Comme peintre, penseur et animateur du groupe des Automatistes, Borduas est à la recherche d’une nouvelle liberté d’expression artistique, se rebellant contre les restrictions étouffantes appliquées à la culture et à la société au Québec. Ses activités sont marquées d’une cohérence remarquable dans les idées, ce qui à son tour crée une singulière cohérence au sein de ce groupe d’artistes et d’intellectuels de l’avant-garde. Lors de son lancement en 1948, le manifeste Refus global, dont Borduas est le principal auteur, a un effet immédiat et jouera un rôle dans la préparation de la Révolution tranquille au Québec dans les années 1960.
Peinture
Jusqu’aux surréalistes, l’imitation de la nature est l’objectif par excellence de l’artiste. Il arrive, comme chez Platon, qu’on lui fasse grief non pas d’imiter, mais de n’imiter que les apparences des choses, plutôt que d’en refléter l’idée ou l’essence. Réfléchissant à la tragédie, Aristote fait de l’imitation une sorte de thérapeutique visant à épurer ou purifier les émotions du spectateur, qui atteint une catharsis. Les philosophes donnent une place de choix à l’imitation, ou à l’une de ses variantes définies par Leon Battista Alberti (1404-1472), lorsqu’il s’agit de sujets mythologiques, religieux ou historiques. Mais c’est dire aussi que le peintre qui imite la nature ou illustre une histoire a — avant même de commencer son tableau — une idée claire de la scène qu’il veut représenter. Ainsi, l’historien d’art Louis Hourticq peut écrire : « Lorsque Poussin a “trouvé la pensée” du Ravissement de saint Paul, il […] ne se met au travail que lorsque chacune des parties du tableau et leur enchainement a été conçu dans son esprit. » C’est cette pratique de la préconception d’une œuvre, qui va être mise en question par les surréalistes, et par Borduas et les Automatistes après eux.
Sous l’influence du surréalisme, Borduas découvre une toute autre manière de concevoir la production d’un tableau. Il lit des textes du poète André Breton dans lesquels ce dernier décrit ce qu’on pourrait appeler la « peinture automatique », quelque peu analogue à l’écriture automatique que lui et autres écrivains surréalistes commencent à pratiquer.
Breton propose de faire un tableau entièrement non préconçu. Le peintre n’a plus de modèle à imiter, plus de programme iconographique à suivre. Il part, pour ainsi dire, à l’aventure. Au lieu d’imiter, il doit « créer ». Le vieil argument du design que l’on utilisait pour démontrer l’existence de Dieu se tourne contre lui-même. Ce n’est plus Dieu qui crée comme l’artiste, mais l’artiste qui crée comme Dieu — ex nihilo, en partant de rien. Faire un tableau sans idée préconçue, comme le recommandent Breton et les surréalistes, met donc radicalement en question l’idée traditionnelle de l’artiste comme imitateur et de son œuvre comme imitation.
Quand une œuvre non préconçue peut-elle être considérée comme terminée? Il n’est pas toujours facile de le dire, même pour le peintre. Quoi qu’il en soit, le peintre, dans cette nouvelle conception de l’acte de peindre, assiste pour ainsi dire à l’élaboration du tableau sous ses yeux. Il peut lui donner un titre (p. ex., La machine à coudre) une fois qu’il est terminé, mais ce titre ne correspond jamais à un programme qu’il se serait donné au départ (« Je vais peindre une machine à coudre. »). On pourrait y voir simplement une des lectures possibles d’une œuvre considérée comme terminée.
Il arrive à Borduas, bien que rarement, d’accepter les suggestions de quelqu’un d’autre pour les titres de ses tableaux (p. ex., ce serait le biologiste Henri Laugier qui aurait intitulé une des gouaches de 1942 de Borduas, Chanteclerc).
