Pendant sa formation d’apprenti auprès du maître-sculpteur Naka’pankam (Mungo Martin), Bill Reid commence à saisir le caractère visuel complexe de l’art haïda. Il en tire une forme d’art qui correspond à l’esprit du temps des traditions artistiques de la côte du Nord-Ouest de l’après-guerre. Du début des années 1950 à la fin des années 1960, alors qu’il est enfin reconnu à sa juste valeur, Reid apprend ce que veut dire être un artiste haïda. Son travail créatif se diversifie pour englober une vaste gamme de matériaux, d’outils et de techniques. Même s’il expérimente en créant des œuvres sur papier, il se voit plutôt comme un orfèvre, un joaillier et un sculpteur. Chacun de ses projets s’appuie sur des relations avec d’autres créateurs, spécialistes ou professionnels du monde de l’art, ou en résulte. La façon dont Reid a envisagé la création et la qualité des relations qu’il a entretenues dans sa pratique permettent de comprendre sa vision.
Savoir visuel haïda et zones de contact
Bill Reid grandit dans le monde occidental, loin de la culture haïda et de ses façons de voir et de faire traditionnelles. Lorsqu’il entre en contact plus étroit avec la branche haïda de son arbre généalogique, il commence à comprendre sa position entre deux cultures. Tout au long de sa vie, il transforme cet entre-deux à son avantage. Alliant compétence et intelligence, il devient un intermédiaire essentiel dans l’exposition de deux concepts distincts, mais néanmoins liés : le savoir visuel haïda et les zones de contact.
Le savoir visuel, à l’instar de la médecine, de la chasse, de l’art de conter ou de l’architecture, est une forme d’intelligence apprise, exercée et raffinée avec le temps. Son but est de conserver les souvenirs et la connaissance locale transmis par la famille et par la communauté. Comprendre le territoire, ses animaux, ses poissons, ses eaux et ses rochers procure des enseignements déterminants pour les valeurs traditionnelles et les façons de savoir et de voir. Le savoir visuel est un outil appliqué par les chasseurs, les chefs spirituels, les astronomes et les conteurs. Le don des artistes est toutefois de visualiser par la réflexion, d’étudier la logique visuelle de leur culture pour ensuite créer un monde à partir de celle-ci. Ce savoir est essentiel à la façon de voir des Haïdas. Une œuvre comme Raven Rattle (Hochet corbeau), v.1850, incarne donc le savoir visuel distinct des Haïdas sur l’animal.
Les zones de contact, par ailleurs, sont une condition mitoyenne. La spécialiste de la littérature Mary Louise Pratt les définit comme des « espaces sociaux où les cultures se rencontrent, se heurtent et se confrontent, souvent dans des contextes de relations de pouvoir très asymétriques ». En raison de sa généalogie mixte, Reid réalise des œuvres qui reflètent les dynamiques complexes de cet état. À bien des égards, une zone de contact réside en lui.
Au dix-neuvième siècle, Haida Gwaii incarne une autre sorte de zone de contact. La traite de la fourrure maritime y apporte une nouvelle richesse et de nouvelles technologies. Par conséquent, l’iconographie traditionnelle du savoir visuel haïda s’en trouve changée. À titre d’exemples, des sculptures en argilite et des bijoux en argent sont créés spécifiquement pour le consommateur européen au même moment où les artistes utilisent de nouveaux motifs pour dépeindre le monde changeant autour d’eux. Les œuvres réalisées en réponse à ces interactions et en raison de celles-ci sont vues comme un point culminant de l’expression culturelle haïda : de nos jours, des musées de partout dans le monde comptent ces œuvres dans leur collection. Des exemples comme Panel Pipe (Pipe-panneau), v.1840, Dagger Handle (Manche de poignard), v.1850-1880, et Figure, v.1850, montrent une maîtrise du matériau rarement vue en histoire de l’art. Pourtant, même si ces œuvres restent non attribuées parce qu’il n’existe aucun registre écrit répertoriant les artistes qui les ont créées, elles font indiscutablement partie de la grande tradition artistique des Haïdas.
