De son vivant, Prudence Heward compte parmi les artistes canadiens les plus innovateurs. Elle fait la plus grande partie de sa formation à l’Art Association of Montreal avec le professeur William Brymner (1855-1925) qui est influencé par différentes écoles du modernisme français. Ainsi, Heward découvre non seulement les mouvements, mais aussi les techniques des Européens — recours assidu aux coloris intenses, composition aux plans affirmés, traitement sculptural —, qui sauront l’inspirer.
Nus et figures humaines
Au début des années 1930, des artistes montréalais tels Edwin Holgate (1892-1977) et Lilias Torrance Newton (1896-1980) s’intéressent plus particulièrement à la représentation de la figure humaine. Il en est de même pour Prudence Heward, même si elle réalise aussi des paysages et des natures mortes. Elle préfère le terme « figures » à « portraits » et la plupart représentent des femmes, surtout de race blanche, même si elle signe plusieurs portraits de Noires plus ou moins dévêtues, ainsi que de jeunes filles autochtones. Femme sous un arbre (Girl Under a Tree), 1931 est l’un de ses très rares tableaux représentant une femme nue de race blanche.
Le nu féminin est un sujet de prédilection pour les artistes européens du dix-neuvième siècle. Peint en 1863 par Édouard Manet (1832-1883), Olympia s’inscrit dans une longue tradition de nus de femmes blanches, mais il a fait scandale à cause du regard direct du modèle qui donne l’impression que le spectateur est son futur client (à l’époque, Olympia est un prénom populaire auprès des prostituées). Le sujet porte des chaussures et des bijoux alors à la mode, indiquant qu’elle est une « vraie » femme dévêtue, et non un personnage mythique comme Vénus qui est « naturellement » nue. Comme l’Olympia de Manet, les femmes de Prudence Heward ne sont pas idéalisées et dénuées de véracité; au contraire, elles soutiennent souvent le regard du spectateur et sont peintes avec beaucoup de réalisme.
Prudence Heward suit des cours à l’Art Association of Montreal auprès de William Brymner (1855-1925) et de Randolph Hewton (1888-1960). Formé en France par William Bouguereau (1825-1905), Brymner est influencé par les modernistes français tels Henri Matisse (1869-1948) et Manet, qui jettent leur dévolu sur la peinture de sujets humains, notamment le nu féminin. Brymner encourage ses étudiants — Prudence Heward, Sarah Robertson (1891-1948), Edwin Holgate et Anne Savage (1896-1971), entre autres — à ne pas se contenter de copier la nature, mais à développer un style qui leur est propre et à transmettre des émotions. Puisque William Brymner s’intéresse lui-même à des sujets de toutes sortes outre le paysage, on imagine qu’il soutient Heward lorsqu’elle manifeste le souhait de représenter des sujets féminins.
Prudence Heward peint la plupart de ses tableaux dans l’atelier aménagé dans la maison où elle habite avec sa mère, rue Peel au centre-ville de Montréal. Son neveu, Heward Grafftey, remarque son style vigoureux : « D’aussi loin que je me souvienne, elle travaillait toujours debout, en commençant par des ébauches à larges traits de fusain sur ses toiles. » Selon la conservatrice et historienne de l’art Janet Braide qui a analysé ses études, Heward esquisse d’abord un croquis au crayon sur papier, elle fait ensuite une huile sur panneau (généralement de format 12 x 14 pouces), puis elle peint l’œuvre définitive à l’huile sur toile.
Paysages et natures mortes
Au cours de sa carrière, Prudence Heward peint bon nombre de paysages et de natures mortes en plus de ses portraits bien connus de femmes et d’enfants. Elle reproduit des scènes de Montréal, comme l’œuvre de jeunesse Les terrains de McGill en hiver (McGill Grounds—Winter), v. 1924, des environs de Fernbank (à Athens et Brockville) où sa famille possède un chalet, de différentes régions rurales du Québec (à Knowlton, dans les Laurentides et les Cantons de l’Est), ainsi que de Venise, de Cagnes, et des Bermudes où elle rend visite à son amie, l’artiste canadienne Isabel McLaughlin (1903-2002) en 1939. Elle peint souvent en plein air sur des panneaux de bois et participe à de nombreuses excursions de dessin avec ses confrères artistes, notamment A. Y. Jackson (1882-1974), Anne Savage (1896-1971) et Sarah Robertson (1891-1948). Il arrive parfois que Prudence Heward « retravaille » un de ses paysages et l’utilise comme arrière-plan d’un portrait, par exemple dans Barbara, 1933, où le sujet se trouve devant du feuillage, et Femme brune (Dark Girl), 1935, qui incorpore une étude antérieure sur le sumac du Canada.
