Kazuo Nakamura (1926-2002) a produit l’une des œuvres les plus variées et les plus originales de sa génération. Né à Vancouver de parents d’origine japonaise, détenu en tant « qu’étranger ennemi » pendant la Seconde Guerre mondiale, puis forcé de se relocaliser en Ontario, Nakamura allait créer des peintures et des sculptures au cours d’une carrière de plus de quarante ans. Inspiré par ses collègues du Groupe des Onze, il oscille constamment entre figuration et abstraction, explorant différents styles et techniques, et cherchant à révéler les lois universelles de la nature exposées par les sciences et les mathématiques. De son vivant, Nakamura jouit d’un succès sans précédent parmi les artistes canadiens japonais; il a aussi ouvert la voie à une nouvelle génération d’artistes contemporains.
Les premières années
Né le 13 octobre 1926, Kazuo Nakamura est un Canadien japonais de deuxième génération (Nisei). Son père, Toichi Nakamura, quitte Hiroshima pour le Canada en février 1911, à l’âge de quinze ans, accompagnant son propre père qui avait fait le voyage au moins deux fois auparavant. Bien que ce dernier soit retourné au Japon après quelques années, Toichi s’est installé à Vancouver dans le quartier connu sous le nom de « Petit Tokyo », une communauté largement autosuffisante où de nombreux immigrants japonais vivaient à l’époque.
Comme nombre de ses compatriotes, le père de Kazuo rêve d’une vie meilleure en Amérique du Nord, fuyant les problèmes économiques du Japon, aggravés par l’urbanisation rapide à la fin des années 1800. Or, de nombreux Canadiens voient l’afflux d’immigrants asiatiques au pays, et plus particulièrement en Colombie-Britannique, comme une menace économique et sociale. C’est en septembre 1907 que les attitudes anti-immigration et racistes des Blancs à l’égard des Asiatiques atteignent leur paroxysme, alors que des émeutes éclatent dans les quartiers chinois et japonais de Vancouver. Entre 1908 et 1928, plusieurs accords gouvernementaux sont mis en place afin de limiter le nombre d’immigrants japonais autorisés à entrer au Canada.
Toichi Nakamura occupe divers emplois jusqu’à ce qu’il ouvre, avec son frère, un restaurant au cœur du quartier japonais de Vancouver. En 1923, il rentre à Hiroshima pour épouser Yoshiyo Uyemoto et ils reviennent s’établir ensemble à Vancouver la même année. En 1925, naît le premier de leurs cinq enfants (trois fils et deux filles); Kazuo, le cadet, suit de près. En 1935, la Dépression oblige malheureusement la famille à fermer le restaurant et elle quitte le quartier japonais pour s’installer plus au sud, à l’angle de la 23e avenue et de la rue Main. Les Nakamura ouvrent un atelier où ils offrent un service de nettoyage à sec et de confection de robes. Ils logent dans l’espace exigu de l’arrière-boutique et s’intègrent rapidement à une communauté relativement diversifiée.
Dans sa jeunesse, Kazuo Nakamura semble avoir fait l’expérience de la vie urbaine. Ses premières œuvres représentent des points d’intérêt du quartier, comme le grand magasin de surplus militaire sur la rue East Hastings, que l’on retrouve dans First Frost (Premier gel), 1941, le pont de la rue Cambie ou encore différents points de vue de la rue Main.
Nakamura suit sa première formation artistique après avoir terminé son cours primaire en 1939. C’est au secondaire, à la Vancouver Technical High School, qu’il s’inscrit au programme d’arts appliqués et étudie le dessin, le dessin mécanique et le design. Le célèbre artiste moderne Jock Macdonald (1897-1960), enseignant à l’école, aurait possiblement enseigné le design à Nakamura et lui aurait donné des cours particuliers de dessin et de peinture, au moins une fois par semaine en 1940, au début de 1941 et peut-être également en 1942. Parallèlement, l’artiste novice lit attentivement les livres d’art de son oncle, peintre amateur, Shusaku Nakamura. Kazuo s’intéresse particulièrement aux reproductions de peintures impressionnistes françaises, ainsi qu’aux œuvres illustrées dans les magazines d’art japonais auxquels son oncle est abonné. À l’époque, le jeune Nakamura se procure ses fournitures artistiques grâce aux catalogues de vente par correspondance des grands magasins Simpson et Eaton.
Dans ses premières œuvres, Nakamura dépeint son sujet de manière factuelle et mesurée, n’ajoutant que rarement des fioritures qui pourraient être méprises pour de l’expression personnelle. Ce détachement pourrait être dû à sa formation artistique peu conventionnelle ou au fait qu’il soit toujours en apprentissage de son art lorsqu’il en fait montre. Pourtant, cette particularité se manifeste dans la plupart de ses œuvres ultérieures, peu portées sur la peinture de figures. Seule une poignée de ses premières compositions présentent des personnages qui semblent de toute façon accessoires à la scène.
Nakamura a souvent affirmé être un artiste autodidacte, peut-être parce que sa formation initiale est axée sur le dessin et le design. Les monuments de la ville qu’il dépeint dans ses premières œuvres lui fournissent sans doute le cadre dont il a besoin pour s’exercer à la perspective linéaire. Il raconte que c’est son jeune frère Yukio, apprenant cette technique dans son cours d’art à la John Oliver High School, qui lui a enseigné les rudiments de l’utilisation de grilles et de lignes convergeant vers un point de fuite pour créer un effet de profondeur sur une surface plane. Nakamura finit par transposer ces leçons aux peintures de paysage qu’il commence à réaliser à l’adolescence et qu’il poursuivra jusqu’à la fin de sa carrière. Par exemple, il se sert des rangs de fraises dans Strawberry Farm (Fraisière), v.1941, comme des lignes parallèles (orthogonales) qui établissent la perspective. La grille du dessinateur et la perspective linéaire éveillent vraisemblablement son intérêt pour la géométrie comme outil de représentation et de compréhension de la nature.
