Paterson Ewen est incontestablement original. Son travail établit un pont entre les approches figuratives et abstraites, fusionne la peinture et la sculpture pour créer un tout nouveau médium et élargit la définition du paysage canadien, revitalisant ainsi l’intérêt national pour ce type d’art. Son héritage repose sur la façon dont il a réussi à combiner avec succès les éléments des nombreuses influences qu’il a absorbées tout au long de sa carrière, et à partir desquelles il a créé quelque chose d’unique. Plus encore, son intérêt pour la météorologie, les objets célestes et les panoramas planétaires révèle une conscience de la « terre » qui englobe les préoccupations majeures de son temps telles que la place de l’humanité dans l’univers au début de l’ère spatiale ou la santé de la planète.
Debout sur les épaules des géants
Paterson Ewen est surnommé « le prospecteur » par ses collègues à l’époque où il vit à Montréal et travaille à la croisée d’une tradition de peinture figurative conventionnelle et d’un mouvement émergent axé sur l‘abstraction. Le surnom semble présenter l’artiste comme quelqu’un qui tire des idées de chaque rencontre entre collègues sans rien proposer d’original. Dans le cas d’Ewen, ce jugement est cependant loin d’être exact. Comme l’artiste est en grande partie autodidacte, il se tourne inévitablement vers les autres praticiens pour apprendre. Mais il ne se contente pas de copier, au contraire, il apporte toujours une touche personnelle à ce qu’il s’approprie.
Comme d’autres avant lui, y compris l’une de ses influences les plus marquantes, Vincent van Gogh (1853-1890), Ewen aborde l’art comme un dialogue continu avec diverses tendances passées et actuelles. Il est influencé d’abord par Goodridge Roberts (1904-1974) et les postimpressionnistes, puis par les Automatistes et les dernières œuvres de Paul-Émile Borduas (1905-1960), les expressionnistes abstraits, les constructivistes russes, Claude Tousignant (né en 1932) et les Plasticiens, sans compter les artistes de l’estampe japonaise du dix-neuvième siècle, etc. Il ne nie aucune de ces influences; en fait, il les embrasse toutes. Les paysages d’Ewen, par exemple, en commençant par Typhoon (Typhon), 1979, font souvent référence à J. M. W. Turner (1775-1851) et John Constable (1776-1837) en ce qui concerne le sujet et le traitement. Comme l’explique Ewen :
Ça ne m’ennuie pas du tout d’être comparé à Monet. Je ne vois pas comment quelqu’un de cette décennie pourrait faire des paysages qui mettent en scène des phénomènes météorologiques et l’atmosphère sans qu’on fasse de rapprochement avec les impressionnistes… Ils ont dit de Constable qu’il peignait les états de l’atmosphère. Et il a eu sur eux une influence très directe. Lorsqu’il peignait ses nuages au-dessus des champs, il étudiait les formations nuageuses tout comme les scientifiques du 19e siècle. Il est intéressant de noter que Turner (un autre de mes grands héros) a peint les effets atmosphériques et a eu une influence directe sur les impressionnistes. Je suis influencé par les impressionnistes dans une certaine mesure, c’est tout à fait vrai.
Quand Ewen emprunte directement un sujet, comme dans Ship Wreck (Naufrage), 1987, qui est dérivé de Moonlight Marine (Clair de lune marin), 1870-1890, d’Albert Pinkham Ryder (1847-1917), il n’y a aucune confusion possible entre les deux œuvres, Ewen offrant une interprétation inusitée du thème. De même, il combine l’estampe japonaise et la technique de l’empâtement de Van Gogh, mais les œuvres de contreplaqué toupillé qui en résultent sont uniques. Sa représentation de la comète de Halley dans Halley’s Comet as Seen by Giotto (La comète de Halley telle que vue par Giotto), 1979, par exemple, une des œuvres les plus reproduites d’Ewen, est inspirée de l‘Adoration des mages, 1304-1306, de Giotto (1266/67-1337). Ewen a emprunté le rendu et la riche palette de Giotto, mais le contreplaqué et sa touche vibrante font de cette peinture la sienne propre. Ce que beaucoup de contemporains d’Ewen admirent chez lui tient justement dans son exploration constante de l’art, autant contemporain qu’historique, et dans sa capacité d’en tirer une nouvelle leçon, une nouvelle forme d’expression qui s’incorpore sans heurts à son œuvre actuel. Pour Ewen, l’histoire de l’art est une source d’inspiration à laquelle il revient sans cesse.
