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Kazuo Nakamura défie les conventions artistiques et, pourtant, il connaît le succès critique. En expérimentation constante avec une variété de styles et de techniques, il traverse les traditions figurative et abstraite, navigue entre art et science, en même temps qu’il est le seul membre canadien d’origine asiatique du Groupe des Onze, l’un des collectifs artistiques les plus importants de l’histoire de l’art canadien. Tout au long de sa carrière, l’artiste poursuit ses propres intérêts sans trop attirer l’attention sur sa personne ou son travail, mais son art, lui, touche une corde sensible. Son expérience dans un camp d’internement l’amène à explorer les thèmes de l’identité et de l’appartenance, en plus des vérités universelles, comme les lois de la nature, que l’on retrouve dans les mathématiques et les sciences. C’est avec patience et détermination qu’il produit un riche corpus d’œuvres et prépare le terrain pour une nouvelle génération d’artistes et une histoire de l’art plus inclusive.

 

 

Identité et appartenance

Kazuo Nakamura, March 18 (18 mars), 18 mars 1944, gouache sur carton, 28 x 35,5 cm, Musée canadien de la guerre, Ottawa.

Comme de nombreux Canadiens japonais internés pendant la Seconde Guerre mondiale, Kazuo Nakamura se bute au racisme, lutte contre son identité à la fois japonaise et canadienne et éprouve des difficultés à trouver sa place au sein de la communauté canadienne japonaise et de la société canadienne en général. Ce sentiment de confusion est aggravé par le bombardement d’Hiroshima, où sont nés ses parents et où vivent encore de nombreux membres de sa famille. Ces expériences ont sans doute engendré une certaine méfiance à l’égard de l’autre : on constate une absence quasi-totale de figures humaines dans les peintures qu’il produit après son départ du camp d’internement de Tashme.

 

Nakamura n’évite pas nécessairement les événements sociaux, mais il est perçu comme un homme poli, réservé et quelque peu introverti. Dans son livre sur le Groupe des Onze, l’auteure Iris Nowell décrit Nakamura lorsqu’il se trouve en compagnie de ses collègues : « Kazuo, qui ne buvait pas, ne fumait pas, ne faisait pas la fête et aimait les pommes, assistait régulièrement à des vernissages et à des fêtes pour soutenir ses collègues. Un vernissage, après tout, c’est une fête. On pouvait toujours voir Nakamura à la galerie hôte, marchant de long en large, étudiant sérieusement les œuvres de ses amis et collègues, contrairement à beaucoup d’autres qui, lors de vernissages, étaient surtout intéressés par l’emplacement du bar. » Il est difficile de savoir quelle part de cette réserve relève du tempérament inné de Nakamura et quelle part est façonnée par ses expériences sociales et culturelles. Ses collègues au sein du Groupe des Onze – tous blancs et d’origine européenne – ne peuvent comprendre le sentiment d’isolement qu’il vit à cause de la couleur de sa peau et, dans les années 1950, il n’allait rencontrer que peu d’artistes partageant son expérience de l’internement et la honte inexprimée ressentie par de nombreuses familles.

 

Le fait de se sentir en quelque sorte comme un étranger le place dans la position idéale de l’artiste qui peut observer, essayer de comprendre et révéler les problèmes plus vastes liés à la place de l’humanité dans l’univers. Pourtant, son désir d’appartenance est grand, comme en témoignent sa participation au Groupe des Onze, sa loyauté envers ses membres même après la dissolution du groupe, ainsi que son travail pour la communauté japonaise de Toronto, en particulier pour le Japanese Canadian Cultural Centre.

 

Des tableaux comme ceux de la série Suspension ou les œuvres de la série Reflection (Reflet) semblent aborder les questions d’identité et d’appartenance. Les fruits et les plantes dans Suspension 5, 1968, séparés les uns des autres et délimités de l’arrière-plan par des traits forts, suggèrent l’isolement et la solitude, bien qu’ils soient produits par les forces élémentaires qui façonnent nos vies. Sans racines et isolées, ces formes de vie évoquant la mélancolie et la tristesse semblent avoir besoin d’un lieu, d’un contexte pour exister vraiment. Il n’y a aucun signe de ce contexte, il n’apparaît tout simplement pas, et les formes semblent donc destinées à être englouties par le firmament noir.

