À l’âge de vingt-trois ans, Bill Reid entame une démarche à long terme pour apprendre ce que signifie vraiment être Haïda. Il a été privé de l’expérience fondamentale de grandir comme tel ou de vivre dans le village de Skidegate pendant sa petite enfance. Incapable d’apprendre la langue, il a d’abord du mal à s’identifier à cette communauté. Même si le degré de réussite de sa quête d’identité demeure un sujet de discussions critiques, son apport à l’art et à la culture de la côte du Nord-Ouest de même qu’aux enjeux environnementaux et sociaux liés à Haida Gwaii démontre sa remarquable capacité à exploiter son privilège d’étranger. Cet apport est important et devrait être souligné lorsqu’il est aujourd’hui question de son héritage.
La politique canadienne et les dynamiques culturelles
Pour comprendre l’art de Bill Reid, il est essentiel de tenir compte des dynamiques politiques et culturelles en place au début de sa carrière, c’est-à-dire à la fin des années 1940. Les connaissances et les modes de vie intergénérationnels des Autochtones sont alors presque complètement détruits en raison de la colonisation, à commencer par la mise en œuvre de la draconienne Loi sur les Indiens. Le gouvernement colonial et ses politiques législatives ont un effet direct sur la mère de Reid, Sophie Gladstone. Celle-ci survit au système des pensionnats indiens, après avoir été envoyée pendant une année complète, à l’âge de dix ans, dans un établissement dirigé par des méthodistes à Coqualeetza en Colombie-Britannique. Là-bas, on interdit aux élèves de parler leur langue autochtone. De plus, Gladstone est endoctrinée à des croyances chrétiennes et on lui enseigne des habiletés comme la couture afin de lui permettre d’être assimilée à la société eurocanadienne. Ajoutant à cette honte, son mariage à un homme non autochtone signifie que, même si elle peut théoriquement conserver son identité haïda, son statut d’« Indienne » est légalement révoqué. Par extension, elle perd donc son droit automatique de vivre dans son village natal. Par conséquent, Reid n’apprend pas la langue et la culture haïdas de sa mère, laquelle choisit d’ignorer ou de dissimuler son côté haïda, croyant qu’être « indienne » n’apporterait aucun avantage à ses enfants. Elle a plutôt fait preuve de détermination, d’inventivité et de fierté, des qualités qui allaient assurément avoir un effet positif sur son fils.
En prenant conscience des dynamiques colonialistes et de l’histoire, Bill Reid prend la mesure de la tragédie qui s’est abattue sur sa mère et son peuple. L’interdiction de tenir des potlatchs constitue une attaque en règle contre sa culture maternelle. Le potlatch est une cérémonie essentielle aux pratiques créatives et à l’intégrité de la culture au sein des Haïdas et des autres nations de la côte du Nord-Ouest. Toutefois, au même moment où cette interdiction bannit pratiquement le talent artistique autochtone, d’autres initiatives colonialistes cherchent à promouvoir l’artisanat autochtone, avec des visées capitalistes et d’assimilation. À titre d’exemple, la British Columbia Indian Arts and Welfare Society (BCIAWS) travaille en collaboration avec le système des pensionnats indiens et les églises pour encourager les élèves à produire de l’artisanat de style autochtone d’une manière indépendante de leur culture traditionnelle. Des priorités contradictoires sont en jeu. Ainsi, comme le fait remarquer Scott Watson, les pensionnats et externats indiens, qui ont pour « mandat d’assimiler les enfants autochtones aux classes ouvrières du Canada et de faire disparaître la culture, la langue et les revendications territoriales des Autochtones, font [aussi] la promotion de l’artisanat autochtone ». Même si Bill Reid n’est pas éduqué dans ce système, il reproduit plus tard des motifs d’Alice Ravenhill, la leader de BCIAWS, pour produire ses premiers bijoux, tels que Pendant/Brooch (Pendentif/Broche avec motif de femme sur la lune), v.1954.
