Dans le cadre de l’histoire de l’art inuit, la volonté de Pitseolak de développer son style personnel et sa technique en réalisant des milliers de dessins est un phénomène remarquable. Commençant par des œuvres de couture et de broderie, elle passe rapidement au dessin, d’abord à la mine de plomb, puis en expérimentant au moyen de crayons et de feutres de couleur. Plusieurs de ses dessins deviennent ensuite des estampes, l’artiste s’adonnant elle-même à la gravure. Pitseolak aborde chaque nouveau médium avec discipline, une ouverture à l’expérimentation et une volonté d’atteindre l’excellence.
Une artiste autodidacte
Durant sa carrière, Pitseolak réalise au-delà de 8000 dessins — sans doute plus près de 9000, lorsqu’on considère ceux qui sont vendus individuellement et ceux qui sont détenus par l’Archive de dessins de Cape Dorset. Pitseolak élabore ses propres manières de représenter les humains, les animaux, les objets et surtout le paysage, une étape à la fois, réalisant à cette fin de nombreux dessins. Si plusieurs d’entre eux sont inachevés, ils lui permettent de s’approcher graduellement de l’effet qu’elle souhaite produire. Terrence Ryan (1933-2017), qui passe plusieurs décennies à la tête des ateliers Kinngait, souligne que durant sa période d’activité la plus intense, dans les années 1970, « Pitseolak, une femme d’environ 71 ans, demeure la plus prolifique, et dessine presque tous les jours. » Puisque la quasi-totalité des dessins achetés par la West Baffin Eskimo Co-operative pour leur atelier de gravure ont été archivés, l’ensemble de l’œuvre de Pitseolak est disponible à des fins d’étude, ce qui nous permet de poser un regard approfondi sur son processus de création.
Pour l’essentiel des années qu’elle passe à Cape Dorset, Pitseolak vit chez son fils Kumwartok. Comme les autres artistes inuits, elle réalise ses dessins à domicile, entourée d’une vaste famille élargie. De nombreux membres de sa parenté, y compris ses petits-enfants, gardent le souvenir de Pitseolak assise sur son lit, les jambes étirées ou repliées, en train de dessiner sur de grandes feuilles de papier au moyen d’un assortiment de crayons et de feutres de couleur. Sa fille Napachie Pootoogook (1938-2002) se souvient : « Elle puisait dans sa propre imagination et n’aimait pas être dérangée lorsqu’elle travaillait, car elle ne voulait pas qu’on vienne interrompre le fil de ses pensées. » Pourtant, Pitseolak semble se réjouir des visites discrètes de ses petits-enfants, comme Annie Pootoogook (1969-2016), qui se souvient de s’être assise au chevet du lit de Pitseolak alors que cette dernière dessinait.
Après avoir terminé ses dessins, Pitseolak les apporte aux ateliers. Comme le décrit Patricia Ryan, qui vit avec son mari Terry à Cape Dorset à cette époque, « Presque tous les jours, Pitseolak apporte à la coopérative un paquet de dessins soigneusement enveloppé. […] Elle préfère parcourir à pied la distance de près d’un mille [entre l’atelier et] la maison qu’elle partage avec son fils et sa famille. […] À la coopérative, elle s’approvisionne en papier et s’attarde souvent pour admirer les dessins des autres artistes. » Pitseolak profite de ces visites pour voir les images de ses confrères et consœurs artistes, mais pour le reste, elle travaille seule à la maison, s’efforçant de résoudre des problèmes artistiques à sa satisfaction, dans une quête de naturalisme et d’expressivité dans son art.
De la couture au dessin
Durant la première moitié de sa vie, Pitseolak emploie ses talents de couturière pour s’assurer que les membres de sa famille disposent des vêtements, des chaussures et des abris dont ils ont besoin. Après s’être établie à Cape Dorset, elle cherche des moyens de subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille multigénérationnelle. Le programme d’art et d’artisanat introduit en 1956 par James Houston (1921-2005) et son épouse Alma Houston (1926-1997) constitue à ses yeux un tel moyen. Une initiative du ministère des Affaires du Nord et des Ressources nationales, ce programme est conçu pour donner des incitatifs financiers aux Inuits nouvellement établis dans la collectivité. James Houston y introduit la pratique de la gravure, fondant un atelier d’arts graphiques, tandis qu’Alma travaille auprès des femmes en vue de créer des produits cousus à la main qui seraient commercialisables. C’est avec les autres femmes de Cape Dorset que Pitseolak confectionne d’abord des manteaux, des chapeaux et des mitaines de laine et de tissu de laine. Décorés d’appliqués ou de broderies, ces articles sont destinés à être vendus par l’entremise de la division industrielle du ministère des Affaires du Nord et des Ressources nationales.