Il est difficile de déterminer avec précision quand et comment naît l’intérêt de Nakamura pour la science, élément qui jouera un rôle très important tout au long de sa vie. Certains suggèrent qu’il a suivi les traces de Jock Macdonald, qui s’intéresse à l’étude de la science pour tenter de comprendre les principes sous-jacents de la nature. Cependant, Nakamura ne semble pas partager le même intérêt que Macdonald pour la dimension spirituelle dont il s’est inspiré pour Etheric Form (Forme éthérique), 1936 (datée de 1934), et d’autres œuvres. Sans doute que Nakamura a choisi de suivre une formation en arts appliqués plutôt qu’en beaux-arts, car il y voit un compromis idéal entre l’art et la science. À ce sujet, il souligne dans une entrevue de 1993 : « Le temps perdu à cause de la guerre et de mon internement m’a poussé à me lancer en art plutôt que de devenir un scientifique professionnel. »
La Seconde Guerre mondiale et l’internement des Canadiens japonais
La vie de Kazuo Nakamura est bouleversée à la suite de l’attaque des Japonais contre la base américaine de Pearl Harbor à Hawaï, et par leur invasion de la colonie britannique de Hong Kong, le 7 décembre 1941. Le premier ministre du Canada, William Lyon Mackenzie King, déclare la guerre au Japon le soir même. La proclamation officielle a lieu le lendemain. Ces événements ravivent le racisme anti-Asie de l’Est qui envenime la Colombie-Britannique, un sentiment que le député libéral de Vancouver-Centre, Ian Alistair Mackenzie, exprime succinctement lorsqu’il déclare en avril 1942 : « Que notre slogan pour la Colombie-Britannique soit : “Pas de Japonais entre les Rocheuses et la mer”. » Mackenzie joue un rôle déterminant dans la façon dont King gère ce que l’on appelle « le problème japonais ». Le 16 décembre, le gouvernement canadien, sous la pression considérable du gouvernement provincial de la Colombie-Britannique, exige que toutes les personnes d’origine japonaise s’inscrivent auprès du registraire des sujets d’un pays ennemi.
En janvier 1942, King invoque la Loi sur les mesures de guerre pour exiger que les « personnes d’origine raciale japonaise » vivant sur la côte ouest soient relocalisées dans une « zone protégée » située à 160 kilomètres à l’intérieur des terres. En attendant la construction des camps d’internement, de nombreux Canadiens japonais sont détenus dans les étables sur la propriété de la Pacific National Exhibition à Hastings Park, où les conditions sanitaires sont terribles et où il y a peu ou pas d’intimité. La plupart d’entre eux sont transférés dans des camps quelques mois plus tard, (où pour certains, ils sont forcés de construire leurs propres abris), mais il faut compter dix-huit mois avant que toutes les personnes d’origine japonaise soient transportées dans les huit camps d’internement de la Colombie-Britannique ou dans les camps de travail disséminés dans tout le pays, où de nombreux hommes adultes sont séparés de leur famille et envoyés à l’ouvrage.
La famille Nakamura échappe à l’indignité des étables, sans doute parce qu’elle n’habite pas le quartier japonais où la forte concentration de Canadiens japonais est perçue comme une menace. Les Nakamura demeurent dans leur logis, mais sont soumis à un couvre-feu jusqu’au 15 octobre 1942, date à laquelle ils sont transférés au camp de Tashme, une petite communauté située à 22 kilomètres à l’est de Hope, ville de la vallée du Fraser au confluent de la rivière Coquihalla et du fleuve Fraser. Parmi les derniers arrivés à Tashme, Nakamura et sa famille sont affectés à une cabane située sur la dernière des dix rangées d’avenues du camp.
Au total, environ 22 000 Canadiens japonais sont expulsés de leur foyer et déplacés de force vers ces camps, qu’on appelait « villes fantômes ». Les terres et les biens qu’ils laissent derrière eux sont confisqués et vendus aux enchères par le gouvernement canadien sans le consentement des propriétaires, soi-disant pour financer la construction et l’entretien des camps. Les logements fournis sont, au mieux, chambranlants et, sans plomberie ni électricité, tout à fait inadéquats pour les mois d’hiver. Souvent, les internés doivent réparer leurs abris et les chauffer avec du bois provenant des forêts environnantes. Et contrairement aux États-Unis, le gouvernement canadien ne fournit ni denrées ni vêtements, de sorte que les familles doivent cultiver leur nourriture et acquérir toutes les autres fournitures dont elles ont besoin avec leurs économies ou grâce à des dons de charité.