 

Kazuo Nakamura, Suspension 5, 1968, huile sur toile, 61 x 55,9 cm, collection d’Andrew Rookley, Ontario.
Kazuo Nakamura, Lake, B.C. (Lac, C.-B.), 1964, huile sur toile, 121,6 x 93 cm, The Robert McLaughlin Gallery, Oshawa.

 

On remarque la même chose dans les œuvres de Reflet, par exemple, dans August, Morning Reflections (Août, reflets du matin), 1961, les lieux sont représentés mais ils ont l’air perdus et isolés – ils sont beaux, certes, mais sont inoccupés ou ne donnent aucun signe d’occupation. Lake, B.C. (Lac, C.-B.), 1964, toile dans laquelle paraît à l’horizon un très petit bateau projetant une longue ombre sur l’eau, est une exception notable. Le bateau s’éloigne, comme s’il allait bientôt laisser le spectateur, l’artiste, à nouveau seul, isolé dans le plus beau des endroits.

 

Kazuo Nakamura, Suspended Landscape (Paysage en suspens), 1969, huile sur toile, 127,3 x 107,1 cm, collection privée.

Suspended Landscape (Paysage en suspens), 1969, conjugue efficacement ces deux types d’œuvres. Nous observons un paysage à travers une ouverture circulaire, comme un étranger qui regarde une scène. Une ligne blanche verticale divise la toile en deux et sur la gauche se trouvent des lignes horizontales empilées comme un store ouvert. C’est à la fois une invitation à pénétrer dans le décor luxuriant du lac et une barrière, une métaphore exprimant le sentiment de vouloir appartenir à un groupe mais de ne pas y arriver, sentiment que Nakamura a pu ressentir. Peut-être souligne-t-il parallèlement la petitesse et l’isolement de l’humanité dans l’immensité de l’univers.

 

La conception moderniste de l’artiste, voulant que les avant-gardistes soient des visionnaires ayant du mal à trouver leur place parce qu’ils sont en avance sur leur temps, semble trouver écho chez Nakamura. Même s’il fait partie de la société, l’artiste d’avant-garde détient une connaissance plus profonde, une vision de la manière dont la société va progresser. Dans une entrevue enregistrée en 1967, Nakamura révèle :

 

La contribution de l’artiste est de faire avancer la connaissance visuelle comme moyen de comprendre notre univers. En tant qu’artiste, je ne suis jamais totalement isolé d’autrui, qu’il s’agisse d’un ouvrier ou d’un scientifique. Nous sommes tous, chacun à notre manière, en train de façonner une nouvelle société, ou une partie de cette société. D’un autre côté, comme une certaine perception et une certaine clairvoyance au-delà de la norme sont des qualités nécessaires pour un artiste compétent, je dois reconnaître éprouver un certain sentiment d’inévitable « isolement ».

 

Dans toute période artistique, il y a toujours un courant dominant reconnu et un courant en marge, pas encore reconnu, qui tente et essaie de nouvelles idées. Et puis, au fil du temps, ce courant périphérique devient l’influence d’un autre courant dominant. Bien que je sois autant préoccupé par l’avenir, par ce qui va se passer, que par le présent, lorsque je peins ou que je produis une sculpture, j’essaie simplement d’élaborer mes idées, sans penser consciemment à innover. Si je suis vraiment créatif, je me situe inévitablement en périphérie, là où aspire à se trouver tout artiste véritable […] bien que la majorité d’entre nous ne sait pas exactement où se placer soi-même!