En 1948, la BCIAWS et le British Columbia Provincial Museum (aujourd’hui le Musée royal de la Colombie-Britannique) à Victoria tiennent un congrès à l’Université de la Colombie-Britannique pendant lequel une séance est consacrée aux arts et à l’artisanat autochtones. Ellen Neel (1916-1966), une artiste, sculptrice sur bois et entrepreneuse kwakwaka’wakw, lance alors un cri du cœur à l’assemblée d’anthropologues, de fonctionnaires, de chefs religieux et de groupes autochtones pour la levée de l’interdiction de tenir des potlatchs. Elle déclare que l’art autochtone est un « art vivant » et que « la production d’art est si étroitement liée aux offrandes du potlatch que, sans celui-ci, l’art s’atrophiera et mourra ». Elle plaide en faveur d’une réforme, s’exclamant que, « [s]i l’art de mon peuple doit prendre la place qui lui revient à côté du reste de l’art canadien, il doit être un moyen d’expression vivant. Nous, les artistes indiens, devons être autorisés à créer! »
Même si la marchandisation de l’art et de l’artisanat continue d’être vue comme un moyen potentiel pour les peuples autochtones de générer des revenus, un amendement à la Loi sur les Indiens, en 1951, lève l’interdiction de tenir des potlatchs. Les cérémonies traditionnelles et l’expression artistique peuvent reprendre. À ce moment, Reid a trente-et-un ans et est un artiste émergent. Avec le temps, sa position unique de brillant orateur, d’artiste et d’activiste d’ascendance mixte joue un rôle essentiel dans la mise en évidence de la pertinence de l’art de la côte du Nord-Ouest, et ce, d’une manière audible et visible tant pour les Autochtones que les non-Autochtones.
Le paradoxe de la conservation et de la pérennité
À la fin de la vingtaine, alors qu’il vit à Toronto, Bill Reid fait, tout à fait par hasard, une remarquable découverte qui change le cours de sa vie. Pendant une visite au Musée royal de l’Ontario (MRO) à Toronto, il voit un mât totémique provenant du village de sa grand-mère. La mère de Reid, Sophie Gladstone, est née au sein des Kaadaas gaah Kiiguwaay, le clan Raven-Wolf de T’aanuu, et sa grand-mère, Suudahl (Josephine Ellsworth Gladstone), vient du village ancestral de T’aanuu lui-même. Au début du vingtième siècle, des mâts de ce village sont retirés et envoyés dans des musées; l’ethnologue Marius Barbeau (1883-1969) recueille ainsi l’un de ces mâts qui est ensuite remis au MRO. Reid voit cette œuvre, connue maintenant comme House 16: Strong House Pole (Maison 16 : mât de la solide maison), 1901, lorsqu’il est à la recherche d’inspiration pour ses bijoux. Le mât est situé au centre d’une cage d’escalier : Reid peut ainsi examiner de près les qualités de ce chef-d’œuvre haïda et en voir tous les détails. Il a grandi sur la côte du Nord-Ouest et c’est pourtant à des milliers de kilomètres, à Toronto, qu’il entre en contact étroit avec une œuvre de ses ancêtres. Celle-ci devient une porte d’entrée vers son identité familiale et un objet clé qui oriente sa compréhension de l’œuvre « gravée profondément », un concept qu’il estime intrinsèque aux objets qui constituent une incarnation physique des valeurs haïdas traditionnelles.
L’expérience de Reid au MRO est rendue possible par des efforts anthropologiques qui sont fondamentalement problématiques. La cueillette et la conservation d’œuvres autochtones sont faites avec l’intention de conserver les souvenirs d’un mode de vie menacé, mais le matériel culturel est souvent obtenu ou vendu sous la contrainte, dans une dynamique qui s’apparente au vol. Ces efforts peuvent être critiqués, car ils isolent injustement des peuples autochtones de leur propre culture matérielle. Même si le terme « paradigme du sauvetage » n’est pas encore inventé, la pratique par laquelle les anthropologues et les conservateurs de musée recueillent la culture matérielle des sociétés autochtones afin d’éviter sa destruction est encore courante, même au début de la carrière de Bill Reid.
En 1947, deux anthropologues passionnés, Audrey Hawthorn (1917-2000) et Harry Hawthorn (1910-2006), spécialistes de l’art de la côte du Nord-Ouest, arrivent à l’Université de la Colombie-Britannique. En 1950, Wilson Duff (1925-1976) devient le conservateur en anthropologie au British Columbia Provincial Museum (aujourd’hui le Musée royal de la Colombie-Britannique) à Victoria. Ensemble, ils poursuivent la mode de recueillir et de conserver des mâts. Reid lui-même participe à des voyages pour en recueillir dans des villages haïdas abandonnés : d’abord à T’aanuu et Skedans en 1954, puis à Ninstints (Nans Dins, SGang Gwaay Llnagaay) en 1957. Ces voyages, surtout celui à T’aanuu (T’aanuu Llnagaay), le village de sa grand-mère, touchent profondément l’artiste, car il peut imaginer la splendeur de la vie haïda à une certaine époque. Il voit le « sauvetage » des mâts comme une réussite s’imposant tel un acte de conservation et de pérennité. « Même si la plupart ont été abîmés par les intempéries, écrit-il, les mâts haïdas démontrent un si haut standard de réalisation artistique que leur perte aurait été tragique. »
Reid peut voir à quel point ces mâts sont utiles pour que des sculpteurs contemporains les reproduisent. Pourtant, il n’arrive jamais à oublier la « beauté désolante » des mâts « debout ou couchés dans les ruines des villages abandonnés ». L’attrait de vouloir intégrer les vieilles façons de faire des Haïdas à la vision contemporaine est contradictoire avec le profond respect que l’artiste éprouve envers la sagesse et la beauté évidentes des conditions naturelles ayant initialement donné naissance à la culture haïda.