À Tashme, Nakamura travaille le jour, principalement à couper du bois et à débroussailler. Le soir, il suit les cours de niveau secondaire donnés par des groupes chrétiens, car le gouvernement canadien ne fournit que l’enseignement primaire dans les camps. Il continue de pratiquer son art, achetant son matériel dans les catalogues de Simpson et d’Eaton, et passant tous ses moments libres à faire des croquis et des peintures. Il réussit même à acquérir des livres d’art, notamment World Famous Paintings de Rockwell Kent (1939), et il est particulièrement frappé par les œuvres de Paul Cézanne (1839-1906), de Grant Wood (1891-1942) et d’Albert Pinkham Ryder (1847-1917). Pour l’adolescent, l’art est une échappatoire essentielle à la dureté du camp. Il peint de mémoire des scènes urbaines de Vancouver, car il reste accroché à l’espoir de rentrer chez lui. Comme il le raconte des années plus tard, « Nous pensions que nous allions revenir. »
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Kazuo Nakamura, Tashme at Dusk, July/August 1944 (Tashme au crépuscule, juillet/août 1944), 1944
Huile sur carton, 34,6 x 53 cm
Collection privée -
Camp de Tashme, v.1940-1949, photographe inconnu
Japanese Canadian Research Collection, Bibliothèque de l’Université de la Colombie-Britannique, livres rares et collections spéciales -
Kazuo Nakamura, Night Class (Cours du soir), 1944
Aquarelle et mine de plomb sur papier, 22 x 30 cm
Musée canadien de la guerre, Ottawa -
Pavillon L, école (anciennement Winter Garden), Hastings Park, Vancouver, v.1942
Photographie de Leonard Frank
Collection Alex Eastwood, Musée national Nikkei, Burnaby -
Kazuo Nakamura, Torch Parade (Parade aux flambeaux), 25 février 1944
Aquarelle sur papier, 23 x 30,6 cm
Musée canadien de la guerre, Ottawa -
Vue du camp de Tashme, v.1940-1949
Photographe inconnu
Japanese Canadian Research Collection, Bibliothèque de l’Université de la Colombie-Britannique, livres rares et collections spéciales
Nakamura se confie peu publiquement et ses peintures en dévoilent bien peu sur sa pensée et ses sentiments. Tashme at Dusk, July/August 1944 (Tashme au crépuscule, juillet/août 1944), semble être une représentation directe du paysage. Il peint surtout des scènes de nuit, ce qui n’est pas surprenant puisqu’il n’a de temps libre que le soir. Bien que les bâtiments du camp donnent à Nakamura quelques points de référence pour son étude de la perspective, les forêts, les montagnes et les lacs environnants lui offrent de nouveaux sujets et de nouveaux défis. Dans Twelve Mile Lake (Lac de douze milles), 1944, les zones ouvertes offrent un champ de vision restreint qui limite les possibilités de construction de l’espace; combinées à l’écran dense de la forêt et à la ligne d’horizon élevée, l’application de la perspective linéaire devient difficile. Peu de scènes de cette époque comptent des personnages, à l’exception de Night Class (Cours du soir), 1944, qui est peut-être l’une des dernières œuvres qu’il ait produites à Tashme.
Les peintures de Tashme comportent déjà les éléments distinctifs de celles que Nakamura peindra à maturité. De là sont issus les paysages et les motifs qui caractérisent l’ensemble de sa production. Interrogé plus tard sur son internement, Nakamura déclare : « Cela ne m’a pas beaucoup affecté. » Pourtant, les dates auxquelles sa famille arrive au camp et le quitte sont gravées de manière indélébile dans sa mémoire. Il assiste à la réunion marquant le cinquantième anniversaire de l’ouverture du camp d’internement qui se tient à Toronto et, au moment de sa mort, on retrouve dans ses papiers un croquis illustrant la disposition du camp. C’est vraisemblablement à Tashme, et par les œuvres qu’il réalise là-bas, que Nakamura entreprend sa quête pour trouver un sens à l’univers et pour comprendre l’ordre sous-jacent de la nature. Il ne faut sans doute pas se surprendre que le sens qu’il ait trouvé exclut la nature humaine.
Cap à l’est : nouveaux départs et premiers succès
Au cours de la seconde moitié de 1943 et au début de 1944, émerge au sein du cabinet de King un sentiment grandissant en faveur des Canadiens japonais internés. Cette compassion est alimentée par la protection légale des droits des Américains japonais au sud de la frontière et par l’évolution de l’opinion publique au Canada. Malgré tout, de forts sentiments antijaponais persistent en Colombie-Britannique. Le 4 août 1944, les gouvernements fédéral et provincial parviennent à une entente et le processus de libération des Canadiens japonais des camps commence bientôt pour de bon. Le gouvernement canadien donne deux options aux internés : être déportés au Japon à la fin de la guerre ou s’installer à l’est des Rocheuses. Il n’a jamais été question de retourner dans les maisons qu’ils avaient laissées derrière en Colombie-Britannique. De nombreuses familles ont plutôt été renvoyées de force au Japon, où elles ont trouvé un pays gravement ravagé par la guerre. Les Nakamura n’envisageront cependant jamais de retourner au Japon, car ils sont Canadiens.
Des Canadiens japonais commencent peu à peu à quitter les camps dès 1942 pour compléter la main-d’œuvre canadienne qui soutient l’effort de guerre. Le frère aîné de Kazuo Nakamura, Mikio, quitte Tashme au printemps 1944 et s’installe à Toronto, où il trouve un emploi. Kazuo et son père prévoient de l’y rejoindre, et il est convenu que le reste de la famille suivra lorsque les hommes auront trouvé un logement et gagné un peu d’argent. Kazuo quitte donc Tashme avec son père le 25 novembre 1944, mais ils apprennent que la ville de Toronto a atteint son quota de Canadiens japonais ayant la permission du gouvernement de s’y installer. Ils se tournent donc vers Hamilton, non loin de là, et les autres membres de la famille les rejoignent en mars 1945.
À peine quatre mois plus tard, le 6 août 1945, les États-Unis larguent une bombe atomique sur Hiroshima, rasant la ville, tuant immédiatement quelque 75 000 personnes et en blessant 70 000 autres. Les radiations atomiques causeront plus tard un grand nombre de morts par cancer. Parmi les personnes tuées par l’explosion de la bombe se trouvent des proches de Nakamura. Une deuxième bombe est lâchée sur Nagasaki le 9 août, tuant près de 40 000 personnes de plus et en blessant 25 000 autres. Le 10 août, l’empereur du Japon constate qu’il n’y a pas d’autre choix que de se rendre aux Alliés et il en fait l’annonce officielle le 15 août. Dans une entrevue réalisée à la fin de sa carrière, on demande à Nakamura de quelle manière les bombardements l’ont affecté, ce à quoi il répond : « Le bon côté, c’est que ça a forcé les Japonais à se rendre. » S’il ne parle pas publiquement de cette époque, à sa mort, on retrouvera dans ses papiers un article du Toronto Star daté du 6 août 1995, qui marque le cinquantième anniversaire du bombardement d’Hiroshima.