 

Il est fascinant de voir comment les événements du début de la vie de Nakamura, ainsi que les idées qu’il a explorées dans son art, influencent et reflètent tout au long de sa carrière l’image qu’il a de lui-même en tant qu’artiste. Dès 1941, avec First Frost (Premier gel), la fièvre avec laquelle il exprime son amour pour la ville est perceptible; cependant, lorsqu’il lui est interdit de retourner à Vancouver après la Seconde Guerre mondiale, il a du mal à trouver sa place. C’est à ce moment-là qu’il part en quête des forces qui forment notre univers, dans l’espoir de comprendre la place que nous y occupons. Personne ne sait s’il a finalement trouvé réponse à ces questions. Charts of the Evolution of Art (Graphique de l’évolution de l’art), vers les années 1980, laisse entrevoir une réconciliation : il documente le moment où l’art japonais est intégré à l’art occidental. Pourtant, dans une entrevue de 1972, il déclare que les Canadiens japonais perdront leur identité japonaise à cause des mariages mixtes, ce qui suggère qu’il considérait l’appartenance, en tant que Japonais et Canadien, comme impossible.

 

Kazuo Nakamura, Charts of the Evolution of Art (Graphique de l’évolution de l’art), vers les années 1980, mine de plomb sur papier, Christopher Cutts Gallery, Toronto.
Kazuo Nakamura, Floating Still Life (Nature morte flottante), 1967, huile sur toile, 70 x 50,8 cm, Christopher Cutts Gallery, Toronto.

 

 

 

Nouveau regard sur le Groupe des Onze

Le Groupe des Onze, un collectif d’artistes abstraits de Toronto, se trouve au cœur de tout récit se rapportant à la carrière de Kazuo Nakamura : il en est un membre fondateur et participe à un grand nombre des expositions du collectif. Il est pourtant étonnamment ambivalent quant à l’utilité du groupe pour sa carrière et celle de ses collègues. Dans une entrevue accordée à Joan Murray en 1979, Nakamura déclare : « Pour les expositions, c’était utile. Bien sûr, en tant que peintre, nous avons probablement mûri davantage après notre départ ou après la séparation du Groupe des Onze, en particulier Jack Bush et Bill Ronald qui sont devenus de bien meilleurs peintres. » C’est un point de vue que partage Harold Town (1924-1990), relevant : « L’histoire fausse la progression du Groupe des Onze, en tentant de faire de nous un mouvement doté d’une philosophie. Nous n’étions simplement qu’un mécanisme aux fins d’expositions. » Quant à Ray Mead (1921-1998), il estime que par leur participation au Groupe des Onze, tous ses membres sont devenus plus forts.

 

Harold Town, Tumult for a King (Tumulte pour un roi), 1954, huile sur masonite, 140,7 x 95,8 cm, The Robert McLaughlin Gallery, Oshawa.

Ray Mead, Blue Horizon (Horizon bleu), v.1957, huile sur toile, 50,6 x 40,7 cm, The Robert McLaughlin Gallery, Oshawa.

 

Nakamura n’a pas tout à fait tort dans ce qu’il affirme à Murray sur l’utilité du Groupe des Onze. La raison principale de sa création est d’améliorer l’accès à des occasions d’exposition pour ses membres, d’autant plus que leur art est perçu par le public torontois comme étant radicalement nouveau et qu’ils proposent une abstraction totale, largement gestuelle, comme par exemple la toile de Mead, Blue Horizon (Horizon bleu), v.1957, qui s’inscrit dans la lignée des œuvres des expressionnistes abstraits américains et des Automatistes de Montréal.

 

Kazuo Nakamura, Inner Structure No. 3 (Structure intérieure no 3), 1959, huile sur toile, 121,9 x 91,4 cm, collection privée, Ontario.

Nakamura voit sans doute l’avantage de s’allier à d’autres artistes, mieux établis. Par exemple, Jock Macdonald (1897-1960), son ancien professeur d’art (et bientôt son collègue au sein du Groupe des Onze), lui a, déjà à cette époque, ouvert de nombreuses portes. Entre 1951, sa dernière année à la Central Technical School (CTS), et 1954, année où le Groupe des Onze expose pour la première fois sous ce nom à la Roberts Gallery de Toronto, le bilan des expositions du jeune artiste est pour le moins exceptionnel.