Cependant, au début de la carrière de Bill Reid, au milieu du vingtième siècle, une sombre réalité de la zone de contact s’est déjà concrétisée : des maladies européennes, comme la variole, ont décimé les communautés autochtones. Des accords juridiques ayant force exécutoire, tels que les traités Douglas signés avant la Confédération, sont invalidés et remplacés par la Loi sur les Indiens. Des territoires sont annexés et le système de réserves est mis en place, forçant les Autochtones à abandonner leur mode de vie et leur village traditionnels. La religion chrétienne est appliquée légalement et le savoir visuel haïda devient illégal en raison de l’interdiction de tenir des potlatchs. Des enfants sont même retirés de leur communauté pour être placés dans des pensionnats indiens pour, selon les paroles du tout premier chef du gouvernement du Canada, John A. Macdonald, « tuer l’Indien dans l’enfant ». Ces forces coloniales destructrices, parmi tant d’autres, perturbent la santé, le bien-être et la qualité de vie de la Nation haïda. Les relations de pouvoir sont fortement déséquilibrées. Le style et la technique de l’art de Bill Reid doivent être compris comme un produit de cette période de l’histoire.
Les œuvres de Reid sont un reflet des grands artistes haïdas du dix-neuvième siècle qui s’attachent à conférer une sensibilité distinctement moderniste à leur art : ils rompent volontiers avec la tradition en adoptant de nouveaux outils en acier, de nouveaux matériaux, comme l’argent et l’or, et de nouveaux motifs semblables à ceux réalisés par les Européens, et ce, dans le but de créer, au nom de « l’art pour l’art », des pièces à vendre aux marchands de passage. Reid imite l’un des derniers artistes haïdas exceptionnels de cette époque, son arrière-grand-oncle, le maître-sculpteur, orfèvre et artiste Daxhiigang (Charles Edenshaw, 1839-1920). À plusieurs égards, les difficiles études par observation du travail de son aïeul, tel que, par exemple, xiigya (bracelet) [fabriqué d’après Daxhiigang Charles Edenshaw], v.1956, sont destinées à l’acquisition des compétences nécessaires pour reprendre le travail de son maître là où celui-ci l’a laissé. Daxhiigang s’est forgé une réputation pendant cette période exaltante sur le plan créatif, mais assimilationniste sur le plan culturel. Il innove pour adapter sa pratique afin de répondre à la nouvelle réalité de son monde et, dans un effort de conservation, représente les récits haïdas encore plus énergiquement. Comme Bill McLennan le mentionne, Reid voit l’œuvre de son arrière-grand-oncle comme « l’incarnation de l’art de la côte du Nord-Ouest du dix-neuvième siècle ».
L’artiste kwakwaka’wakw Naka’pankam (Mungo Martin), qui a directement constaté la destruction des modes de vie autochtone provoquée par la Loi sur les Indiens, apprend à Reid, qui entreprend sa carrière, l’importance des récits et des chansons comme moyen de se rappeler et de maintenir les traditions. À l’instar des coutumes culturelles des Haïdas, l’art, la danse et les cérémonies des Kwakwaka’wakw ont été bannies jusqu’en 1951. De Naka’pankam, Reid apprend que les récits des Anciens peuvent se trouver dans les outils hérités de ses ancêtres; en travaillant avec ces outils, alors qu’il intègre les formes haïdas à sa propre création, il parvient à mieux comprendre son héritage culturel. Plus encore, sa pratique même, les noms qu’il donne à ses œuvres et les histoires qu’elles transmettent par savoir visuel peuvent représenter l’histoire vivante des Autochtones.
Cette expérience de travail auprès de Naka’pankam inspire Reid à poursuivre son parcours et à comprendre la conception du monde des Haïdas, eux qui soutiennent que le passé est toujours présent dans les traditions orales et le savoir visuel. Que ce soit en racontant les histoires de figures mythologiques importantes, telles que le corbeau (Xhuuya), Nanasimgit ou la mère chien de mer, ou encore en associant des événements précis à un contexte spatial à même le territoire, Reid est éclairé par cette perspective capitale. Avec le temps, il adopte la façon de voir des Haïdas et se met à dépeindre leur savoir visuel. Dans son esprit, ce savoir a disparu ou est en dormance, et il faut lui redonner vie. En reproduisant l’œuvre de maîtres anciens, comme Daxhiigang, et en travaillant auprès de gardiens du savoir, comme Naka’pankam, l’artiste acquiert les compétences, la confiance et la perspective pour réaliser de nouvelles œuvres.