Vu son ascendance haïda, Reid sent peut-être qu‘il a le droit de participer au retrait des mâts ou, plus encore, qu’il a même une obligation morale de préserver cette partie de son héritage. Ces gestes de conservation sont paradoxaux, car, d’une part, le retrait des mâts est injuste et problématique à plusieurs égards – ils auraient dû être laissés à leur emplacement original, dans le respect de l’intégrité de leur culture, quoique Reid l’ignorait. D’autre part, les collections qui en découlent, telle que celles du Musée royal de la Colombie-Britannique et du Musée d’anthropologie de l’Université de la Colombie-Britannique, sont utilisées aujourd’hui par de nombreuses personnes, dont les Haïdas, pour soutenir l’activité et les connaissances culturelles au lendemain de la colonisation.
En 1952, le British Columbia Provincial Museum engage l’Ancien et artiste kwakwaka’wakw Naka’pankam (Mungo Martin, 1879-1962) pour sculpter de nouveaux mâts. Reid travaille avec lui en 1957. Cette expérience est d’une importance capitale, car Naka’pankam est résolu à contrer l’oubli des anciennes façons de faire et Reid peut constater ce qu’impliquent le souvenir et la mise en œuvre des traditions. Naka’pankam raconte des histoires qu’il met en valeur avec des chansons et, soutenu par Amanda, la fille de Reid, il amorce une série d’échanges de cadeaux fabriqués à la main, rappelant ainsi les cérémonies de potlatch qui font partie intégrante des sociétés de la côte du Nord-Ouest. Pour Reid, l’excellence de Naka’pankam est « projetée comme une conviction intime ».
Après cette expérience, Bill Reid est embauché par l’Université de la Colombie-Britannique, d’abord pour la tâche de restaurer des mâts récupérés. Toutefois, il devient rapidement évident que les conserver dans leurs conditions authentiques, soumises aux intempéries, n’est pas possible. Sculpter des reproductions s’avère plus logique. En temps voulu, Reid et le sculpteur kwakwaka’wakw Doug Cranmer (1927-2006) sont mandatés pour construire le Haida Village (Village haïda), 1958-1962. Tout à coup, Reid lui-même est l’un des sculpteurs contemporains qui reproduisent d’anciens mâts pour les intégrer au présent. Avoir un accès prolongé aux œuvres de maîtres anciens permet à l’artiste de les reproduire directement. Cette expérience est inestimable dans son évolution artistique. Il devient assez habile pour développer ses propres œuvres tout en étant persuadé que ce qu’il fait est authentiquement haïda.
L’art haïda et le musée
Pendant les années 1950, Bill Reid se met à interagir plus directement avec la communauté haïda. En assistant aux funérailles de son grand-père à Skidegate en 1954, il se rend compte directement des effets du colonialisme sur la communauté. À cette époque, il s’inquiète de plus en plus du sort du peuple haïda et est sensible aux répercussions des pertes subies, même s’il a grandi dans des conditions fort différentes. Malgré ses débuts dans un monde eurocanadien et son éducation lui donnant une perspective privilégiée et occidentalisée, il remet en question ces points de vue alors que sa carrière progresse.
Ce monde eurocanadien dans lequel Bill Reid a évolué en est un où les études culturelles autochtones se font dans les musées et les universités. Les « spécialistes » culturels sont des universitaires hautement qualifiés : des historiens et des anthropologues dont les méthodes pour recueillir et conserver le savoir culturel sont appuyées par des gouvernements fondés par des colonies. Plusieurs des personnes qui deviennent les collègues professionnels et les amis de Reid, comme les anthropologues Harry Hawthorn et Wilson Duff, sont de soi-disant spécialistes universitaires. Les liens qu’il forme dans ces milieux institutionnels sont essentiels à sa reconnaissance comme artiste majeur. Il est à la fois impliqué dans les efforts des musées et soutenu par ceux-ci.
En 1954, Hawthorn dirige un « projet de recherche indien » complet qui vise à exposer les problèmes contemporains auxquels sont confrontés les peuples autochtones. The Hawthorn Report, comme on l’appelle, comporte une partie sur le rôle économique de l’artisanat autochtone et se concentre sur le potentiel de la mise en œuvre de programmes éducatifs destinés à améliorer l’efficacité du rendement des « produits [culturels] indiens ». Le rapport explore des stratégies de commercialisation faisant la promotion du bien-être des communautés autochtones par la monétisation de leur art. L’artisanat jugé prometteur est uniquement celui ayant formé « une composante stable des échanges entre Indiens et Blancs depuis le premier contact ». Le rapport démontre que l’insistance permanente du gouvernement colonial à détacher les objets faits à la main de leurs communauté et fonctions cultuelles est ultimement bénéfique à la prospérité des peuples autochtones. On encourage les artistes à créer des œuvres uniquement pour les vendre hors des communautés et leurs pratiques sont considérées comme étant étrangères à leur propre culture.