 

Le Groupe des Onze n’a peut-être pas de philosophie directrice, ni de modus operandi auquel les membres doivent adhérer, mais le collectif a tout de même une vision. Dans une brochure pour leur exposition de 1955, on retrouve la déclaration suivante : « Il n’y a pas ici de manifeste pour l’époque. Il n’y a de jury que le temps. À présent, il y a peu d’harmonie dans les désaccords notables. Mais il y a un profond respect pour les conséquences de notre liberté totale. » En d’autres termes, il n’y a pas de grand projet, pas de concordance entre les œuvres présentées, pas de programme unificateur signé par tous les artistes. Les œuvres sont simplement une expression ouverte et libre visant à protéger cette liberté. En 1990, dans une entrevue accordée à Joan Murray, Tom Hodgson (1924-2006) relate que « ce qu’ils faisaient les regardait et personne n’a jamais rien dit sur le travail des autres ». Et si Nakamura rejoint les dix autres artistes, c’est précisément parce que cela lui laisse la liberté de poursuivre les voies artistiques qu’il emprunte déjà.

 

Les membres du Groupe des Onze ne se sont peut-être pas influencés mutuellement de manière directe, mais le fait que Nakamura ait vu l’art de ses collègues, même s’il n’en reconnaît pas l’impact, lui a sans doute donné le courage d’expérimenter. Cela a peut-être accéléré sa progression dans la voie sur laquelle il s’est engagé. Les années 1950 sont l’une des périodes les plus créatives de la carrière de Nakamura. Non seulement ses peintures de paysages deviennent plus abstraites, mais il crée également les peintures de sa série Block (Bloc), comme Prairie Towers (Tours des prairies), 1956, les œuvres de la série Inner Structure (Structure intérieure), et celles, radicales, de la série String (Ficelle). Visuellement, les compositions de Nakamura sont assez distinctes de celles des autres membres du groupe. Mais s’attendre à ce que le travail de chacun se transforme ou s’améliore sous l’influence du groupe est une erreur. Ce n’était pas le but.

 

Il ne faut toutefois pas oublier la camaraderie et le respect qui règnent entre les artistes du Groupe des Onze. Nakamura se lie d’amitié avec les autres membres à un moment critique de sa vie. Comme il a déménagé à de nombreuses reprises au cours de la décennie précédente et qu’on lui a interdit de retourner dans les communautés de sa province et de sa ville natales, il est isolé au sens propre comme au sens figuré. Trouver un clan qui accueille et accepte les gens tels qu’ils sont devait être une bénédiction pour Nakamura. En retour, il reste fidèle à ses collègues, assistant à nombre de leurs vernissages tout au long de sa vie, et découpant et conservant les critiques d’exposition de leurs œuvres.

 

Kazuo Nakamura, Block Structure (Structure de blocs), 1956, huile sur masonite, 123,2 x 97,8 cm, collection privée.

 

 

Art et science

Les œuvres de la série Number Structure (Structure numérique), réalisées à partir de 1975, incarnent l’intérêt de Kazuo Nakamura pour la science. Il en va de même pour une photographie bien connue datant de 1957, dans laquelle il tient ouvert un exemplaire du magazine Scientific American, l’une de ses publications préférées. Il est difficile d’établir exactement quand est née sa curiosité pour la science, bien qu’il ait révélé qu’à cause de son internement, il avait l’impression d’avoir perdu le temps nécessaire aux études qui lui auraient permis de devenir un scientifique professionnel; c’est pourquoi il aurait décidé de se tourner vers l’art. Cela suggère qu’il a pu envisager une carrière scientifique dès son adolescence.

 

Kazuo Nakamura, 1957, photographe inconnu, archives de la Robert McLaughlin Gallery, Oshawa.