Une fois installé à Hamilton, Nakamura, alors âgé de 19 ans, trouve un emploi d’ouvrier semi-qualifié chez Kraft Containers Ltd, une usine de fabrication de boîtes. Il continue à peindre pendant son temps libre, produisant des œuvres comme Nightfall, Hamilton (Nuit tombante, Hamilton), 1945. Il se rappellera plus tard que le premier livre qu’il a acheté à Hamilton en est un sur Vincent van Gogh (1853-1890). Il s’inscrit à un cours de peinture du soir à la Hamilton Technical School et c’est à cette époque qu’il décide de faire carrière dans le domaine de l’art commercial. À cette fin, il s’installe à Toronto en août 1947 et travaille pendant un an dans un atelier de tôlerie. Mais bientôt, comme il le dit lui-même, « j’ai décidé qu’il y avait des moyens plus faciles de gagner sa vie ».
Nakamura débute sa formation artistique formelle à Toronto en 1948, et s’inscrit au département des arts de la Central Technical School (CTS). Cette école secondaire professionnelle est réputée pour ses excellents programmes d’éducation aux adultes et pour son département des arts, duquel sont issus quatre membres du Groupe des Sept. À l’époque où Nakamura y étudie, Doris McCarthy (1910-2010) est membre du corps professoral et lui enseigne la peinture de paysage. Lorsqu’on lui demande ce qu’il a appris à la CTS, Nakamura se réfère à l’historienne de l’art Joan Murray : « En ce qui concerne l’école, il s’agit simplement d’apprendre à dessiner. Je pense que c’est le principal… dessiner à partir d’une nature morte ou d’un modèle vivant. »
Il reconnaît également être impressionné par le directeur du département des arts, Peter Haworth (1889-1986). Grand enthousiaste du Bauhaus et de sa fusion de l’artisanat et des beaux-arts, Haworth a possiblement partagé avec Nakamura certains des principes et idées de base du mouvement. En 1947, la traduction anglaise de The New Vision écrit par le maître du Bauhaus László Moholy-Nagy (1895-1946) vient d’être publiée, et sera suivie de son second ouvrage, Vision in Motion, qui développe les idées amenées dans le premier livre. L’accent mis par Moholy-Nagy sur l’importance de la technologie moderne, la nécessité pour l’art et la science d’être en harmonie et ses discussions sur l’œuvre de Paul Cézanne et Piet Mondrian (1872-1944) auraient attiré l’attention de Nakamura.
Les œuvres des peintres britanniques Ben Nicholson (1894-1982), Matthew Smith (1879-1959) et Paul Nash (1889-1946) suscitent également son intérêt. Un bon nombre des chargés de cours de la CTS sont britanniques ou ont été formés dans la tradition britannique. De plus, les principaux musées canadiens des années 1940 et 1950 collectionnent les œuvres de peintres britanniques, lesquelles sont donc fréquemment exposées et commentées au sein de publications. Quant à Nakamura, il apprécie Nicholson pour ses habiletés de conception, Smith pour ses couleurs et Nash pour son talent de dessinateur.
Les œuvres réalisées par Nakamura à cette période s’inscrivent dans la lignée des paysages urbains qu’il a composés à Vancouver et peints de mémoire à Tashme. Encore, nombre de ces œuvres sont conçues de nuit, comme Evening Shadow (Ombre du soir), 1949. Ses couleurs deviennent plus variées et un peu plus riches, reflétant probablement sa plus grande aisance à acheter des fournitures qu’à l’époque de Tashme. Les paysages prédominent toutefois, avec de multiples représentations des grands espaces au nord de Toronto, comme on peut le voir dans Winter, Don River (Hiver, rivière Don) 1949.
En plus de ses études formelles, Nakamura suit des cours du soir dispensés par Albert Franck (1899-1973), qui voit en lui l’artiste en herbe et l’invite à se joindre aux légendaires rassemblements d’artistes qu’il organise avec sa femme, Florence Vale, dans leur maison du village de Gerrard Street. C’est lors de ces soirées que Nakamura rencontre pour la première fois Oscar Cahén (1916-1956), Harold Town (1924-1990), Walter Yarwood (1917-1996) et Ray Mead (1921-1998), tous de futurs membres du Groupe des Onze. Ces derniers l’aideront à se faire connaître sur la scène artistique torontoise.
Sous les encouragecments de ses nouveaux amis, Nakamura se lance dans l’expérimentation. Certains de ses points de vue urbains et de ses paysages commencent à prendre un aspect plus éthéré et évocateur, comme Composition 10-51, 1951, par exemple, qui représente une série de ponts et de lignes électriques comme un réseau linéaire émergeant d’un brouillard ou d’une brume matinale. Dans Landscape (Paysage), 1952, le format horizontal et la concentration de formes et de lignes dans la moitié inférieure de la composition sont, avec le titre, les seuls indices que le sujet est un paysage. Dans ces deux œuvres, Nakamura commence à jouer plus sérieusement avec l’abstraction.
Franck, en collaboration avec R. F. Valkenberg, organise également la première exposition publique dans laquelle figure le travail de Nakamura. En 1950, deux de ses œuvres, Noon Shadows (Ombres du midi), v.1950, et Red Stools (Tabourets rouges), v.1950, sont présentées lors de l’exposition inaugurale de Unaffiliated Artists (Artistes indépendants) au magasin Eaton de la rue College, aux côtés d’œuvres de Town et de Cahén. Nakamura expose à nouveau dans le cadre de cette exposition l’année suivante. L’œuvre Beach Statue (Statue de plage), s.d., figure ensuite à l’exposition de la Société canadienne de peintres en aquarelle, de laquelle il devient membre peu de temps après – sans doute grâce à une offre de Jock Macdonald, nommé président de la société en 1952. C’est également en 1951 que Nakamura obtient son diplôme de la Central Technical School.
