1962, eau-forte en couleurs avec martelage sur papier laminé, 41,5 x 57,3 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa, © Succession Yves Gaucher / SODRAC (2015).
Art Canada Institute, Yves Gaucher, Fold upon Fold (Pli selon pli), 1964
Yves Gaucher, Pli selon pli, 1964, estampe en relief en couleurs sur papier laminé, 56,8 x 75,5 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa, © Succession Yves Gaucher / SODRAC (2015).

 

Ces estampes sont capitales dans l’évolution de Gaucher en peintre plasticien ou, plutôt, dans son émergence en tant que post-plasticien. En effet, il y délaisse les formes quasi biomorphes pour se tourner vers un système de pures notations : lignes, carrés, traits, parfois sans couleur, parfois noirs et gris; peu à peu, il incorporera des couleurs dans Fugue jaune, 1963, et Pli selon pli, 1964. Plus tard, il les appellera des « signaux », sur lesquels le regard rebondit d’un centre d’intérêt à l’autre. Malgré leur rigueur structurelle apparente, les estampes sont libres et spontanées, leur ordre formel en désaccord avec le dynamisme de leur effet.

 

 

La peinture hard-edge

Comme ses camarades artistes montréalais, Guido Molinari (1933-2004) et Claude Tousignant (né en 1932), Gaucher applique sa peinture au rouleau sur des toiles apprêtées et utilise du ruban masque pour conserver les arêtes droites et nettes. Il s’agit d’exclure entièrement la perspective traditionnelle, sans tolérer même la plus petite suggestion d’espace derrière la surface du tableau, même ce faible espace poétique créé par l’adoucissement des contours des techniques d’imprégnation de la « post-painterly abstraction ».

 

Art Canada Institute, Yves Gaucher, Le cercle de grande réserve, 1965
Yves Gaucher, Le cercle de grande réserve, 1965, acrylique sur toile, 215,9 x 215,9 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto, © Succession Yves Gaucher / SODRAC (2015).

Au milieu des années 1960, Gaucher conclut que la peinture ne peut être une image ou une fenêtre sur un autre monde imaginaire. Elle doit plutôt exister comme un objet littéral de ce monde, dont la surface est articulée par plusieurs couleurs organisées géométriquement, comme c’est le cas de sa série des Danses carrées. Gaucher calibre soigneusement ces couleurs afin qu’elles provoquent dans l’œil du spectateur des jeux optiques et que leurs rapports géométriques leur permettent de danser rythmiquement sur la surface de la toile. La peinture s’active alors visuellement, non dans un quelconque espace à l’intérieur du tableau, mais devant lui, dans un espace animé où sont simultanément plongés la peinture et le spectateur, dont le regard la met en mouvement.

 

La mise en œuvre d’un tel espace requiert des contours nets, des surfaces impersonnelles, un certain ordre et de la symétrie. Tout aussi important, car l’observation d’un tableau de Gaucher n’est jamais statique et résolue, mais toujours happée dans une série récurrente de mouvements rythmiques, le tableau cesse d’être un objet fixe, notre expérience ressemblant davantage à la participation à un événement dans le temps.

 

Sa technique hard-edge est essentielle à notre expérience de ses tableaux comme événements dans le temps. La musique exerce une profonde influence sur son évolution, et il utilise souvent des titres musicaux (fugue, danse carrée, raga) pour suggérer des analogies avec la rythmique de ses compositions.

 

 

Gaucher et le temps

Le temps comme condition de contemplation d’un tableau est une question essentielle au milieu des années 1960. Dans son essai toujours remarquable de 1967, Art and Objecthood, Michael Fried exige de la peinture moderniste — c’est-à-dire la « post-painterly abstraction » — de préserver un état qu’il appelle « présence ». Il soutient qu’il est possible « de faire l’expérience d’une œuvre dans toute sa profondeur et sa totalité » en un bref moment, puisque tout ce qu’il faut savoir est devant nos yeux. En revanche, Fried décrit l’expérience de l’art minimaliste comme un événement qui se produit dans un temps qui s’écoule sans fin.
 

Art Canada Institute, “Artist in Perspective: Yves Gaucher Interviewed” in Canadian Art magazine in 1965
« Artist in Perspective: Yves Gaucher Interviewed », publié dans le magazine Canadian Art en 1965.

 

Par extension, ce même avertissement s’applique à la peinture comme celle de Gaucher qui, du moins dans les années 1960, change sous nos yeux et ne présente aucun moment fixe de résolution. Invité en 1965 par la revue Canadian Art à expliquer son travail, Gaucher rédige un texte que ses camarades post-plasticiens auraient reconnu. Là où Guido Molinari (1933-2004) explique son travail en évoquant le « principe de non-identité » du philosophe américain, Alfred Korzybski, et Claude Tousignant (né en 1932) parle de « non-détermination », Gaucher déclare que ses tableaux traitent de « relations d’indétermination. »

 

 

Gaucher et la musique

La musique exerce une profonde influence sur Gaucher. Dans une entrevue de 1996, il se rappelle, « mais c’est seulement par la musique que j’ai vraiment compris ce qu’était une expérience esthétique profonde. J’ai entendu des concerts qui m’ont marqué, qui m’ont ouvert les oreilles et les yeux. Une expérience sensorielle très forte. Puis, dans mon travail, j’ai cherché à recréer cette expérience qui m’a fait oublier le temps, l’espace, la physicalité. » Sa vie durant, il se passionnera pour le jazz, la musique indienne et la musique contemporaine.