Déjà, dans les premières réflexions sur son art, Nakamura évoque la recherche d’une structure sous-jacente dans l’univers qu’il s’efforce de révéler. Le journaliste Robert Fulford rapporte notamment en 1956 :

 

Nakamura a pris une photographie microscopique du plexus nerveux entérique humain et l’a placé à côté d’une reproduction d’une œuvre religieuse de Duccio, peintre siennois du quatorzième siècle. Il a ensuite mis en évidence la relation entre les deux images. « Elles ont le même schéma de base, dit-il, les rythmes sont les mêmes. En fait, je pense qu’il y a une sorte de motif universel fondamental qui se retrouve dans l’art et dans la nature. Aujourd’hui, les peintres apprennent beaucoup des sciences physiques. Dans un sens, les scientifiques et les artistes font la même chose. Cet univers de motifs est l’univers que nous découvrons ensemble ».

 

Nous en savons peu sur les études poursuivies par Nakamura, mais il est possible que Jock Macdonald, qui lui a enseigné à Vancouver et qui est plus tard devenu membre du Groupe des Onze, ait eu une influence sur lui. L’intérêt de Macdonald pour les sciences et les mathématiques remonte au moins aux années 1930, comme en témoignent des œuvres telle Departing Day (Le jour du départ), 1939, bien que celle-ci soit colorée par les philosophies mystiques de la théosophie et de l’anthroposophie. Il n’en demeure pas moins que Nakamura est catégorique, Macdonald a eu peu d’impact sur son propre intérêt pour la science et c’est lui qui a suggéré à son ancien professeur de lire Scientific American. Nakamura révèle qu’il a également lu des livres d’artistes tels que László Moholy-Nagy (1895-1946), qui embrassent la science et la technologie moderne et dont le penchant mystique est bien moindre que celui de Macdonald.

 

L’intérêt de Nakamura pour la science se manifeste pour de bon en 1957. Le fait qu’il encourage Macdonald à lire Scientific American à cette époque, alors qu’ils sont membres du Groupe des Onze, plutôt que lorsqu’ils fréquentaient la Vancouver Technical Secondary School, suggère sa découverte récente du magazine. À partir de ce moment, les déclarations de Nakamura sur la science augmentent de façon exponentielle, en même temps que son art commence à révéler cette fascination. Les tableaux de la série String (Ficelle), tels que Untitled [strings removed] (Sans titre [ficelles enlevées]), v.1957, sont les premières œuvres de ce type, inspirées par les traces des particules subatomiques. Ce n’est pas une coïncidence si Nakamura, dans la photo où il tient le Scientific American, a à la main le numéro de juin 1957 consacré à la visualisation des atomes.

 

Kazuo Nakamura, String Painting (Peinture à ficelle), 1957, huile et ficelle sur panneau dur tempéré, 35,6 x 43,2 cm, collection de Paul et Janice Sabourin.
Kazuo Nakamura, Untitled [strings removed] (Sans titre [ficelles enlevées]), v.1957, huile sur toile, 101,5 x 81 cm, collection privée.

 

Au-delà de son désir de jeunesse d’être un scientifique, l’attrait de Nakamura pour la science peut également être lié aux bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki. S’il discute rarement de ces événements, il semble qu’ils aient suscité son intérêt pour la physique de la bombe atomique. La théorie de la relativité et la physique quantique ne sont pas des domaines faciles à saisir pour un profane, mais le magazine Scientific American constitue une ouverture accessible. Ces domaines deviennent extrêmement populaires dans les années 1950 et 1960 et, avec le début de la course vers l’espace, ils sont même couverts par les quotidiens. Nakamura conserve un grand nombre de ces articles de journaux, de la découverte d’un nouveau type de neutrino et d’antineutrino à l’alunissage et aux radiotélescopes. Il prend de nombreuses notes sur la théorie de l’évolution, l’astronomie et la théorie quantique, et produit de nombreux dessins, notamment Geometric Projections (Projections géométriques), s.d., en déployant une géométrie étonnamment sophistiquée.

 

Kazuo Nakamura, Geometric Projections (Projections géométriques), s.d., Christopher Cutts Gallery, Toronto.