Avec la maturité, Bill Reid découvre la différence entre la production d’œuvres pour des institutions, comme Haida Village (Village haïda), 1958-1962, créée à la demande de l’Université de la Colombie-Britannique, et la production d’œuvres pour la communauté haïda vivante, dont le meilleur exemple est sans aucun doute Loo Taas, 1986. L’art indépendant de l’expérience vécue dans la communauté va à l’encontre des cadres et du savoir autochtones. Reid comprend que l’art est essentiel à la santé de la Nation haïda. Il appelle et génère l’entité vivante et animée de cette culture. La création d’œuvres artistiques, pour un potlatch, notamment, est essentielle pour donner vie à la communauté. Reid sait que son héritage artistique et culturel est indispensable à la pérennité de la société haïda, et que la création artistique est une composante fonctionnelle de la société qui exige la participation de la communauté. Pour les Haïdas, l’art est une pratique relationnelle vivante qui ne peut être traitée comme un objet. Comme ses prédécesseurs, Reid comprend la distinction capitale entre l’art créé pour être vendu dans la zone de contact et l’art créé pour exprimer le savoir visuel unique des Haïdas.
Langage de la ligne figurative
À compter du milieu du vingtième siècle, les collections ethnographiques des musées constituent le principal accès aux objets haïdas pour les universitaires et les artistes (surtout non haïdas) qui étudient l’art et la culture de cette nation. Bill Reid a fait partie de ceux qui ont continué à comprendre l’art haïda de cette manière, tout comme le fait l’artiste et historien de l’art Bill Holm (né en 1925). En effet, Holm analyse le style de la côte du Nord-Ouest en s’appuyant sur trois éléments clés : les lignes figuratives, la forme ovoïde et la forme en U. La première tient dans la large bande, habituellement noire, qui trace le contour des formes principales, se gonflant et s’effilant quand elle est en mouvement. La deuxième, la forme ovoïde, est généralement décrite comme rectangulaire avec des angles arrondis et une partie inférieure concave, bien que l’on trouve des variantes. La dernière, la forme en U, est une demi-forme ovoïde orientée à la verticale. En 1965, Holm résume ses conclusions dans l’ouvrage Northwest Coast Indian Art: An Analysis of Form. Il y élabore un langage fondé sur la ligne figurative qui est largement adopté, et continue de l’être, par les anglophones tant autochtones que non autochtones, comme façon de communiquer les qualités formelles de l’art de la côte du Nord-Ouest.
Parallèlement, Bill Reid poursuit ses propres recherches, étudiant des collections artistiques haïdas et réalisant ses propres œuvres dans un effort pour comprendre la logique derrière la forme haïda. À titre d’exemple, en 1964, il fabrique une boîte en argent avec un couvercle qu’il intitule The Final Exam (L’examen final). Celle-ci s’inspire d’un coffret de bois cintré qui a ensuite été présenté dans l’exposition Arts of the Raven: Masterworks by the Northwest Coast Indian (Arts du Corbeau : chefs-d’œuvre des Indiens de la côte du Nord-Ouest) organisée par Reid, Wilson Duff (1925-1976) et Bill Holm en 1967 au Musée des beaux-arts de Vancouver. À l’époque, l’artiste rédige le texte « The Art – An Appreciation », dans lequel il réfléchit aux règles et aux conventions de l’art de la côte du Nord-Ouest, faisant remarquer que ses lignes fluides tournent sur elles-mêmes pour produire une tension. Il écrit : « Là où la forme touche la forme, la ligne est comprimée et la tension atteint presque son point de rupture avant d’être libérée dans une autre large courbe fluide. […] Tout est confiné et contrôlé, et pourtant, il semble toujours y avoir un effort d’évasion. » Il observe également que la puissance dynamique des œuvres de la côte du Nord-Ouest vient des grands artistes qui parviennent à développer habilement leur expression individuelle conjointement avec cette discipline rigide. Pendant les années 1970, Bill Reid crée des sérigraphies, comme Children of the Raven (Enfants du corbeau), 1977, où il explore davantage le langage de la ligne figurative.