 

Art Canada Institute, Musical score for Anton Webern’s Five Pieces for Orchestra, op. 10, first movement
Partition de Cinq pièces pour orchestre d’Anton Webern, opus 10, premier mouvement.

Les titres de ses œuvres témoignent de ce qu’il doit à la musique : les estampes En hommage à Webern, 1963; Pli selon pli, 1964, empruntées à une composition de 1957 de Pierre Boulez; Raga bleu et Alap du milieu des années 1960, inspirées de la musique indienne; Silences, 1966; et Transitions, 1967. Dans le contexte de sa vie et de l’art, il décrit le rythme comme la base de l’expérience esthétique.

 

La discussion de ce sujet prend toute sa dimension en relation avec les estampes, En hommage à Webern, dont la conception remonte à un concert de musique de Pierre Boulez, Edgard Varèse et Anton Webern auquel assiste Gaucher durant sa première visite à Paris en 1962. C’est la musique de Webern qui le bouleverse le plus profondément et remet en question les bases conceptuelles qui avaient jusque-là stimulé son expression artistique. Il se rappelle : « La musique semblait envoyer des cellules de son dans l’espace, où elles se dilataient et revêtaient une qualité et une dimension complètement nouvelles qui leur étaient propres. »

 

Art Canada Institute, Yves Gaucher, In Homage to Webern No. 1 (En hommage à Webern no. 1), 1963
Yves Gaucher, En hommage à Webern no 1, 1963, estampe en relief en noir et gris sur papier laminé, 57 x 76,5 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa, © Succession Yves Gaucher / SODRAC (2015).

 

L’expérience provoque une crise et une période intense de travail. Durant une longue période, il fait des dessins jusqu’à ce qu’il parvienne à une solution formelle dynamique des estampes Webern dans lesquelles les « cellules de son » du compositeur trouvent leurs équivalents visuels dans les « signaux », le système de notations pures de lignes, carrés et traits qu’il disperse sur des feuilles de papier. Gaucher n’est pas en train d’illustrer la musique qu’il a entendue et le titre de ses estampes n’évoque aucune œuvre particulière du compositeur. Plutôt, c’est comme si Gaucher avait, dans son esprit, conçu les équivalents visuels des sensations sonores de Webern alors qu’elles se dispersent dans l’espace de l’audition.

 

Art Canada Institute,
Partition graphique de December 1952 d’Earle Brown.

Évoquons aussi les étroites analogies visuelles entre les estampes de Gaucher et la partition graphique de December 1952 du compositeur américain, Earle Brown. Brown a inventé et employé divers systèmes de notation musicale novateurs : sa partition est entièrement composée de points et de traits horizontaux et verticaux de tailles et de formes différentes, séparés dans l’espace et disséminés sur la page. On ne sait pas si Gaucher avait vu la partition de Brown, mais il connaissait l’influence générale du compositeur d’avant-garde, John Cage, qui a servi de terreau au travail de Brown.

 

La partition de Brown présente la même dispersion décentrée de signes que les estampes Webern, et ce, d’une manière telle qu’ils « invitent les interprètes à faire se succéder ces éléments dans un ordre aléatoire qui échapperait à la linéarité contraignante d’une œuvre “normale” », comme le décrit le musicologue Jean-Claude Nattiez. Sur un mode analogue, le spectateur des œuvres de Gaucher entre librement et aléatoirement dans les compositions ouvertes des estampes Webern, et se déplace dans leur structure le long d’itinéraires non prescrits, improvisant en fait son parcours.

 

Gaucher a commencé à écouter de la musique indienne vers le début des années 1960, de pair avec ses lectures de philosophie indienne. Il décrit le raga indien comme une autre de ses expériences musicales les plus fortes, et en apprécie la discipline constructive. Toutefois, dans les concerts d’Ali Akbar Khan, son musicien préféré, les résultats deviennent « libres et créateurs », jusqu’à ce que l’intensification de l’écoute atteigne l’« expérience extatique ».

 

Art Canada Institute, Yves Gaucher, Untitled (JN-J1 68 G-1), 1968
Yves Gaucher, Non titré (JN-J1 68 G-1), 1968, acrylique sur toile, 203,8 x 305,3 cm, Vancouver Art Gallery, © Succession Yves Gaucher / SODRAC (2015).
Art Canada Institute, Gaucher in his studio on De Bullion Street, Montreal, 1979
Gaucher dans son atelier de la rue de Bullion, Montréal, 1979.

 

Néanmoins, Gaucher, malgré sa passion pour la musique, devient circonspect quand les gens commencent à le décrire comme « un peintre musical ». Il avait d’abord employé des titres musicaux parce qu’il trouvait « qu’ils étaient plus abstraits, mais ils ont eu l’effet inverse. » En 1967, il abandonne en grande partie les titres, les remplaçant par des combinaisons de lettres et de chiffres, telles JN-J1 68 G-1, 1968, qui ne signifient rien, sauf pour lui, car ils servent de codes d’identification des couleurs utilisées dans chaque tableau, à des fins de référence en cas de restauration.

 

En 1968, comme artiste invité, il s’inscrit au programme d’études supérieures en musique électronique à l’Université McGill, intrigué, entre autres, par l’accès à de l’équipement électronique capable de lire des dessins et de les traduire en musique, et vice versa. En fin de compte, il trouvera ces exercices futiles, ce qui renforcera sa devise selon laquelle « l’art véritable devrait être un langage purement visuel, tout comme la musique est un langage purement auditif […] L’art ne doit s’adresser qu’aux yeux, et à rien d’autre, pour atteindre l’âme. »

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