Dans les années 1960, Nakamura compare le développement de la science à celui des arts. Il note même les parallèles entre la lutte pour l’acceptation des nouvelles idées en science et la lutte de l’art abstrait pour trouver un public :

 

La science de l’art est à son stade le plus intéressant. Au cours de l’histoire et dans la quête de connaissances de l’être humain, les nouvelles pensées comme la théorie du système solaire de Copernic ou la théorie de l’évolution de Darwin, ont toujours suscité des controverses. L’art et sa théorie constituent actuellement un sujet très controversé en raison de l’absence d’une théorie de base adéquate.

 

Il est significatif que Nakamura fasse référence à la « science de l’art » dans ce passage. Son approche de l’art est en effet pour lui simplement une autre forme de recherche scientifique, puisqu’il estime que l’art et la science font partie du même zeitgeist historique. Il ajoute :

 

Dans l’histoire de l’art, toute civilisation, et sa période de développement, doit être relative au concept scientifique et philosophique universel de son temps (ou le concept scientifique et philosophique peut être relatif à l’art). Chaque phase de développement et chaque facette de la science doit produire une forme ou une autre d’art : atomique / moléculaire / cellulaire / inorganique et organique / mental et mécanique / planétaire / système solaire / galactique / l’univers.

 

Plus important encore, selon Nakamura, l’art est la clé de voûte pour comprendre le discours porté par la science. Dans une entrevue de 1972, il explique :

 

C’est par la compréhension de la culture que l’être humain se comprendra lui-même et comprendra son univers. Les sciences physiques et naturelles peuvent s’approcher de cette compréhension mais ne connaîtront pas toute l’évolution de l’univers. C’est grâce à la culture – qui fera partie de la science – que l’humain comprendra l’humain et l’univers.

 

Kazuo Nakamura, Number Structure and Fractals (Structure numérique et fractales), 1983, huile sur toile, 71 x 101,7 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

 

En d’autres termes, l’art fournit la justification pour comprendre notre place dans l’univers : sans l’art, la science est dépourvue de but et de sens. C’est avec des œuvres comme Number Structure and Fractals (Structure numérique et fractales), 1983, où l’artiste visualise l’univers des nombres dont la structure façonne notre monde visible, que Nakamura réalise finalement ce qu’il croit être le mariage parfait entre l’art et la science.

 

 

Courants alternatifs : représentation et abstraction

Bien que certains artistes soient catégoriques quant à leur choix entre figuration et abstraction, estimant que l’adoption de l’une exclut l’autre, Kazuo Nakamura a oscillé sans hésitation entre les deux tendances pendant presque toute sa carrière. Pour lui, les deux approches incarnent des voies différentes pour exprimer la même chose, à savoir la structure sous-jacente de l’univers et ses manifestations visibles. Cette expression peut faire appel au langage de l’art figuratif, de la géométrie ou des mathématiques. Il n’est pas certain que Nakamura estime qu’un style est nécessairement supérieur à l’autre; il les considère vraisemblablement comme des lentilles distinctes offrant chacune une perspective unique sur le monde.

 

Kazuo Nakamura, Ages Past (Les siècles passés), 1953, huile sur carton, 68,6 x 96,5 cm, collection privée, Québec.

Les critiques ne tardent pas à relever cette caractéristique inhabituelle dans la pratique de Nakamura. Robert Fulford est l’un des premiers à le faire, en 1956 :

 

Il semble […] alterner entre la construction de lignes bidimensionnelles tendues et des essais spatiaux imaginatifs qui montrent une vision peu orthodoxe de la perspective. C’est comme s’il était Bach un jour et Beethoven le lendemain. Lorsque ces lignes ont été écrites, Nakamura peignait de puissants cubes tridimensionnels ressemblant à des bâtiments en ciment vides. Ils évoquaient vaguement un mélange de Salvador Dalí et de Piet Mondrian.

 

Près d’une décennie plus tard, Harry Malcolmson soulève encore une fois la question de l’alternance des styles chez Nakamura :

 

La plupart des artistes adoptent un style de peinture, le travaillent, puis passent à un nouveau style. Pas Nakamura. Il conserve en permanence un minimum de trois styles, qu’il développe simultanément. Chaque fois qu’il ouvre une exposition, comme c’était le cas la semaine dernière à la Morris Gallery, chacun de ses styles est mis de l’avant sur des chemins parallèles. […] Lorsqu’un collectionneur me dit aimer Nakamura, cela ne me dit rien, je dois creuser et trouver de quel Nakamura il s’agit.