Idées politiques
Pour l’artiste automatiste, l’acte de peindre trouve son correspondant dans ses idées politiques. On pourrait dire que l’anarchie est l’équivalent politique de ce que Borduas et les Automatistes cherchent à faire à travers leur art. Dans un texte que l’on a parfois décrit comme un premier jet du manifeste Refus global, Borduas fait clairement allusion aux idées anarchistes : « Nous croyons la conscience sociale susceptible d’un développement suffisant pour qu’un jour l’homme puisse se gouverner dans l’ordre le plus spontané, le plus imprévu. »
L’ordre social anarchiste n’est pas imposé par quelques instances extérieures telles que l’État ou l’Église, mais obtenu par le jeu des libertés individuelles avec pour seule règle le respect de la liberté de l’autre. L’ordre social est indéterminé au départ, mais les anarchistes considèrent qu’il ne peut manquer de surgir si on laisse les gens à leur spontanéité. Bien que cette conception ait été critiquée comme utopique, Sam Abramovitch, un ami proche de Borduas, indique que les anarchistes défendent ce qu’ils appellent « la bonne société ». Dans un bref ouvrage à la recherche des traces de l’anarchisme au Québec, Mathieu Houle-Courcelles consacre plusieurs pages aux Automatistes et à leur connexion par le photographe et chauffeur de taxi Alex Primeau aux anarchistes de Montréal. Il est certain que les Automatistes ont beaucoup plus d’affinités avec les anarchistes qu’avec les communistes, qui sont staliniens de stricte observance, pour la plupart, et entretiennent les idées de l’œuvre d’art pour le peuple. Le développement de la pratique de peinture automatiste est alimenté à partir des idées anarchistes.
Le manifeste Refus global aura une grande influence sur les esprits au Québec, les ouvrant notamment à un plus grand pluralisme. De ce point de vue, on pourrait en faire un avant-coureur de la Révolution tranquille des années soixante.
Le groupe
Les théories de la formation des sociétés font souvent intervenir à l’origine d’une société l’idée d’un contrat ou d’une promesse formelle où les membres s’engagent à respecter certains comportements qui définiront le caractère spécifique de leur groupe. Rien n’est plus loin de ce qui se passe chez les Automatistes. Le groupe commence par des réunions amicales chez Borduas, d’abord à son atelier de Montréal (rue Mentana), puis à Saint-Hilaire après 1945, et par des réunions chez Fernand Leduc (1916-2014), sans Borduas. Il n’y a rien chez les Automatistes qui puisse ressembler à un contrat. On pourrait plutôt parler, en empruntant un concept au philosophe du dix-huitième siècle David Hume, de « conventions » : de comportements s’établissant spontanément entre les membres d’un groupe au fur et à mesure des besoins — la principale convention étant bien sûr une grande solidarité entre les membres. Mais comme dans un tableau automatiste, la forme que prendra cette solidarité n’est pas déterminée d’avance. Personne ne peut prévoir en 1941 que le groupe signera un manifeste en 1948.
En fin de compte, la solidarité chez les Automatistes se révèle relativement fragile. En 1951 Jean-Paul Riopelle (1923-2002) fait paraître un court texte où il déclare que l’automatisme comme mouvement est dépassé. Le texte est publié dans le catalogue pour Véhémences confrontées, une exposition organisée à Paris par le critique Michel Tapié de Céleyran et le peintre Georges Matthieu (1921-2012). La position de Riopelle est assez paradoxale dans ce cas, puisqu’il restera fidèle à l’idée de hasard — il parle même de « hasard total » — dans l’élaboration du tableau, idée qui correspond bien à la peinture non préconçue.
Fernand Leduc, sous l’influence du penseur et écrivain Raymond Abellio, adopte des idées qui ne cadrent plus du tout avec les idées anarchistes de Refus global; et pourtant Leduc reste très attaché aux Automatistes — comme ses correspondances avec Borduas le prouvent assez. La peinture de Leduc, par contre, est plus proche du mouvement d’avant-garde des Plasticiens que de l’œuvre de Borduas, de Marcel Barbeau (né en 1925), de Jean-Paul Mousseau (1927-1991), de Pierre Gauvreau (1922-2011) ou de Riopelle.
Les Automatistes ont eu une influence considérable sur l’histoire de l’art au Québec et aux yeux du monde. Aucun autre mouvement canadien n’a affiché une telle cohérence sur le plan de la vie, de l’art, des idées et de l’amitié.