En 1952, Nakamura dévoile deux nouvelles œuvres, Distant Valley (Vallée lointaine), 1952, et Swamp Land (Marécage), 1952, lors d’une exposition organisée par la Société canadienne des arts graphiques. C’est toutefois la première exposition solo de Nakamura, tenue du 1er au 14 novembre à la Picture Loan Society, qui est le fait saillant de cette année-là. Au début des années 1950, Douglas Duncan (1902-1968), fondateur et directeur de la société, commence à s’intéresser aux artistes émergents de la scène torontoise. C’est lui qui organise les premières expositions personnelles de Nakamura, Harold Town et Alexandra Luke (1901-1967). Pour un artiste qui n’a terminé l’école que depuis un an, l’exposition de la Picture Loan Society est une réussite impressionnante. Un an plus tard, la Hart House de l’Université de Toronto, accueille la deuxième exposition solo de Nakamura, possiblement encore grâce à l’influence de Macdonald.
En moins de dix ans, Nakamura passe du statut « d’étranger ennemi » à celui d’artiste émergent renommé. Le soutien de Franck et de Macdonald ainsi que l’amitié qui en découle ouvrent de nombreuses portes au jeune créateur arrivé à Toronto au moment clé où une génération d’artistes fait tomber les barrières traditionnelles de l’art, du genre et de la race. Dans ce contexte, des informations ont notamment été divulguées sur les traitements sévères et les violations des droits de la personne que les Canadiens japonais ont subis pendant la Seconde Guerre mondiale. Les changements sociaux et politiques du temps ont créé de nouvelles opportunités, en témoigne la scène artistique torontoise de l’après-guerre qui a nourri le talent de Nakamura et de nombreux jeunes artistes et architectes canadiens japonais, notamment Stan Shikatani (né en 1928), Aiko Suzuki (1937-2005), Takao Tanabe (né en 1926) et Raymond Moriyama (né en 1929).
Groupe des Onze et accomplissements importants
Au cours des années 1950, Kazuo Nakamura devient l’un des artistes les plus en vue au Canada ou, à tout le moins, l’un des plus novateurs. Les succès qu’il accumule peu de temps après l’obtention de son diplôme à la Central Technical School (CTS) se poursuivent et il parvient progressivement à une reconnaissance nationale, puis internationale vers la fin de la décennie.
En octobre 1953, Nakamura participe à l’exposition Abstracts at Home (L’abstraction chez soi) organisée par William Ronald (1926-1998) et Carry Cardell au département des meubles du magasin Simpson à Toronto. L’exposition rassemble les œuvres de sept artistes – Ronald, Alexandra Luke, Oscar Cahén, Jack Bush (1907-1977), Tom Hodgson (1924-2006), Ray Mead et Nakamura – dans divers cadres domestiques. Ronald a travaillé comme designer pour Simpson, et son idée d’exposer des œuvres radicales dans un grand magasin incarne parfaitement celle de « transformer les salons prétentieux de Toronto en lieux sûrs pour l’art abstrait » – un objectif primordial pour ces artistes qui allaient bientôt former le Groupe des Onze. Carry Cardell, une artiste néerlandaise issue d’institutions influencées par le Bauhaus à Amsterdam et à La Haye et amie de Jock Macdonald depuis l’époque où le duo enseignait à Calgary, participe à l’arrangement des meubles.
Bien que l’exposition soit intitulée L’abstraction chez soi, les quatre pièces que Nakamura y présente sont des paysages. Morning Landscape (Paysage du matin), 1953, par exemple, s’y retrouve probablement parce qu’elle frôle l’abstraction, tout comme certaines de ses autres œuvres figuratives de l’époque. L’installation de Nakamura au sein de l’exposition consiste en trois peintures accrochées l’une au-dessus de l’autre, sur de « l’herbe en papier peint », qui surplombent une table basse et large et deux coussins au sol. L’intention est manifestement d’évoquer un décor « oriental ». Pour appuyer l’idée que ces œuvres ont leur place dans la maison moderne, une publicité pour l’exposition parue dans le Globe and Mail énumère le contenu de chaque pièce de l’exposition avec les prix correspondants.
Malheureusement, la réception de L’abstraction chez soi n’est pas à la hauteur des attentes. L’idée de présenter des œuvres d’art contemporain dans le cadre « domestique » d’un grand magasin, pour attirer le consommateur de la classe moyenne, ne s’est pas traduite par des ventes. Comme le note succinctement Nakamura, « les gens ordinaires ne s’y sont pas reconnus ». L’exposition n’attire pas non plus l’attention de la critique – il n’existe d’ailleurs aucune trace d’un quelconque compte rendu. Néanmoins, les sept artistes se sont réunis pour des photos publicitaires, puis se sont retrouvés à l’atelier de Ronald, où ils ont décidé de former un groupe qui exposerait leur art abstrait au public torontois.
Quelques semaines plus tard, un cercle élargi se réunit au chalet d’Alexandra Luke à Oshawa et c’est à cette occasion que naît Painters Eleven ou le Groupe des Onze. Ronald amène Macdonald, Mead convie Hortense Gordon (1886-1961), et Cahén invite deux de ses amis en publicité, Walter Yarwood et Harold Town. Le nom du groupe reflète simplement le nombre de ses membres et leur moyen d’expression. Leur première exposition, inaugurée en février 1954 et présentant l’œuvre de Jack Bush à la Roberts Gallery de Toronto, attire un large public, mais il y a peu de ventes. Ce dénouement n’est pas inhabituel pour une exposition d’avant-garde. Néanmoins, le public a fait officiellement connaissance avec « les premiers jeunes loups du modernisme torontois. »
Pendant longtemps, Nakamura est surtout reconnu pour son appartenance au Groupe des Onze, bien que ses œuvres soient beaucoup plus sobres que celles, audacieuses, de ses collègues. Si l’on compare, par exemple, Summer Brilliance (Éclat d’été), 1955, de Nakamura à Blue Dynasty (Dynastie bleue), v.1955, d’Alexandra Luke ou à Tumult for a King (Tumulte pour un roi), 1954, d’Harold Town, on peut se demander pourquoi il a rejoint le collectif. Pourtant, sans le Groupe des Onze, le nom de Nakamura serait peut-être oublié depuis longtemps. Son appartenance au groupe lui ouvre des portes et, non sans ironie, comme ses œuvres sont si différentes de celles de ses acolytes, elles ont tendance à ressortir du lot. Malgré sa timidité, Nakamura est un membre heureux et volontaire qui demeure attaché à ses collègues et qui continue à suivre leurs activités, allant même jusqu’à assister à leurs vernissages longtemps après la dissolution du groupe.