 

Dans le cadre de l’exposition de la Morris Gallery en 1965, par exemple, Malcolmson aurait pu rencontrer des œuvres aussi différentes que Lake, B.C. (Lac, C.-B.), 1964; Untitled (Sans titre), 1964; et Structure, Two Horizons (Structure, deux horizons), 1964.

 

Kazuo Nakamura, Untitled (Sans titre), 1964, huile sur toile, 62,9 x 50,2 cm, Christopher Cutts Gallery, Toronto.

 

Un autre auteur, Paul Gladu, estime en 1967 qu’il existe des similitudes fondamentales entre les divers styles se manifestant dans l’œuvre de Nakamura : « Leur oscillation entre réalisme et abstraction ne manque jamais d’exprimer le même sentiment de solitude et de vide, ainsi qu’une certaine douceur et un certain raffinement, généralement associés, dans notre esprit, aux philosophies de l’Orient. » Bien que Gladu semble lire un peu trop dans les œuvres, il reconnaît néanmoins que fondamentalement, les différents styles sont similaires.

 

Theo van Doesburg, Composition VIII (La vache) [4 étapes de l’abstraction], v.1917, crayon, gouache, huile sur toile, dimensions variées, Museum of Modern Art, New York.

L’abstraction dans l’art date du début du vingtième siècle et revêt deux formes principales. La première consiste à abstraire de la nature. L’artiste observe le monde visible et le distille jusqu’à son essence, comme l’illustre le célèbre artiste néerlandais Theo van Doesburg (1883-1931) dans Composition VIII (La vache) [4 étapes de l’abstraction], v.1917. Un sous-ensemble de cette première forme d’abstraction copie la nature, mais à une échelle plus fondamentale, qui en saisit ses lois sous-jacentes. Kazimir Malevich (1879-1935) peint de cette façon. La deuxième forme est expression pure. L’artiste manifeste l’invisible – la musique, le spiritualisme, les émotions, par exemple – dont il rend les éléments à l’aide de formes non descriptives telles que la ligne et la couleur. L’œuvre de Wassily Kandinsky (1866-1944) en est un exemple, tout comme celle de la plupart des membres du Groupe des Onze. Nakamura n’entre proprement dans aucune de ces catégories, sauf peut-être avec ses toiles de la série Number Structure (Structure numérique) par lesquelles il arrive à une solution qui s’apparente à celle que trouve Malevitch avec sa série White on White (Blanc sur blanc). Tous deux ont créé une peinture parvenant à l’abstraction ultime.

 

Pourtant, le problème auquel Nakamura s’attaque dans toutes ses œuvres est fondamentalement motivé par son besoin de comprendre l’univers. Il choisit simplement de l’aborder sous différents angles, en employant différents outils et différentes approches stylistiques. À cet égard, il ressemble beaucoup à Paul Klee (1879-1940), auquel il a été souvent comparé bien qu’il ait nié toute influence. Nakamura est néanmoins systématique dans son expérimentation, car ses différents styles semblent peler des couches distinctes de notre univers, du visible à l’élémentaire, jusqu’à ce qu’il s’arrête finalement sur les structures numériques. Comme en témoigne Number Structure No. 9 (Structure numérique n° 9), 1984, il révèle l’essence du monde naturel et de ses lois sous-jacentes à l’aide des nombres et des séquences qu’ils peuvent générer. Même à cette époque, il n’abandonne jamais complétement le travail figuratif. À l’occasion, Nakamura continue à peindre des paysages qui se vendent bien et sur la surface desquels il peut se concentrer plutôt que sur des motifs et processus sous-jacents plus exigeants.