On trouve aussi dans l’œuvre de Prudence Heward des natures mortes représentant généralement des fruits et des végétaux. Elle voue une grande admiration à Frances Hodgkins (1869-1947), une moderniste néo-zélandaise établie en Angleterre, dont elle possède deux natures mortes. On remarque l’influence de cette artiste dans le tableau Une journée d’été (A Summer Day), 1944, qui représente un vase de fleurs et trois pommes vertes sur une petite table à l’extérieur. On retrouve aussi chez Frances Hodgkins cet agencement inhabituel d’une nature morte et d’un paysage en arrière-plan. Les paysages et natures mortes réalisés par Prudence Heward dans les années 1930 et 1940 exhibent, comme ses portraits, des couleurs de plus en plus lumineuses et une touche picturale expressive qui témoignent de son aisance à interpréter subjectivement la nature et de la découverte de son style personnel.
Influence du postimpressionnisme
Pendant la Première Guerre mondiale, Prudence Heward travaille pour la Croix-Rouge à Londres. Elle a l’occasion d’y visiter des expositions d’œuvres d’artistes modernes, notamment ceux qui sont dans le cercle du critique d’art anglais Roger Fry et des Omega Workshops, un collectif d’artistes réunis par Fry en 1913 pour concevoir des objets de tous les jours en ayant recours à l’esthétique innovante du postimpressionnisme. Parmi les nombreuses expositions que Prudence Heward visite peut-être pendant son séjour, mentionnons Twentieth Century Art—A Review of Modern Movements en mars 1914 à la galerie Whitechapel et Paintings and Drawings of the War du vorticien C. R. W. Nevinson (1889-1946) aux galeries Leicester en octobre 1916. À sa mort en 1947, on découvre dans la bibliothèque de Heward plusieurs ouvrages sur l’art moderne, notamment Transformations (1926) de Roger Fry et Living Painters: Duncan Grant (1930) de John Heward. L’historienne de l’art Natalie Luckyj observe que les textes de Roger Fry sur l’usage de la couleur semblent à l’origine du goût de Prudence Heward pour les couleurs vives. En effet, le critique encourage les artistes « pour que la même longue et incessante étude qui a été faite sur la représentation de la lumière et de l’ombre soit aussi consacrée […] aux principes d’organisation de la couleur ». Il prend fait et cause pour les postimpressionnistes et leurs explorations innovatrices avec la couleur.
Dans des tableaux comme Rosaire, 1935, et Portrait de madame Zimmerman (Portrait (Mrs. Zimmerman)), 1943, Prudence Heward utilise une palette expressive — des verts et des jaunes francs, presque vibrants — évoquant les postimpressionnistes tels Vincent Van Gogh (1853-1890) et Paul Gauguin (1848-1903) qui croyaient au potentiel émotif des contrastes de couleurs intenses, une idée à laquelle adhèrent aussi les fauves dont fait partie Henri Matisse (1869-1954).
À l’instar des postimpressionnistes, des fauves et des expressionnistes allemands comme Ernst Ludwig Kirchner (1880-1938), Prudence Heward utilise dans certains tableaux des couleurs choquantes et d’une acidité surprenante. Par exemple, le tablier rose de Rollande, 1929, contraste nettement avec l’arrière-plan pastoral avec la maison de ferme, ce qui met en relief l’isolement à la fois physique et émotif du sujet. Cette œuvre s’inscrit dans la lignée des autres tableaux grand format que réalise l’artiste au début de sa carrière, et qui font souvent appel à une palette de rose, de vert, de lavande, de bleu et de brun.
Influence de l’Art déco
Les tableaux comme Rollande, 1929, et Au café (At the Café), v. 1929, témoignent de l’influence de l’Art déco, un style décoratif auquel une exposition est consacrée pour la première fois en 1925 à Paris, année où Prudence Heward découvre la Ville lumière. L’Art déco est caractérisé par des représentations de femmes stylisées, des compositions figuratives simplifiées, des traits affirmés et des aplats de couleur. La touche serrée de Prudence Heward dans ses tableaux de la fin des années 1920 témoigne de son intérêt pour l’Art déco. Ses représentations de femmes fortes et stylisées évoquent les œuvres de Tamara de Lempicka (1898-1980) dont le Portrait de la Duchesse de la Salle, 1925, qui appartient à la Galerie du Luxembourg, est exposé à Paris en 1926. Dans sa maison de la rue Peel, la chambre à coucher de Prudence Heward est d’ailleurs décorée dans cet esprit, « avec son lit peint couleur argent, sa commode laquée noir, ses appliques en verre, ses glaces-écrans peintes, dans un agencement raffiné de tons de gris, de vert pâle avec touches de rouge ».