Nakamura s’implique auprès du Groupe des Onze alors qu’il est en pleine évolution vers un style abstrait, comme en témoigne Paysage du matin, 1953, et Éclat d’été, 1955; il continue cependant à produire des images dont le sujet est reconnaissable, comme dans Untitled (Sans titre), 1955. Les autres membres du groupe, qui se consacrent tous à l’abstraction, ne semblent pas préoccupés par le travail figuratif de Nakamura. La question ne se pose qu’une fois, lorsque Ronald organise la participation du Groupe des Onze en tant qu’artistes invités à la 20e exposition annuelle des American Abstract Artists (AAA) au Riverside Museum de New York en 1956. L’AAA demande à Ronald que toutes les œuvres exposées soient abstraites et le réitère dans une lettre à Bush : « Pas d’aquarelles et que de l’abstrait. Pas de paysages comme ceux de Nak [Nakamura] dans notre dernière exposition. » Ironiquement, White Landscape (Paysage blanc), 1953, est l’une des deux œuvres soumises et exposées par Nakamura.
Les premiers succès du groupe leur valent d’être invités à l’exposition du Riverside Museum, un moment charnière dans la carrière de tous. Bien que les critiques de l’événement soient décevantes, le fait d’être exposé à New York aux côtés d’œuvres de Jackson Pollock (1912-1956) et de Franz Kline (1910-1962) renforce leur réputation au Canada. Dans la foulée de cette exposition internationale, par malheur, Cahén meurt dans un accident de voiture en novembre 1956 tandis que Ronald quitte le groupe un an plus tard. Les membres restants continuent d’exposer ensemble dans le cadre d’importantes expositions à Toronto et Montréal pendant encore quatre ans. Le groupe se dissout en octobre 1960.
Au cours de son existence, le Groupe des Onze n’a pas d’idéologie particulière, si ce n’est de vouloir exposer le public torontois à un nouvel art abstrait emballant. Les artistes sont d’avis qu’ils auront de meilleures chances d’exposer s’ils se présentent en tant que collectif plutôt qu’individuellement, et qu’ensemble, ils attireront davantage l’attention. L’avenir leur donne raison. Les membres du groupe sont libres d’emprunter dans leur art la voie qu’ils désirent. Comme le mentionne Tom Hodgson dans une entrevue avec Joan Murray en 1990, « ce que chacun faisait le regardait et personne n’a jamais rien dit sur l’ouvrage des autres ». Inspiré par le travail de ses collègues, Nakamura, prend l’audacieuse décision d’explorer de nouvelles avenues dans son art.
La période au sein du Groupe des Onze en est une de grande expérimentation pour Nakamura. Bien qu’il peigne d’abord surtout des paysages tels que Farm (Ferme), 1954, il produit ensuite des œuvres abstraites comme Inner View (Vue intérieure), 1954, et Inner Structure (Structure intérieure), 1956. En parallèle, il compose des espaces ouverts, étranges et imaginaires, peuplés de structures en formes de bloc, comme Fortress (Forteresse), 1956, qui aboutissent à une commande publique en 1966, Two Horizons (Deux horizons), installée en 1968. Ces représentations de blocs ont une grande visibilité et sont beaucoup exposées au milieu des années 1950. Viennent ensuite les œuvres de la série String (Ficelle), sans doute les peintures les plus radicales et novatrices de Nakamura, dont Infinite Waves (Ondes infinies), 1957, est l’un des exemples les plus connus.
Ce débordement de créativité chez Nakamura s’exprime occasionnellement par la sculpture. Une photographie prise à la Central Technical School montre que l’artiste a quelque peu pratiqué cette discipline pendant ses études. Tout au long des années 1950, il produit une foule de petites pièces – la plupart ne dépassant pas 50 centimètres de haut – en fil de fer et en Hydrocal. Il semble n’en exposer que quelques-unes en 1958 et l’on ne sait pas exactement ce qui le pousse à sculpter ni pourquoi il garde ses œuvres pour lui. Quoi qu’il en soit, il semble presque certain que la fréquentation des membres du Groupe des Onze aide Nakamura à élaborer ses idées et lui donne la confiance nécessaire pour mieux les articuler. Son intérêt pour la science, par exemple, commence à se manifester plus ouvertement au cours de cette période.
L’affiliation de Nakamura au Groupe des Onze contribue sans doute à ses succès à l’extérieur du collectif. En 1955, ses œuvres font partie de la Première biennale de peinture canadienne organisée par le Musée des beaux-arts du Canada (MBAC). Au début de 1956, Nakamura reçoit un prix de l’Exposition internationale de dessins et gravures de Lugano, en Suisse, pour un dessin à l’encre intitulé Four Bridges (Quatre ponts), 1954. L’œuvre est inspirée de la vue qu’il a depuis le train lors d’un voyage à Hamilton pour rendre visite à de vieux amis et collègues de Kraft Containers. La même année, la Smithsonian Institution présente ses œuvres dans l’exposition Canadian Abstract Painting (Peintures abstraites canadiennes), organisée par le MBAC. Entre 1957 et 1959, Nakamura participe à douze expositions internationales. Ce succès individuel l’amène peut-être à s’interroger sur la pertinence de rester au sein du Groupe des Onze.