Dans les décennies qui suivent, la compréhension qu’a la société du rôle de l’art dans les cultures autochtones se développe en même temps que l’œuvre de Reid et celle de nombreux artistes autochtones. Malgré tout ce que le musée offre, Bill Reid prend conscience de la différence fondamentale entre les œuvres produites en réponse aux initiatives institutionnelles et celles ancrées dans les communautés cultuelles habitées. En 1978, il finit de sculpter Skidegate Dogfish Pole (Mât du chien de mer de Skidegate) en l’honneur de sa mère et de la communauté haïda. Il le fait avec les gens de la communauté qui, ensuite, procèdent à l’érection du mât. « Les autres sculptures ont toutes été faites pour l’université et sous la direction des gens des musées; elles étaient donc des pièces de musée avant même leur création, dit-il. Celle-ci aura une légère signification rituelle symbolique, je crois. » Les témoignages de la communauté confirment que la signification de l’œuvre est profonde.
La renaissance et la résistance
En 1956, Bill Reid rédige et enregistre un monologue qui est diffusé à la radio de la CBC. Il y expose son point de vue sur l’« art indien [qui est un] art mort ». Ces artistes, dit-il, qui produisent des objets sous forme traditionnelle, comme Naka’pankam (Mungo Martin) et lui-même, sont des « pratiquants de l’atavisme qui tâtonnent dans les grands moments du passé, ils sont déconnectés par rapport à l’impulsion et au modèle social ayant produit l’art ». (Les pratiquants de l’atavisme sont ceux qui reviennent à quelque chose d’ancien ou d’ancestral dans la façon de penser ou d’être.) Ce propos reflète sa croyance voulant qu’il y ait eu une période « classique » ayant culminé au dix-neuvième siècle, lorsque la culture haïda a atteint l’apogée d’une grande expressivité avant d’être détruite par des impératifs coloniaux.
Bill Reid soutient que les tentatives modernes pour créer un art haïda authentique sont essentiellement impossibles et ont par conséquent besoin de nouveaux paradigmes. Il recommande donc que la seule approche légitime de l’époque actuelle consiste à voir les œuvres d’art, telles que présentées dans les galeries et les expositions, « pour elles-mêmes », pour les qualités universelles de beauté, de force et d’effet émotionnel que l’on trouve dans « n’importe quelle grande œuvre d’art ». Chez les nombreux spécialistes et historiens non autochtones, le cadre dans lequel l’artiste inscrit son point de vue engendre la notion voulant que ceux qui créent de l’art et s’inspirent de ce passé classique font partie d’une « renaissance ». Autrement dit, ils font renaître quelque chose qui est mort. En dehors de la communauté haïda, Reid est vu comme le fer de lance de cette renaissance.
Au début de la carrière de Bill Reid, dans les années 1950, le monde de l’art s’intéresse somme toute peu à l’art autochtone. Ce fait s’explique surtout parce que, dans la trame de l’art occidental, un vocabulaire permettant de comprendre l’art autochtone à travers une perspective autochtone n’a pas encore été créé et, par extension, les créateurs autochtones ne sont pas reconnus comme des artistes. Jusque-là, le champ de l’histoire de l’art a interprété la production autochtone comme un « art primitif » et un peu plus qu’une tentative ethnologique. Des anthropologues, depuis longtemps intéressés aux cultures autochtones historiques, écrivent sur l’œuvre d’artistes contemporains au sein de leur cadre culturel distinct en plus de l’analyser et de l’exposer. D’autres, toutefois, voient les œuvres autochtones comme provenant du passé « classique » dans le contexte d’autres grandes traditions artistiques universelles. La perspective de la renaissance est conforme aux objectifs de renouveau des commissaires, des universitaires et des praticiens qui souhaitent attirer l’attention sur la valeur de l’art autochtone et sur ses créateurs actuels. L’exposition Arts of the Raven: Masterworks by the Northwest Coast Indian (Les arts du corbeau : chefs-d’œuvre des Indiens de la côte du Nord-Ouest), présentée en 1967 au Musée des beaux-arts de Vancouver, constitue un moment charnière dans le changement fondamental des perspectives sur l’art autochtone.