À Paris, Prudence Heward suit des cours à l’Académie Colarossi, où lui enseigne l’ancien artiste fauve Charles Guérin (1875-1939), lui-même ancien élève du peintre symboliste Gustave Moreau (1826-1898). Selon le conservateur et historien de l’art Charles C. Hill : « De ce voyage en France résulte un net durcissement de son style, particulièrement remarquable dans Sœurs du Québec rural [1930] et Femme sous un arbre [1931] ». Il qualifie son style de « traitement presque sculptural » en raison des figures très modelées. Les critiques contemporains de Heward évoquent eux aussi la représentation modelée de ses sujets.
Un style bien à elle
Le style de Prudence Heward lui est hautement personnel. Dans une critique parue à l’occasion de sa première exposition individuelle en 1932, le peintre A. Y. Jackson (1882-1974), membre du Groupe des Sept, écrit : « Que l’on qualifie son travail de moderne ou non importe peu. Il est caractérisé par une maîtrise du dessin du plus haut niveau et par les espaces comblés avec générosité. Dans certains cas, je trouverais le modelé des figures trop insistant : on devient trop conscient de la compréhension de l’artiste des plans et j’aurais été plus heureux si on nous avait laissé davantage le soin d’imaginer. »
Cet aspect du style de la peintre a fait l’objet de critiques, notamment dans le cas de Femme sous un arbre (Girl Under a Tree), 1931. Charles C. Hill souligne le « style […] plein de contradictions troublantes » de ce tableau. Pour sa part, l’artiste John Lyman (1886-1967) écrit dans son journal : « […] elle reste insensible au manque d’organisation fondamentale — les relations et les rythmes… [il est] déconcertant de trouver auprès d’une extrême modulation analytique des personnages, [un] traitement non modulé et cloisonné du fond sans interrelation. Nu à la Bouguereau sur fond à la Cézanne ». Dans ses commentaires, John Lyman fait référence au contraste entre le corps féminin au modelé et à la finition soignés — les côtes et les os pelviens saillants lui donnent une apparence très réaliste — et les immeubles aplatis et stylisés à l’arrière-plan.
Toute sa vie, Prudence Heward est influencée par les écoles modernistes européennes. Dans l’allocution prononcée à Montréal lors du vernissage de l’exposition commémorative en 1948, Anne Savage (1896-1971) dit : « Elle comprenait tous les différents aspects de la peinture française qui la ravissait et qu’elle aimait — Cézanne, Matisse, Picasso —, mais elle n’est devenue ni Matisse ni Picasso. C’est Prudence Heward qui nous est revenue. » Son application des principes et styles européens va au-delà de la forme. Ils lui fournissent un vocabulaire visuel dynamique pour représenter les Canadiennes modernes dans les environnements tant urbains que ruraux.
Peintre des Canadiennes modernes
Qu’il s’agisse de paysages, de natures mortes ou de portraits, Prudence Heward se préoccupe de l’unité picturale et des approches de la ligne, de la forme et de la couleur chères aux modernistes. Elle se soucie également de représenter des femmes qui ne correspondent pas nécessairement au canon de beauté féminine du début du vingtième siècle au Canada. Femme au bord de la mer (The Bather), 1930, par exemple, représente une femme massive en maillot de bain. Les critiques de l’époque réagissent avec hostilité à cette œuvre, probablement à cause du type corporel et de la nonchalance du modèle.
Dans tous ses portraits de femmes réalisés entre 1924 et 1945, année où la maladie l’empêche de peindre, tous les sujets — qu’ils soient de race blanche ou noire, de la ville ou de la campagne — ont en commun de ne tenter aucunement de plaire au spectateur par un sourire ou l’exécution d’une fonction attendue. Ces femmes retournent souvent notre regard avec un air de défi, croisent les bras ou courbent les épaules. Les portraits de femmes de Prudence Heward heurtent les idéaux associés à la féminité, ce qui en fait des œuvres non seulement modernistes, mais aussi féministes.