Les réflexions sur l’art et la vie
En 1960, Kazuo Nakamura est à l’apogée de sa carrière artistique, ses œuvres sont généreusement exposées et prisées par les collectionneurs. Le début de la décennie est marqué par l’émergence de ses pièces les plus populaires, ses paysages bleu-vert. Lakeside, Summer Morning (Bord de lac, matin d’été), 1961, en est un excellent exemple. Ces tableaux deviennent si populaires que même lorsqu’il se lance dans la production de la série Number Structure (Structure numérique) dans les années 1970, il continue à l’occasion à peindre des paysages dans ce style, car ils se vendent rapidement. Lorsque le marchand d’art Jerrold Morris le prend dans son regroupement d’artistes en 1962, Nakamura acquiert enfin une certaine sécurité financière.
Tout au long de la décennie, son succès international ne s’essouffle pas. En 1961, Alfred Barr acquiert Inner Core 2 (Cœur intérieur 2), 1960-1961, pour le Museum of Modern Art (MoMA), et achète quelques autres œuvres de Nakamura pour des collectionneurs privés américains. Barr, qui a fait l’acquisition d’œuvres de l’artiste russe Kazimir Malevich (1879-1935) pour le MoMA, considère sans doute le travail de Nakamura comme une continuité de la tradition abstraite que Malevich a contribué à créer. Le directeur du MoMA connaît probablement aussi les œuvres de la série String (Ficelle) de Nakamura, qu’il considérait comme faisant partie d’une résurgence plus large de l’abstraction monochrome typique des œuvres d’artistes comme Agnes Martin (1912-2004), Robert Ryman (1930-2019) ou Piero Manzoni (1933-1963), parmi d’autres.
Au milieu des années 1960, Nakamura réalise deux commandes publiques : une sculpture pour l’aéroport international Pearson de Toronto installée au début de 1964, et une peinture pour l’assemblée législative de l’Ontario à Queen’s Park en 1968. Les deux œuvres sont de tailles exceptionnellement imposantes. Galaxies, un clin d’œil aux débuts de l’aviation, est remarquable pour deux raisons. D’une part, la sculpture de Nakamura rappelle l’avion des frères Wright et souligne son intérêt croissant pour la science et les formes géométriques. D’autre part, l’installation de l’œuvre provoque un tollé en raison de l’ampleur des fonds public dépensés pour son acquisition et sa réalisation. Le Globe and Mail de Toronto annonce que « Airport Art Will Cost $150,000 [L’art de l’aéroport coûtera 150 000 $] » et le Toronto Daily Star proclame « Now YOU Are Canada’s Biggest Art Patron [VOUS êtes maintenant le plus grand mécène du Canada] ». Aucun des deux articles ne se plaint de l’œuvre commandée. Un comité où figurent les directeurs du Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM), du Musée des beaux-arts de Toronto [aujourd’hui le Musée des beaux-arts de l’Ontario (MBAO)] et du Musée des beaux-arts du Canada (MBAC) a fait les sélections finales, et la qualité de toutes les œuvres réalisées pour l’aéroport est remarquable. Deux horizons, 1968, la toile commandée pour Queen’s Park, est installée sans controverse.
Tout au long des années 1960, Nakamura consacre du temps comme bénévole pour le Japanese Canadian Cultural Centre, comme conseiller avant l’achèvement du bâtiment en 1963 et, par la suite, à divers titres. Les raisons pour lesquelles Nakamura s’immerge tout à coup dans la communauté japonaise de Toronto ne sont pas claires. Son frère Mikio, qui a été président du centre pendant un certain temps, l’a peut-être encouragé. Il est également possible que la communauté lui ait tendu la main en raison de son succès artistique. Peut-être a-t-il le sentiment de devoir quelque chose aux autres Canadiens japonais. À cette époque, il est certainement l’une de leurs vedettes culturelles – du moins jusqu’à ce qu’il déclare dans une entrevue parue dans Tora en 1972, qu’à cause des mariages mixtes « le sang japonais – et la tradition japonaise – disparaîtront ».
Nakamura se marie en 1967, à l’âge de quarante ans. Avec sa femme, Lillian Yuriko Kobayakawa, ils auront deux enfants, une fille née en 1968 et un fils né en 1975. De l’avis général, Lillian devient la pierre angulaire de la vie de Nakamura. Elle lui offre une plus grande tranquillité d’esprit, lui permettant ainsi de se concentrer sur sa passion croissante pour la géométrie et les mathématiques.
À la fin des années 1960 et dans les années 1970, la carrière de Nakamura est fermement établie. Les formes géométriques et les grilles, comme dans Geometric Suspension (Suspension géométrique), 1969, constituent une progression naturelle dans l’évolution de son art, un point qu’il illustre explicitement dans Spatial Concept, Evolution (Concept spatial, évolution), 1970. Ensuite, deux expositions rétrospectives sont présentées en son honneur. La première a lieu à la Hart House de l’Université de Toronto en 1970. La deuxième rétrospective majeure de son œuvre a lieu à peine quatre ans plus tard à la Robert McLaughlin Gallery. Dans le catalogue de cette exposition, Nakamura publie, en dehors des entrevues, sa première et seule déclaration majeure à propos de son travail :
L’analyse de l’art est aussi complexe que l’analyse scientifique de la structure universelle et de l’évolution, celles-ci étant fondées sur une certaine logique et un certain ordre.
L’art n’est pas qu’une vision émotionnelle mais plutôt une conception que l’humain se fait de son environnement et de ses pensées et auxquels il s’assimile.
Dans l’histoire de l’art, toute civilisation, ainsi que sa période de développement, doit être relative au concept scientifique et philosophique universel de son époque (ou le concept scientifique et philosophique peut se rapporter à l’art).