En 1975, l’anthropologue américain Edmund « Ted » Carpenter invite Reid à cosigner l’ouvrage Form and Freedom: A Dialogue on Northwest Coast Indian Art. Dans ces pages, on trouve des conversations entre Holm et Reid sur plus d’une centaine d’objets artistiques de la côte du Nord-Ouest, notamment des œuvres importantes telles que Frontlet to a Headdress Representing a Thunderbird (Ornement frontal d’une coiffe représentant un oiseau-tonnerre), v.1875-1880, Headdress with Body Representing a Wolf (Coiffe et corps représentant un loup), v.1930, et Ceremonial Dance Curtain [Thliitsapilthim] (Rideau de danse cérémonielle [Thliitsapilthim]), v.1880-1895. Reid apprécie les complexités et les différences de ces formes. Les deux hommes, ayant appris le langage de ces objets, proposent de nouvelles interprétations. Ils commencent à voir que, par l’entremise de leur créateur, les objets « prennent vie en soi ». Ils s’imaginent que les objets peuvent prendre vie, mais, de surcroît, Reid insiste sur le fait que les objets sont vivants.
À cette époque, Bill Reid est aussi en contact avec l’anthropologue et théoricien du structuralisme Claude Lévi-Strauss, dont les écrits mettent en lumière la relation entre le mythe et l’art visuel. La réflexion de Reid et Holm sur les œuvres d’art est sans doute influencée par Lévi-Strauss qui croit que « les masques ne peuvent s’interpréter en eux-mêmes et par eux-mêmes comme des objets séparés ». Il affirme que les récits et les mythes font partie d’un système plus grand, ce que les Haïdas ont toujours cru. Reid et Holm cherchent une interprétation qui mène à une discussion plus approfondie sur les objets artistiques de la côte du Nord-Ouest qu’ils examinent. Les théories de Lévi-Straus les encouragent à aller au-delà des éléments formalistes et purement visuels afin de tenir également compte de la manière dont les objets sont liés aux systèmes de mythes et aux récits haïdas.
Il ne faut toutefois pas perdre de vue le fait que la compréhension qu’a Bill Reid de ces éléments est antérieure et remonte aux histoires qu’il a apprises de Henry Young (v.1871-1968) et de Henry Moody (v.1871-1945). Alors que la carrière de Reid progresse, l’approche haïda de la création – qui veut que des récits préexistants soient associés à l’héritage de droits et de privilèges liés à des emblèmes précis – demeure essentielle. L’artiste réitère cette approche de plusieurs façons au fil du temps, en l’honorant et la transformant, rendant ainsi hommage à ses origines ancestrales tout en promouvant un présent contemporain et créatif.
Gravé profondément et bien fait
Bill Reid utilise souvent les expressions « gravé profondément » et « bien fait » pour décrire l’art haïda qui l’inspire. Lorsqu’il se rend à Skidegate en 1954, il a l’occasion de tenir et d’examiner deux bracelets fabriqués à la fin du dix-neuvième siècle par son arrière-grand-oncle Daxhiigang (Charles Edenshaw). Plus tard, il relate comment ces œuvres l’ont profondément marqué en disant qu’elles étaient « vraiment gravées profondément ». Doris Shadbolt (1918-2003) développe cette idée, affirmant que les bracelets de Daxhiigang montrent « le principe de l’énergie fermement confinée qui sous-tend l’art haïda » et que le « motif doit porter la charge qui donne vie aux images en tant que forme, leur attribuant donc une signification, et leur permettant, en somme, d’être profondément gravés dans notre conscience ». Plus tard, Reid se souvient que, après cette expérience, « le monde n’était plus vraiment le même ».
Bien que l’expression « gravé profondément » puisse faire référence à des lignes gravées littéralement à la surface d’une pièce travaillée, chez Reid, elle revêt une signification plus métaphorique qui se rapproche davantage de ce que Shadbolt décrit. En effet, l’artiste y voit le lien profond qu’une œuvre a en commun avec les modes de fabrication et de vie des Haïdas. Cette sensibilité s’intègre à sa conscience et se met à façonner tous les aspects de sa vie. « Gravé profondément » en vient à être compris comme une incarnation physique des valeurs haïdas traditionnelles : soin, formalité, stabilité et humanité. Pour Reid, une œuvre gravée profondément est une œuvre bien faite qui reflète l’esprit vivant du savoir visuel des Haïdas.