Aldona Jonaitis constate que le « métarécit de la renaissance » peut être considéré comme une invention des spécialistes non autochtones, dont plusieurs sont associés à des musées et influencés par le marché de l’art. Le récit du passé classique qui meurt et renaît rehausse la valeur des objets au sein des collections et renforce la puissance de ceux qui peuvent leur accorder cette renaissance. Bill Reid, de manière complexe et interconnectée, travaille sur deux plans, à la fois à titre de spécialiste et à celui d’artiste qui profite du fait que ses propres œuvres sont considérées comme des « archétypes de la renaissance ». Pendant cette période, la résilience et la faculté d’adaptation des peuples autochtones en viennent toutefois à être considérées davantage comme du « changement » et de la « continuité » plutôt que comme une « fin » et un « nouveau départ ». Les mouvements artistiques autochtones de l’époque, comme la Gitanmaax School of Northwest Coast Indian Art, mettent l’accent sur la continuité et l’innovation, croyant que « l’art autochtone a toujours évolué lentement par l’éducation depuis le début des temps ». En raison de ces idées, Reid est dorénavant considéré comme faisant partie d’un continuum qui comprend, en plus de lui-même, ses contemporains, tels que Naka’pankam, Doug Cranmer, Tony Hunt Sr. (1942-2017) ou encore Henry Hunt (1923-1985).
L’expression « art contemporain » est plus appropriée que « renaissance » pour décrire comment l’art autochtone commence à circuler en périphérie du courant dominant. D’ailleurs, la situation est la même partout au Canada et aux États-Unis. Les artistes comme Reid créent pour un nouveau public et dans un nouveau contexte, lesquels sont bien différents de ceux de leurs ancêtres ayant vécu les répercussions dévastatrices de la Loi sur les Indiens. Au fil du temps et suivant la volonté des artistes, conservateurs, spécialistes et historiens autochtones et non autochtones à voir selon une perspective autochtone et à développer un vocabulaire pour traiter de l’art autochtone, la voix des artistes haïdas et leurs œuvres en constante évolution ont recommencé à être vues et entendues.
Les tensions de l’existence
Comme la spécialiste haïda/tsimshian Marcia Crosby le soutient, Bill Reid n’est ni à la fin ni au début, mais plutôt au milieu de l’histoire haïda; son état perpétuel entre l’être et le devenir déclenche des tensions et des contradictions dans sa façon de comprendre sa propre position. Étant donné que ses identités canadienne et haïda sont enchevêtrées, tout récit que Reid assigne à l’une ou à l’autre « laisse peu de place aux paradoxes et aux complications de son histoire personnelle, et encore moins aux multiples récits de la culture et de la société haïdas ».
Reid incarne plusieurs voix, il est en quelque sorte un nomade, il se déplace entre des contextes culturels, qu’ils soient artistiques, conceptuels, sociaux ou physiques. Cette agilité multiplie les possibilités qui s’offrent à lui et prolonge simultanément le questionnement permanent interne et externe sur son identité. Parfois, l’artiste se décrit comme « un bon protestant de race blanche d’origine anglo-saxonne canadienne » et exprime un « point de vue non indien », alors qu’à d’autres moments, il s’identifie comme Haïda en adoptant une position où il a « le droit de raconter l’histoire ». Il décrit les Haïdas comme « [s]a famille » ou « [s]es seuls parents » tout en reconnaissant avoir une relation « éloignée » avec sa culture maternelle. Il n’habite jamais en permanence à Skidegate, le village haïda d’où sa mère est originaire, même s’il le visite souvent à l’âge adulte.
La position de Bill Reid en tant qu’artiste d’ascendance mixte est souvent changeante, ce qui est déchirant pour lui. Il aime percevoir le monde et son processus créatif de plus d’une manière et explique : « Je crois que les figures sur le mât totémique que je sculpte à Skidegate, par exemple, ont grandi dans cet arbre pendant sa croissance. Il me suffit de retirer les couches externes et elles seront là. D’un autre côté, mon esprit me dit que c’est complètement ridicule et que ce sont des balivernes romantiques. Je peux vivre avec les deux points de vue. Et je les aime tous les deux. » En matière d’identité, Reid est un important catalyseur d’une démarche critique contemporaine portant sur les catégorisations rigides et la fluidité des perceptions.
On affirme souvent que Bill Reid incarne le corbeau filou (Xhuuya), comme on le voit dans The Raven and the First Men (Le corbeau et les premiers hommes), 1980. Ce personnage puissant et complexe de la mythologie haïda est un magicien, un transformateur, un porteur de chaos d’humeur changeante et complaisante en plus d’être un héros culturel. L’auteur et historien Robert Bringhurst voit la position de l’artiste à travers une perspective mythologique. Dans la littérature haïda, fait-il remarquer, il est difficile de discerner si « les histoires créent les personnages, les esprits qui les habitent, ou si c’est l’inverse ». Le corbeau est décrit comme étant avide et malicieux, mais il est aussi serviable et créatif. Il libère des humains enfermés dans une mye, mais il apporte aussi la lumière (la connaissance) dans le monde. Il rappelle aux humains que les choses ne sont pas toujours comme elles le semblent. Reid se compare lui-même et est comparé par d’autres au corbeau, car son parcours pour devenir un artiste bien connu et au service du peuple haïda est rempli de péripéties qui n’auraient pu être prévues.