Chaque phase de développement et chaque facette de la science doit produire une forme d’art.
Nakamura expose là le modus operandi de son œuvre à venir. Il en avait préparé le terrain au cours des années précédentes, mais c’est à partir de 1974 qu’il entreprend véritablement son parcours.
De la peinture à numéros ou des nombres pour peindre
Les œuvres de la série Number Structure (Structure numérique) constituent, dans l’esprit de Kazuo Nakamura, son corpus d’œuvres le plus important, l’aboutissement de sa carrière. Elles impliquent de calculer méticuleusement et de tracer sur le papier et sur la toile des séquences numériques dans une variété de grilles. C’est la capacité qu’ont les nombres et les séquences à décrire des modèles universels dans la nature – par exemple le taux de croissance de la population de lapins, la disposition des écailles sur une pomme de pin ou les pétales d’une marguerite – qui attire Nakamura et, dans sa série Structure numérique, il peint ou écrit une variété de ces nombres et séquences, notamment la suite de Fibonacci, le triangle de Pascal, la suite de Catalan et les fractales.
Malheureusement, ces œuvres déroutent de nombreux collectionneurs qui associent toujours Nakamura aux peintures qu’il a réalisées avec le Groupe des Onze. Pourtant, il soutient que les motifs et les thèmes qu’il explore dans la série Suite numérique sont au cœur de toutes ses œuvres antérieures.
Durant la décennie qui suit la rétrospective de la Robert McLaughlin Gallery, Nakamura se retire de la scène artistique pour se concentrer sur ses tableaux numériques. Puis, en 1984, Il expose enfin ces œuvres lors d’une grande exposition à la Moore Gallery de Hamilton. Ensuite, comme l’admet le marchand d’art Christopher Cutts, Nakamura cesse presqu’entièrement de soumettre de nouvelles pièces aux expositions. On lui reproche alors de devenir une sorte d’ermite, ce à quoi il répond : « Je ne suis pas vraiment un reclus, je n’aime tout simplement pas le bavardage. »
Au milieu des années 1980, Nakamura commence enfin à exprimer certaines des suites numériques ou des régularités qu’il a consignées sur des rames de papier quadrillé. Dans une entrevue de 1993, il déclare : « J’ai toujours été intéressé par les structures internes, la loi de l’ordre qui règne dans tout. […] Mais c’est maintenant que je fais mon travail le plus important. » De temps en temps, il compose une œuvre figurative, généralement un paysage – Reflections (Reflets), 1983, et Untitled (Sans titre), 1986, par exemple – car ces tableaux se vendent toujours bien. Ils rappellent aussi les manifestations visuelles générées par les régularités numériques. Comme il le dit lui-même : « Ça demande de l’énergie de réaliser une toile abstraite. De temps en temps, je peins des paysages, pour faire ce qu’il y a à la surface. »
En 1986, Nakamura retourne à Tashme pour la première fois depuis la guerre. Avec Lillian, il visite Vancouver et Expo 86, puis, avec le frère de Lillian, il se rend à Hope pour revoir « l’ancien camp », comme Lillian y réfère dans une lettre à l’artiste Brian Grison. Il n’existe aucune trace de la réaction de Nakamura à cette visite, sinon un croquis du camp de cette époque, qu’il dessine soit pendant la visite, soit quelque temps avant la réunion du cinquantième anniversaire qui se tient à Toronto en 1992.
Nakamura aurait pu tomber dans l’oubli collectif, par sa faible participation aux événements et le manque d’enthousiasme de son marchand d’art, Jerrold Morris, à l’égard des œuvres de la série Structure numérique. Cependant, en 1987, l’artiste rencontre Christopher Cutts, qui se montre très intéressé par cette série sur les nombres. Cutts passe beaucoup de temps avec Nakamura, qui apprécie manifestement cet intérêt et lui explique son projet. De ces conversations résulte l’un des textes les plus accessibles et précis, décrivant les différentes séquences et leur logique dans l’œuvre de Nakamura. Cutts devient alors le nouveau marchand de Nakamura qui veillera à ce qu’il reste dans la sphère publique.
Dans les années qui suivent, Nakamura poursuit son travail sur les nombres tout en encourageant son équipe de baseball favorite, les Blue Jays de Toronto. En 1993, Il vend deux dessins, Vertical Lines (Lignes verticales), 1953, et Evening No. 2 (Soir no 2), 1964, au British Museum en même temps qu’il est nommé membre honoraire de l’Ontario College of Art and Design (aujourd’hui, l’Université de l’ÉADO). À la fin des années 1990, Nakamura commence à présenter des symptômes de sclérose latérale amyotrophique (SLA), ou maladie de Lou Gehrig, et finit par ne plus pouvoir dessiner. Sa santé se détériore rapidement au moment même où son travail obtient à nouveau une reconnaissance nationale. Il meurt le 9 avril 2002, à l’âge de soixante-quinze ans.
Nakamura vit cependant assez longtemps pour assister à deux autres expositions importantes de son œuvre. En 2001, la galerie Gendai du Japanese Canadian Cultural Centre organise une exposition d’œuvres qui ont rarement été montrées, celles qu’il a réalisées à Tashme. La même année, la Robert McLaughlin Gallery monte une grande rétrospective qui fait le tour du pays, de l’Île-du-Prince-Édouard en passant par la Saskatchewan. Nakamura est également au parfum du projet du Musée des beaux-arts de l’Ontario (MBAO), à Toronto, qui prévoit une grande exposition de ses œuvres. En 2004, l’institution lui rend hommage et lui consacre en effet une rétrospective intitulée Kazuo Nakamura: A Human Measure (Kazuo Nakamura : une mesure humaine). Ces trois expositions constituent un hommage digne de la vie de l’une des grandes figures de l’art moderne au Canada.