Revitaliser le paysage
Le retour de Paterson Ewen à l’art figuratif au début des années 1970 fait partie d’un rejet croissant de l’abstraction en faveur d’un travail plus représentatif du réel. Conséquemment, cela entraîne un renouvellement de la peinture à une époque où le sculpteur minimaliste Donald Judd (1928-1994) déclarait effrontément : « Il semble que la peinture soit finie. » Parmi les chefs de file de cette mouvance d’un retour à la figuration, qui engendre, entre autres mouvements, le néo-expressionnisme, on retrouve Philip Guston (1913-1980), un ancien expressionniste abstrait, qui expose de nouvelles œuvres figuratives à la Marlborough Gallery de New York en 1970. L’exposition attire l’attention de nombreux artistes et suscite les critiques acerbes des médias. Ewen mentionne avoir vu un numéro d’Art in America ou d’un autre magazine d’art présentant l’œuvre de Guston.
Au Canada, certains des contemporains d’Ewen dont Jack Shadbolt (1909-1998), Joyce Wieland (1930-1998), Jack Chambers (1931-1978) et David T. Alexander (né en 1947) tentent de redéfinir le genre du paysage. La conception du paysage d’Ewen est cependant plus large et il représente la terre, l’eau et l’espace autant dans ses œuvres abstraites que figuratives. Comme le souligne l’historien de l’art Roald Nasgaard : « Ce qui a toujours rendu Ewen unique est sa capacité, à une époque où la « vraie » peinture était la peinture abstraite, de trouver une stratégie pour redonner vie à la peinture de paysage. » Il est peu probable qu’Ewen ait beaucoup réfléchi aux implications de ce qu’il faisait. Il avait tendance à avoir une idée en tête et à aller de l’avant. Cependant, le retour d’Ewen à la peinture figurative, combiné à son intérêt pour représenter les phénomènes météorologiques et les cycles de la nature dans ses premiers « phenomascapes » — par exemple, Precipitation (Précipitations), 1973 — ont attiré l’attention de la critique précisément parce que sa démarche n’était pas un simple retour à la peinture de paysages, ce que le Groupe des Sept avait déjà fait avant lui. Ces œuvres ont plutôt établi une nouvelle façon, très différente, de voir la nature.
Comme l’explique le peintre américain Eric Fischl (né en 1948), « les peintures de Paterson Ewen étaient, à bien des égards, une expression naturelle de ce qui est, je crois, une expérience canadienne fondamentale : l’expérience de la nature et la peinture du paysage. Voici quelqu’un qui, dans les années 1970, a trouvé le moyen de revigorer cette tradition d’une manière authentique en rappelant par ses œuvres le pouvoir de la nature. » Son tableau de 1974 Full Circle Flag Effect (Cycle complet et effet de drapeau) illustre le cycle complet de la pluie qui tombe et rebondit. Lorsque de minuscules gouttelettes d’eau rebondissent sur la surface d’un plan d’eau, elles sont en file pendant une microseconde. Si le vent atteint ces gouttelettes au moment où elles sont parfaitement alignées, les lignes ondoient, ce qui est connu sous le nom d’effet de drapeau. Les paysages d’Ewen sont de grandes expressions physiques de la force des éléments et des planètes. « La dimension physique et la puissance des œuvres d’Ewen ont à elles seules ravivé l’intérêt pour la peinture et pour le paysage en tant que sujet » soutient le conservateur Matthew Teitelbaum.
En mettant en lumière les processus de la nature, son cours de vie, comme l’appelle Ewen, il élargit non seulement la définition de la peinture de paysage canadienne, mais il annonce une prise de conscience de la terre et l’art écocritique d’artistes qui le suivront, dont Aviva Rahmani (née en 1945) et Mark Dion (né en 1961).
Explorer la science
La fascination de Paterson Ewen pour les sciences et leur intégration dans son art annonçait un nouvel intérêt artistique pour l’astronomie tant au Canada qu’ailleurs dans le monde. Au cours de l’histoire, les artistes ont parfois exploré les sciences pour trouver une inspiration technique et thématique, notamment Leonardo da Vinci (1452-1519) et plus récemment Marcel Duchamp (1887-1968). Ewen lui-même est influencé à cet égard par John Constable (1776-1837) et František Kupka (1871-1957). Bien qu’Ewen passe « des nuits à chercher, avec un télescope, les planètes, les lunes et les étoiles avec [ses] fils », il n’a pas cherché à s’inspirer de la science pour son travail — c’est plutôt la science qui l’a trouvé.