Pendant que Bill Reid forme son identité, le Canada fait de même. La réalisation du Pavillon des Indiens du Canada à l’Expo 67 de Montréal offre un exemple tangible des dynamiques politiques tumultueuses de l’époque. En effet, Reid est invité à se joindre à un groupe de plus d’une dizaine d’artistes autochtones, dont Alex Janvier (1935–2024), George Clutesi (1905-1988), Norval Morrisseau (1931-2007) et Henry Hunt, pour exposer ses œuvres dans le Pavillon des Indiens du Canada. Cette exposition s’avère provocante et avant-gardiste en changeant les perceptions du public envers l’art, l’histoire et la culture autochtone. Reid est en désaccord avec le comité consultatif et choisit donc d’exposer son œuvre Eagle and Bear Box (Boîtier aigle et ours), 1967, dans le Pavillon du Canada, un édifice destiné à exposer, sous un éclairage différent, la diversité complexe du pays.
Le formalisme, la modernité et l’autochtonie
Vers le milieu du vingtième siècle, des œuvres autochtones historiques commencent à être vues à la lumière du mouvement moderniste et plus globalement du formalisme. En 1946, les artistes surréalistes Max Ernst (1891-1976) et Barnett Newman (1905-1970) montent l’exposition Northwest Coast Indian Painting (Tableaux indiens de la côte du Nord-Ouest) à la Betty Parsons Gallery à New York, qui est uniquement axée sur les qualités formelles et stylistiques des œuvres. Ainsi, quand Reid arrive sur la scène artistique canadienne, la première exposition consacrée à l’art de la côte du Nord-Ouest, recourant au formalisme pour la mise en exposition, a déjà eu lieu. Comme l’explique la conservatrice et historienne de l’art Kathryn Bunn-Marcuse, dès les années 1960, l’intérêt envers les aspects formalistes de l’art autochtone « supplante toutes les préoccupations culturelles, dépossédant les œuvres de leurs liens avec le territoire ou les principaux privilèges ». Par conséquent, sur la côte du Nord-Ouest, des historiens de l’art et des commissaires commencent à déplacer des objets d’art autochtones « des murs poussiéreux de l’ethnographie vers les piédestaux de la galerie d’art ».
Pour Reid, Bill Holm (né en 1925) et Wilson Duff, commissaires de l’exposition Arts of the Raven: Masterworks by the Northwest Coast Indian de 1967, le recours à un langage formaliste contribue à positionner l’art de la côte du Nord-Ouest au sein d’un cadre universaliste et en tant qu’expression d’une « humanité essentielle ». Les œuvres sont alors conviées dans le monde du grand art, leur statut rehaussé, ce qui a par conséquent augmenté leur valeur globale, culturelle et économique. Mettre l’accent sur des maîtres-artistes ciblés, tels que Daxhiigang (Charles Edenshaw, 1839-1920), et préciser ce qu’on leur attribue, un des grands avantages de l’analyse formelle, a également contribué à cette transition.
Bill Reid joue un rôle dans presque tous les aspects de cette entreprise. Parallèlement aux créations de Daxhiigang, ses œuvres sont mises de l’avant dans les expositions. Avec Duff, il rédige des textes qui ont favorisé l’appréciation de l’art de la côte du Nord-Ouest. Quant à Holm, il élabore le langage de l’analyse formelle. Avec d’autres artistes, galeristes et collectionneurs, Reid profite de l’augmentation de la valeur commerciale et de la viabilité de la production artistique de la côte du Nord-Ouest.
Reid et ses collègues ont envisagé la réaffectation d’objets autochtones comme « art » en guise de geste d’indépendance culturelle, de reconnaissance et d’éloge. Cependant, du point de vue de certaines personnes engagées dans la résistance et l’activisme autochtones, il s’agit d’un « geste de suppression ». Produire des objets d’art indépendants de l’expérience vécue est à l’encontre de l’objectif de nombreux artistes, particulièrement ceux qui travaillent au sein de cadres autochtones. Le début des années quatre-vingt stimule des débats au sujet de l’accès aux connaissances autochtones dans la présentation des œuvres d’art, du besoin d’en avoir et du droit souverain des artistes des Premières Nations à déterminer le contexte dans lequel leurs œuvres sont transmises. La notion voulant que les Occidentaux puissent repérer, dans les œuvres, des valeurs universelles fondées sur des normes générales est vue comme menant à l’effacement des savoirs locaux. Comme Marcia Crosby le soutient, mettre au premier plan l’esthétique d’un objet au détriment de sa signification sociale et politique donne lieu à un « art indien dépolitisé ». Autrement dit, assigner une signification à un objet sans connaître le contexte exact dans lequel il a été créé mène à des interprétations erronées et retire à ses créateurs leur pouvoir.