 

Kazuo Nakamura, Number Structure No. 9 (Structure numérique no 9), 1984, huile sur toile, 81,5 x 101,5 cm, Christopher Cutts Gallery, Toronto.
Kazimir Malevich, Suprematist Composition: White on White (Composition suprématiste : blanc sur blanc), 1918, huile sur toile, 79,4 x 79,4 cm, Museum of Modern Art, New York.

 

 

Influence et héritage

Kazuo Nakamura ne reçoit pas l’attention dont bénéficient certains de ses pairs du Groupe des Onze comme Jack Bush (1909-1977) ou Harold Town. Bien qu’il soit novateur, ses œuvres passent souvent inaperçues, puisque de petite taille et constantes dans leur sujet, sans compter que le caractère unique de son style et sa variété paraissent quelque peu inimitables. Le nom et l’œuvre de Nakamura restent méconnus par la population canadienne en général.

 

Kazuo Nakamura, Inner View (Vue intérieure), 1954, huile sur masonite, 48,2 x 61 cm, The Robert McLaughlin Gallery, Oshawa.

Il attire cependant l’attention de compositeurs, d’animateurs et d’architectes. Le compositeur canadien d’origine polonaise Harry Freedman (1922-2005) a écrit Images, 1958, soit des impressions musicales inspirées par des œuvres de Lawren S. Harris (1885-1970), Jean Paul Riopelle (1923-2002) et Kazuo Nakamura. En 2018, un quartet de jazz dirigé par le gendre de Nakamura, Jay Boehmer, présente The Kazuo Nakamura Project à la Christopher Cutts Gallery, à Toronto. Plus récemment, le musicien torontois Heraclitus Akimbo (Joe Strutt) a écrit et enregistré « Inner Structure (for Kazuo Nakamura) » sur son album Catastrophic Forgetting, 2020. Dans le cadre du projet Eleven in Motion : Abstract Expressions in Animation inspiré par le Groupe des Onze, l’artiste et cinéaste Patrick Jenkins a créé Inner View, une courte animation tirée de l’œuvre de Nakamura. Et pour son mémoire de maîtrise en 2008, l’étudiant en architecture Kevin James a développé un projet de monument commémoratif pour les Canadiens japonais internés pendant la Seconde Guerre mondiale qui a été récompensé, et qui s’inspire en grande partie des peintures abstraites de Nakamura.

 

Quelques peintres, en particulier Alex Cameron (né en 1947), admirent beaucoup Nakamura, même s’il n’influence pas directement leur travail. Cependant, le succès de Nakamura – tout comme celui de ses pairs, notamment Takao Tanabe (né en 1926) et Roy Kiyooka (1926-2004) – a préparé le terrain pour une nouvelle génération d’artistes canadiens japonais, par exemple, Louise Noguchi (née en 1958), Heather Yamada (née en 1951) ou Warren Hoyano (né en 1954), et leurs successeurs comme Emma Nishimura (née en 1982) et Cindy Mochizuki (née en 1976), dont les réalisations ont été bien documentées au fil des ans par l’artiste et conservateur Bryce Kanbara (né en 1947). Comme l’explique Louise Noguchi : « La présence de Kaz sur la scène artistique canadienne a permis d’imaginer que d’autres artistes nikkei pourraient être reconnus à la fois par la communauté japonaise canadienne et par la société canadienne en général. Kaz a légitimé l’idée d’être un artiste dans la communauté. Peut-être n’était-ce pas une entreprise si folle que cela. »

 

Kazuo Nakamura, Geometrical Suspension No. 2 (Suspension géométrique no 2), 1967, huile, ruban adhésif et mine de plomb sur toile, 152,3 x 126,8 cm, The Robert McLaughlin Gallery, Oshawa.
Kazuo Nakamura et son œuvre Infinite Waves (Ondes infinies), 30 octobre 1979, photographe inconnu, archives de la Robert McLaughlin Gallery, Oshawa. Cette image a été prise par un photographe employé pour le vernissage de l’exposition Painters Eleven In Retrospective (Le Groupe des Onze en rétrospective) tenue à la Robert McLaughlin Gallery.

 

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