Dans les dernières années de sa vie, l’artiste se rappelle avec intensité ses premières œuvres timides et se met à les voir en lien avec les valeurs haïdas. Orfèvre dans l’âme, il exige que ses œuvres de grande envergure possèdent les mêmes qualités de surface que ses bijoux raffinés. Sa profonde admiration pour Daxhiigang et le talent artistique haïda du dix-neuvième siècle l’incite, dans son propre travail, à revenir « vers les grands jours du passé ». Le bureau de son atelier devient « un site extraordinaire d’alchimie culturelle ». Au-delà du lien avec ses ancêtres, l’artiste comprend également que son travail n’est pas uniquement destiné aux yeux humains, mais que les « dieux voient partout ». La notion voulant qu’on adapte une forme pour privilégier uniquement l’angle humain va à l’encontre de la cosmologie haïda, laquelle cultive une conscience envers ce qui est omniprésent, c’est-à-dire les habitants surnaturels du monde. Cette idéologie contraste vivement avec une grande partie de l’art des années 1970-1980 qui fait l’expérience de matériaux et met à l’épreuve les conventions de la beauté esthétique, tout en étant centrée fermement sur la perception humaine.
Aux yeux de Reid, les artistes exceptionnels réalisent des œuvres à la fois traditionnelles et innovantes qui sont de haute qualité, ou bien faites. Il s’agit d’une distinction importante, car, dans la langue haïda, il n’y a pas de mot pour « art », mais il est toutefois possible de décrire quelque chose comme étant « bien fait ». L’objectif fondamental au cœur de la pratique de Reid est, comme il le dit, de réaliser un « objet bien fait n’ayant d’égal que la joie de le fabriquer ». Pour l’artiste, la joie vient de la célébration des qualités magiques des matériaux avec lesquels il travaille, de l’utilisation innovante des outils qui le relient à ses ancêtres et de l’expression des récits honorant le passé et enrichissant le présent. Les objets gravés profondément et bien faits témoignent de tout cela. Pour Reid, ils soulignent une façon de voir haïda impossible à traduire, mais qu’il est convenu d’appeler en français l’« art ».
Modèle de formation d’apprenti
Dans le monde de l’art occidental, il existe un modèle de formation d’apprenti élaboré au Moyen-Âge où un maître artisan emploie une personne inexpérimentée sous forme de main-d’œuvre, tout en lui fournissant la nourriture, le logement et une formation technique d’artisanat. Dans la culture haïda, la formation d’apprenti est différente, car elle se fonde sur la filiation ou les dons des êtres surnaturels. Une jeune personne qui semble avoir des affinités pour une forme d’art travaille aux côtés d’un oncle ou d’une autre personne de sa lignée qui maîtrise cet art. Elle peut ainsi acquérir le savoir visuel, les compétences et les façons de faire nécessaires pour éventuellement remplir le rôle culturel du maître. Aujourd’hui, la formation d’apprenti peut dévier de la tradition, mais la pratique existe toujours.
La généalogie est extrêmement importante pour la formation d’apprenti des Haïdas, car le contenu véhiculé par la forme artistique et le droit de l’exprimer appartiennent aux lignées ancestrales qui le transmettent. Toutefois, à l’époque de Bill Reid, les artistes haïdas sont confrontés aux effets dévastateurs du colonialisme, qui nuit en grande partie à la transmission du savoir culturel. Pour l’artiste, une des façons de surmonter cette rupture consiste à reproduire les œuvres réalisées par son arrière-grand-oncle, Daxhiigang (Charles Edenshaw), telles que des bracelets, des plats et des broches, afin d’apprendre ce qu’on aurait pu lui enseigner s’il avait grandi auprès de sa famille maternelle. On peut voir cela comme une forme de formation d’apprenti in absentia : apprendre comment le maître fabriquait des objets en tentant de les faire soi-même. Cependant, le rapport humain direct est absent de ce processus.