Même si Reid appuie l’inclusion de l’art de la côte du Nord-Ouest dans les lieux institutionnels « white cube » (cube blanc) du monde international de l’art moderne, en 1983, il fait face à cette question précise, déclarant : « Je ne crois pas qu’on puisse prendre la conception et l’art sans parler également aux personnes ». À cette époque, la voix du peuple haïda retentit pour résister à l’oppression et au contrôle coloniaux permanents. En seulement quelques années, plusieurs personnes d’ascendance haïda se retrouvent littéralement dans l’art de Reid, pagayant dans Loo Taas, 1986.
Pendant que la réputation de Bill Reid grandit, il s’engage de plus en plus dans les questions politiques et sociales de la Nation haïda. À compter de 1976, il commence à travailler sur le mât de façade du bureau de Conseil de bande à Skidegate, le village de sa mère. Il travaille sur le site de Kay Llnagaay (Sea Lion Town) avec les artistes haïdas Guujaaw (né en1953), Robert Davidson (Guud San Glans, né en 1946) et Gerry Marks (1949-2020) ainsi qu’avec le sculpteur nuu-chah-nulth Joe David (né en 1946). Il espère obtenir des investissements financiers de la communauté et la participation de la population locale au projet. Même s’il ne reçoit pas de dons en argent et l’attention qu’il espérait avoir, lorsque le mât est érigé en 1978, Reid est remercié chaleureusement par la communauté qui tient une cérémonie rituelle et un festin. Quelques décennies plus tôt, l’artiste avait reçu le nom haïda Iljuwas (« Celui qui est princier » ou « Celui qui est viril ») et, lors de l’érection du mât, ce nom est confirmé publiquement.
De 1985 à 1987, Bill Reid prête sa renommée, tant en mots que par son travail, à la résistance haïda contre l’exploitation forestière industrielle détruisant Gwaii Haanas, la région sud de Haida Gwaii. La Nation haïda a pris la décision de rejeter le projet endossé par le gouvernement, ce qui l’a amenée, avec ses alliés, à former un blocus respectueux au lieu historique Athlii Gwaii (île Lyell) pour empêcher les compagnies forestières d’abattre des arbres sur leurs terres ancestrales. En février 1986, Reid se présente devant le comité consultatif sur le milieu sauvage du gouvernement pour exprimer son mépris envers l’exploitation forestière en continu permise à Haida Gwaii.
L’année suivante, il décide de cesser de travailler sur la version grandeur nature de Spirit of Haida Gwaii (Esprit de Haida Gwaii), 1986, son importante commande pour l’Ambassade du Canada à Washington, D.C. Il choisit d’utiliser son influence pour tenter de persuader le gouvernement de respecter les souhaits des citoyens, déclarant aux fonctionnaires que l’utilisation de symboles haïdas comme « poudre aux yeux canadienne à Washington » était inappropriée alors qu’on refusait au peuple haïda le droit de conserver ses terres natales et son héritage. Plus tard au printemps, il répond à la demande du chef haïda Chee Xial (Miles Richardson Sr.) pour aider à maintenir le blocus. Quand il s’y rend, il s’assoit seul au centre de la route, taillant un morceau de bois. À ce moment, de nombreux Haïdas qui ont passé des mois à participer au blocus doivent reprendre leur emploi habituel. Quand les travailleurs forestiers arrivent et réalisent que Bill Reid leur bloque la voie, ils font demi-tour et partent pour ne plus jamais revenir. L’artiste devient la « dernière personne à imposer le blocus ».
L’ultime geste militant d’importance de Bill Reid tient dans la création de Loo Taas, 1986, un projet qui coordonne la revitalisation culturelle de la communauté haïda avec les préoccupations politiques et environnementales de l’époque. Depuis 1985, le mouvement haïda pour sauver Gwaii Haanas est l’une des principales préoccupations de l’activisme. Simultanément, Loo Taas prend vie dans et avec la communauté de Skidegate. Après son apparition à l’Expo 86, l’élégant canot de haute mer est ramené à la pagaie le long de la côte, visitant plusieurs communautés sur les routes de commerce traditionnelles et rallumant la connaissance et la fierté liées aux modes de vie des Haïdas. Les organisateurs s’entendent pour dire que ce périple est une « mission de paix », mais, si la position du gouvernement ne change pas, il se transformera en « sentier de guerre ». À Skidegate, l’arrivée de Loo Taas est soulignée par une énorme célébration de retour à la maison qui se déroule le 11 juillet 1987. Juste comme le festin commence, un hélicoptère atterrit sur le terrain de base-ball. À bord se trouve le ministre de l’Environnement du Canada, Tom McMillan. À la joie de tous, il annonce que la province et le Canada se joignent aux Haïdas pour la protection de Gwaii Haanas.