Tout au long des années 1960, la course vers l’espace entre les États-Unis et l’URSS fait la une des journaux. Mais les premières œuvres célestes d’Ewen, comme Blackout, 1960, n’étaient pas délibérées. Au moment où il crée ses premières œuvres de contreplaqué toupillé, en particulier Solar Eclipse (Éclipse solaire) et Eruptive Prominence (Protubérance éruptive), toutes deux de 1971, les hommes ont marché sur la lune et les télescopes explorent l’espace de plus en plus loin ou examinent de façon détaillée des objets célestes plus rapprochés. Pourtant, il s’agit de thèmes encore très inhabituels pour les artistes et les sources sont difficiles à trouver. Il s’intéresse alors aux sciences physiques, puisant d’abord dans les belles photos en noir et blanc de vieux textes dont Our Wonderful Universe: An Easy Introduction to the Study of the Heaven (1928) de Clarence Chant et The Origin and History of the Earth (1954) de Robert Chant et Woodville Walker, ainsi que dans les gravures de The Heavens (1871) d’Amédée Guillemin.
Ewen est à l’avant-garde d’un groupe diversifié d’artistes qui représenteront des sujets célestes dans leur travail, y compris son élève Thelma Rosner (née en 1941); Rafael Lozano-Hemmer (né en 1967), Adam David Brown (né en 1960) et Dan Hudson (né en 1959) parmi les artistes au Canada; ainsi que Katie Paterson (née en 1981), Josiah McElheny (né en 1966), Björn Dahlem (né en 1974) et Zhan Wang (né en 1962) parmi les artistes de l’étranger. Ses peintures de planètes, comètes, galaxies et autres éléments célestes ont encouragé d’autres artistes à explorer au-delà de notre environnement immédiat.
Enseigner au-delà de la tradition
Paterson Ewen enseigne pendant dix-neuf ans à London, en Ontario, d’abord à la H. B. Beal Secondary School, puis au tout jeune département des arts visuels de l’Université de Western Ontario. Comme le rappelle Kim Moodie (né en 1951), qui fut d’abord l’étudiant d’Ewen et plus tard son collègue à Western, « Ewen a été un exemple éloquent pour les étudiants par son engagement total envers l’art. Il croyait au pouvoir de l’art en tant qu’affirmation personnelle et tout chez lui — son caractère, son style de vie, son énergie et son esprit — était axé sur la création artistique. » Ewen est bien au courant des tendances artistiques canadiennes et internationales, tant contemporaines qu’historiques, et il insiste sur la nécessité de connaître l’histoire de l’art. Par conséquent, sa compréhension intuitive de l’esthétique et des éléments de composition, de couleur et de forme est exceptionnelle.
Avec ses œuvres en contreplaqué toupillé, par exemple Solar Eclipse (Éclipse solaire), 1971, Ewen rompt avec la tradition au moment même où le formalisme atteint son apogée en Amérique au début des années 1970. Le critique d’art Clément Greenberg (1909-1994) et ses partisans, dont entre autres Michael Fried (né en 1939), défendent l’intégrité de chaque médium; par exemple, que la peinture devrait être limitée à deux dimensions puisque ses surfaces sont par nature planes. À l’opposé, Ewen n’impose ni style, ni philosophie, ni théorie à ses étudiants, et les devoirs qu’il leur assigne leur laissent le champ libre pour explorer. En ce sens, sa principale contribution à l’art canadien n’est pas un style ou une technique particulière, mais plutôt d’avoir encouragé ses élèves — et d’autres jeunes artistes — à expérimenter et à repousser les limites de l’art.
En tant que mentor, enseignant ou artiste, Ewen influence Eric Walker (né en 1957), Peter Doig (né en 1959), Sarah Cale (née en 1977) et Yechel Gagnon (née en 1973), pour n’en nommer que quelques-uns, mais son impact va au-delà de la peinture. Dans le livret de la tournée Vapor Trails, Neil Peart, batteur et parolier du groupe rock canadien Rush, reconnaît qu’une série d’œuvres d’Ewen a inspiré la chanson de 2002 Earthshine. Le poète rob mclennan lui rend hommage dans un texte intitulé « on the death of paterson ewen. » C’est cependant Matthew Teitelbaum qui a le mieux résumé, peut-être, l’œuvre d’Ewen: « C’était un leader, un innovateur, un découvreur de nouveaux langages artistiques… Il nous a donné la permission de rêver et d’imaginer. »