Heureusement, il existe une volonté de transmettre le savoir entre les Premières Nations, et Reid peut suivre une formation d’apprenti auprès d’artistes vivants. Dans les années cinquante, il commence à travailler aux côtés de créateurs de la côte du Nord-Ouest tels que Naka’pankam (Mungo Martin) et Henry Hunt (1923-1985), dont les approches de la création artistique l’exposent à des pratiques culturelles en direct. Naka’pankam, dont le nom veut dire « dix fois chef du potlatch », est un maître-sculpteur, concepteur, chanteur et compositeur distingué, élevé dans la tradition du potlatch de la culture kwakwaka’wakw. En 1957, Reid a l’occasion de sculpter une partie d’un mât, au British Columbia Provincial Museum (aujourd’hui le Musée royal de la Colombie-Britannique) à Victoria, sous la direction du grand maître lui-même, et ce, pendant deux semaines. Même si cette période est relativement courte, elle permet à l’artiste de goûter à la qualité étroitement liée à la production culturelle intacte des traditions de la côte du Nord-Ouest. À titre d’exemple, Naka’pankam « chante pendant qu’il sculpte ». Pour Reid, qui croit en « une profonde unité de l’ensemble des arts, où la musique occupe le centre », ce chant est impressionnant et significatif.
De 1958 à 1962, Reid travaille avec un autre sculpteur kwakwaka’wakw, Doug Cranmer (1927-2006), son « homme de l’autre côté ». Les deux artistes sculptent et construisent le Haïda Village (Village haïda), 1958-1962. Cranmer a appris « tout ce qu’il sait » de Naka’pankam, qui lui a montré comment concevoir et sculpter sans rien dire. Pendant les trois années et demie où Reid et Cranmer sont à l’œuvre ensemble, chacun apporte ses compétences individuelles à l’élaboration d’une approche de travail. Le premier étant responsable du projet, il sculpte les mâts du côté droit pendant que le second s’occupe de la gauche, suivant ce que Reid fait « comme une machine ». « L’homme de l’autre côté » doit réfréner « ses propres impulsions créatives dans l’intérêt du projet ».
Tout en travaillant sur ces projets de sculpture de grande envergure, Bill Reid continue de réaliser des bijoux. Quand sa réputation artistique s’épanouit, de jeunes sculpteurs et orfèvres travaillent et apprennent sous sa gouverne. À titre d’exemple, le sculpteur haïda Robert Davidson (Guud San Glans, né en 1946) commence à travailler avec lui en 1966, à l’âge de vingt ans, et demeure son apprenti pendant dix-huit mois. En plus de lui enseigner des compétences techniques, Reid explique à Davidson ce qu’il peut faire à titre d’artiste haïda dans le monde de l’art commercial. Il lui présente également Wilson Duff et Bill Holm, favorisant des relations professionnelles qui perdureront dans le temps.
Au milieu des années 1970, alors que sa renommée ne cesse de croître dans le monde de l’art, Bill Reid entreprend une longue période de travail intensif sur des commandes à grande échelle et sur des projets communautaires. À la même époque, la maladie de Parkinson dont il est atteint progresse, et l’artiste est de moins en moins capable de produire de ses propres mains. Il a toutefois plusieurs projets ambitieux à gérer simultanément. Il adopte alors un rôle qui s’apparente davantage à celui d’un « chef qui dirige un orchestre ». Il cherche des praticiens qualifiés, haïdas et non haïdas, avec lesquels il a des affinités, pour contribuer à toutes les facettes de ses projets. Il est dorénavant lui-même en position d’un maître qui enseigne à de jeunes apprentis. À partir de The Raven and the First Men (Le corbeau et les premiers hommes), 1980, et jusqu’à Loo Taas, 1986, il forme plusieurs sculpteurs dont il a besoin. Ceux-ci comprennent les artistes haïdas Guujaaw (né en 1953), Jim Hart (7idansuu, né en 1952), Robert et Reg Davidson (né en 1954) et Don Yeomans (né en 1958), de même que des artistes non autochtones comme George Rammell (né en 1952), lequel travaille pour Reid sur quatorze projets de sculptures de 1979 à 1990.
Dans la collectivité au sens large, la pratique de Bill Reid a un important effet d’entraînement sur les occasions et le travail offerts aux jeunes artistes, surtout ceux d’origine haïda. L’artiste s’inspire grandement de l’idée de redonner à la communauté haïda, mais il conçoit aussi l’art dans son rapport à la vie. Pendant plusieurs décennies, il est ami avec des muséologues et des ethnographes qui récupèrent souvent des objets anciens, désuets ou confisqués pour les garder entre les murs des institutions. Inversement, Reid considère plutôt l’art comme étant vivant, surtout parce qu’il travaille en compagnie de nombreux artistes. Loo Taas, le canot monumental construit à Skidegate, est un projet qui met en lumière sa vision. Dans une ère de pratique artistique engagée socialement, Bill Reid montre au monde que l’art haïda est toujours participatif.