Aujourd’hui, Loo Taas trône fièrement au Haida Gwaii Museum at Kay Llnagaay et continue d’être investi au sein de cérémonies et d’autres activités locales. Ce canot est sans doute la plus grande réalisation de son créateur à cause du rôle qu’il a joué et qu’il continue de jouer dans la santé de la Nation haïda. Reid est né à une époque où les pratiques culturelles autochtones sont illégales. Pourtant, à la fin de sa vie, il confie à la Nation haïda un cœur vivant – un dévoreur de vagues –, un canot qui sera nourri en voguant sur l’eau avec des générations de Haïdas y pagayant.
L’héritage d’un esprit dynamique
Bill Reid est incontestablement une figure importante de l’histoire de l’art haïda et canadienne. Tant comme personne que comme artiste, il a fait face aux nombreuses difficultés mais aussi aux bons côtés de l’identité haïda et canadienne qui surgissent parallèlement aux priorités de la décolonisation à la fin du vingtième siècle. Au cœur des projets de sa vie, qu’ils soient spirituels, politiques, sociaux ou artistiques, se trouve une question d’identité : comment, dans une dynamique de plus en plus complexe, en arrivons-nous à nous voir, nous connaître et nous comprendre ainsi qu’à voir, connaître et comprendre les autres?
Reid a reçu de nombreuses récompenses dans sa vie, dont le National Aboriginal Lifetime Achievement Award, l’Ordre de la Colombie-Britannique et la Médaille des arts connexes de l’Institut royal d’architecture du Canada. Il a également refusé l’Ordre du Canada pour proclamer son soutien envers les Haïdas. De nombreux établissements ont été fondés en son honneur, comme la Bill Reid Gallery of Northwest Coast Art à Vancouver, le Bill Reid Centre for Northwest Coast Studies à l’Université Simon Fraser et le Bill Reid Teaching Centre (Yaahl SGwaansing Naay ou Solitary Raven House) au Haida Heritage Centre at Kay Llnagaay à Skidegate. Au centre d’enseignements, des ateliers et des salles de classe offrent des locaux à « une nouvelle génération d’apprentis haïdas » pour qu’ils puissent « apprendre leur art des maîtres sculpteurs et concepteurs, assurant ainsi la pérennité des techniques et des formes de l’art haïda ».
Selon Martine J. Reid (née en 1945), « Reid a joué un rôle clé en présentant au monde entier les grandes traditions artistiques des peuples autochtones de la côte du Nord-Ouest de l’Amérique du Nord ». Son héritage, écrit-elle, comporte « l’intégration de techniques modernes et de nouvelles formes conceptuelles d’expression, de styles, de genres et de disciplines à ces traditions; de même que l’enseignement à des artistes émergents et l’exercice d’une influence sur eux ».
Les récits ancestraux et les techniques formelles qui dynamisent l’art haïda donnent à Bill Reid un cadre dans lequel il peut exprimer son identité et ses croyances avec respect et gaieté. Son art finit par incarner une manière d’être à la fois fondée sur des principes et adaptative, à la fois structurée et fluide et, surtout, bien conçue et joyeuse. Il croit que l’identité d’une personne est le plus profondément construite par ce qu’elle fait ou fabrique.
Au-delà des récompenses et des prix, l’héritage de Reid a permis d’attirer l’attention sur Haida Gwaii et sur la manière de reconnaître les artistes et les traditions. De plus jeunes générations d’artistes de la côte du Nord-Ouest, comme Don Yeomans (né en1958), Jim Hart (7idansuu, né en1952), Lawrence Paul Yuxweluptun (né en 1957) et Gwaii Edenshaw (né en 1977), reconnaissent l’impact de Reid et de son héritage. Pendant ce temps, la Bill Reid Gallery of Northwest Coast Art, qui a ouvert ses portes en 2008, soutient la prochaine génération d’artistes et maintient un lien essentiel entre Haida Gwaii et la Ville de Vancouver. En 2013, une rétrospective importante sur Daxhiigang (Charles Edenshaw) a été présentée au Musée des beaux-arts de Vancouver. Puis, en 2018, Edge of the Knife (SGaawaay K’uuna), réalisé by Gwaai Edenshaw, le premier long métrage entièrement tourné en langue haïda, a été présenté au Festival international du film de Toronto. Aujourd’hui, Haida Gwaii est un lieu vibrant où l’on pratique de nouveau l’art, le chant et les cérémonies. L’esprit des gens s’y épanouit.