L’incarnation du cerf-volant 1984
Le vendredi 13 avril 1984, Etrog célèbre le 78e anniversaire de naissance de son ami, l’auteur Samuel Beckett (1906-1989). Plutôt que d’organiser une fête, Etrog crée une performance qui comprend, entre autres éléments, un poème qu’il a écrit pour Beckett et des tableaux réalisés « avec Beckett en tête ». Walter Moos (1926-2013), propriétaire de galerie d’art qui représente Etrog depuis une longue période, a commandité cette représentation unique d’un soir qui s’est déroulée à la Grunwald Gallery sur l’avenue Spadina à Toronto. Beckett n’étant pas présent, Etrog salue son rôle en tant que source d’inspiration, soulignant leur amitié de plusieurs décennies et la collaboration créative qui en est née.
Cette célébration multimédia est une opération complexe. Devant un public d’environ 150 personnes, Etrog inscrit son poème The Kite/Le cerf-volant sur neuf grands panneaux, illustrant chaque strophe d’une image de figure humaine. Les panneaux sont réalisés rapidement, en « moins de temps qu’il en faut pour fumer une cigarette ». Etrog explique que la vitesse était nécessaire pour « s’éloigner de… montrer que je sais dessiner ». Les illustrations semblent spontanées, mais Etrog a en fait investi beaucoup de temps et d’effort pour conceptualiser la performance en direct et s’y préparer. Il teste plusieurs variations de la figure avant d’obtenir la conception finale. Il s’exerce ensuite encore et encore à réaliser le corps et la posture jusqu’à ce qu’il les ait suffisamment mémorisés pour les reproduire en direct.
Etrog réalise également des dessins architecturaux de la Grunwald Gallery, imaginant l’espace, la scène, l’éclairage et l’endroit où le public sera assis. Il crée un « concept visuel » en neuf étapes pour la danseuse qui présente la chorégraphie qu’il a créée, au son d’un enregistrement de la musique qu’il a composée. À l’origine, Veronica Tennant doit être la danseuse, mais une blessure l’oblige à être remplacée à la dernière minute par Gloria Luoma, également du Ballet national du Canada. Luoma commence la performance enveloppée comme une momie dans un ruban en satin noir de deux mètres et demi de long dont elle se défait pendant une danse lente et envoûtante. Robert O’Driscoll, professeur de l’Université de Toronto et ami d’Etrog, présent à la performance, la qualifie de « sorte de rituel de résurrection ».
Le cerf-volant du titre de l’œuvre est évoqué par le mouvement de la danseuse qui, à un certain moment, semble suspendue, retenue uniquement par un ruban noir, comme un cerf-volant et sa corde. L’image apparaît également dans le poème d’Etrog en référence à la physionomie de Beckett (« papier de riz de couleur pâle / collé avec soin sur / le même cadre décharné »). Le thème du poème, qui a inspiré le spectacle dans son ensemble, est la tragique répétitivité de la vie quotidienne :
Les mêmes. champs
montagnes, la même chose.
la même carte postale
chevet, la même chose.
le même temps.
horloges, la même chose
Joyce Zemans décrit cette œuvre d’art totale comme une prestation unique, « une expérience dramatique, visuelle, littéraire et musicale, du genre que l’on voit rarement à Toronto », appelant les historiens de l’art à réévaluer l’œuvre d’Etrog : « Le cerf-volant indique clairement que la discipline artistique [d’Etrog] ne se limite ni au marbre ni au métal. À partir de mots, d’une corde, de musique, de lumière et de danse, Etrog a conçu une œuvre d’art brillante et émouvante ». La prestation a une deuxième et une troisième vie : les dessins sont exposés à la Gallery Moos à Toronto en plus d’être publiés sous forme de livre, avec des éditions en italien et en français.