Outils et méthodes
Au cours de sa carrière, Bill Reid développe une relation sophistiquée avec ses outils, et ses idées à leur sujet aident à comprendre ses méthodologies et ses croyances. Il possède certains des instruments fabriqués et utilisés par son arrière-grand-oncle Daxhiigang (Charles Edenshaw), notamment son outil pour graver qui date d’environ 1880. Pour l’artiste, ces objets ont non seulement amassé de l’histoire et contiennent un savoir, mais ils incarnent également l’esprit de l’Ancien. La lame ou le manche peuvent avoir été remplacés, mais jamais les deux en même temps, puisque cela aurait pour conséquence de « perdre ce que l’outil connaît, soit son potentiel pour continuer à travailler, fort de son passé accumulé ».
Des outils nouvellement fabriqués, une fois approuvés, sont initiés grâce à la Cérémonie du premier copeau, un rituel effectué en présence de l’équipe de Reid. Les assistants de l’atelier et les principaux sculpteurs doivent entretenir chaque instrument et le garder affûté, reflétant ainsi l’intelligence et l’amour-propre du sculpteur. L’idée veut que « les esprits les plus vifs gardent les outils les plus affûtés ». Par contre, « les outils mal aiguisés, comme les personnes ternes, sont considérés comme une perte de temps ». Le préféré de Reid est l’herminette coudée, que lui a fait connaître Naka’pankam (Mungo Martin) dans les années 1950. Dans la décennie suivante, l’artiste travaille avec un métallurgiste pour adapter l’outil à sa propre pratique, conservant le même style de lame, mais modifiant la fonctionnalité du manche afin de pouvoir exécuter le travail minutieux que requière l’orfèvrerie ».
Bill Reid utilise les outils et la tradition de manière créative : ses méthodes « jouent avec la frontière entre l’art haïda et l’art non haïda ». Aux yeux de George Rammell, il est à la fois un orfèvre et un « façonneur de culture ». Tout en travaillant avec lui, Rammell remarque que les sculpteurs poussent ou frappent généralement les outils d’origine européenne en les éloignant d’eux; alors que la plupart des outils de la côte du Nord-Ouest mettent l’accent sur un mouvement vers l’arrière et demandent aux sculpteurs de tirer l’outil vers eux, un peu comme les rabots à main utilisés par les artisans japonais. Rammel écrit : « Selon Bill, c’est un mouvement (atypique chez les Européens) qui offre une meilleure réaction et plus d’intimité non seulement pour sculpter, mais aussi pour faire l’amour. Après avoir soigneusement réparé les outils de Bill, j’obtenais enfin une révélation qui s’appliquait à ma qualité de vie ». Ici, un réseau de relations est révélé : la façon dont on aborde la fabrication doit faire partie intégrante et être en harmonie avec la façon dont on aborde chaque facette de la vie.
Traditionnellement, les artistes haïdas travaillent leurs œuvres à l’horizontale, comme les mâts, qui sont au bout du compte élevé en position verticale. Reid utilise également cette méthode pour réaliser ses pièces à grande échelle. Par exemple, il procède de cette façon pour Skaana—Killer Whale, Chief of the Undersea World (Skaana, l’épaulard, chef du monde sous-marin), 1984, le travail au sol lui donnant un meilleur accès à la pièce. Il peut également faire pivoter celle-ci et l’approcher selon différentes orientations. Une fois le prototype en plâtre terminé, l’œuvre est placée dans sa position verticale et, dans le respect des méthodes européennes habituelles, est entourée d’échafaudages afin d’y apporter les raffinements nécessaires.
De nos jours, les artistes haïdas utilisent toujours activement des matériaux locaux comme le cèdre et l’argilite. La plus jeune génération fait, quant à elle, l’expérience de nouveaux matériaux comme le papier, la toile, le verre et le textile, qui coûtent moins cher et durent longtemps. Bill Reid demeure sans pareil dans le monde de l’orfèvrerie. Paradoxalement, c’est aussi lui qui a ouvert la voie aux impressionnants projets de grande envergure qui sont devenus si courants dans l’expression haïda contemporaine.