Bien que le produit de ces projets de couture ne soit pas bien documenté, trois exemples nous donnent un aperçu de la production de Pitseolak. L’édition de 1964 du livret promotionnel Canadian Eskimo Art comprend un appliqué réalisé au moyen de peaux de phoque sombres et claires, qui représente une chasse à l’ours agrémentée d’oiseaux qui marchent de façon cocasse, et qui est attribué à « Pitsulak (Femme) Tikkeerak île de Baffin ». Évoquant de tels exemples, James Houston suggère que les images cousues et appliquées donnent ainsi à ces femmes les bases qui leur permettront de travailler avec des stencils durant les premières années de l’atelier de gravure.
Un manteau confectionné par Pitseolak pour le premier ministre Pierre Trudeau, dont la bordure est ornée de figures brodées, est plus typique du genre de travail qu’elle avait réalisé une décennie plus tôt aux côtés d’Alma Houston. Plus rare dans la production de Pitseolak, une œuvre picturale brodée sur toile dans les années 1960 — et présentée à George Edwin Bell Blackstock, le consul canadien à la Nouvelle-Orléans lors d’une visite d’Alma Houston visant à promouvoir l’art inuit — est plus étroitement liée à ses dessins sur papier.
Pitseolak passe deux ans à coudre des articles destinés à être vendus avant qu’elle ne découvre une autre opportunité. En 1959, l’atelier d’arts graphiques de Cape Dorset est déjà établi, ayant publié sa première collection d’estampes cataloguées. En y découvrant le travail de son cousin Kiakshuk (1886-1966), Pitseolak décide de se mettre au dessin, et achète du papier et du matériel de dessin. Ses premières tentatives sont bien accueillies par James Houston, puis par Terrence Ryan (1933-2017). Elle ne tarde pas à devenir une des plus populaires parmi les artistes créant des images pour la collection annuelle d’estampes de Cape Dorset.
De la mine de plomb au crayon-feutre
Pitseolak ne date pas ses œuvres, mais dans bien des cas, on peut les situer en fonction des matériels employés. Au début, soit de la fin des années 1950 jusqu’en 1965, les artistes de Cape Dorset ont uniquement accès à des crayons à mine de plomb. En 1966, on introduit les crayons de couleur; l’année suivante, les feutres de couleur deviennent très populaires. Les crayons-feutres, parfois employés conjointement avec des crayons de couleur, demeurent très populaires jusqu’en 1975, alors qu’ils sont progressivement supprimés en raison de l’impermanence de leurs couleurs.
Puisque seuls les crayons à mine de plomb sont disponibles jusqu’en 1965, Pitseolak dispose de plusieurs années pour maîtriser le dessin avant d’intégrer la couleur à sa pratique. Dans ses premiers dessins, tels que Sans titre, v. 1962, elle crée un contour qu’elle remplit sommairement. L’accent placé d’emblée sur le trait deviendra l’aspect le plus marquant de l’art de Pitseolak. Elle apprend à maîtriser l’espace positif et négatif, afin de structurer ses compositions, mais aussi pour créer des textures, de la variété et un intérêt visuel. En 1965, Pitseolak pratique déjà avec confiance une foule de techniques de dessin.
La transition de la mine de plomb aux crayons de couleur, et la façon dont ces couleurs se traduisent sur papier, constituent un nouveau défi pour Pitseolak. Dans ses premiers dessins en couleur, tels que Sans titre, v. 1965, Pitseolak expérimente ce nouveau médium avec des résultats inégaux, adoptant sa méthode antérieure de tracer un contour, puis de le remplir en employant toutes les couleurs simultanément.
Les crayons-feutres constituent le médium idéal pour Pitseolak. Avec leurs couleurs riches et vibrantes, ils expriment la joie caractéristique de son travail. Lorsqu’elle en arrive à travailler principalement au feutre, elle a déjà appris à maîtriser les combinaisons de couleurs. Elle comprend qu’une palette réduite, comme dans Sans titre, v. 1966-1967, peut produire un effet plus puissant qu’un désordre de couleurs. Lorsque l’on découvre que les couleurs des feutres pâlissent avec le temps, l’historienne et écrivaine Dorothy Harley Eber se souvient de la réticence de Pitseolak à renoncer à ce médium. Malgré sa frustration initiale face au retour aux crayons de couleur, Pitseolak s’y adapte, et les couleurs plus douces servent bien la sobriété des dessins qu’elle réalisera plus tard, comme Sans titre (Figure solitaire dans le paysage), v. 1980.
La gravure
Comme l’illustre la comparaison entre le dessin et l’estampe de Bâtisseurs d’inukshuk, 1968, une estampe a tendance à renforcer l’image graphique; toutefois, sans le geste du coup de crayon, l’énergie caractéristique des dessins de Pitseolak est essentiellement absente des estampes. Cette caractéristique du passage à l’estampe, bien évidente dans le travail de certains artistes, est rapidement identifiée par l’atelier de gravure; pour y remédier, on expérimente diverses techniques — telles que la gravure, l’eau-forte et la lithographie — qui rendent visible le geste de l’artiste. Pitseolak n’est pas graveuse, mais sa pratique du dessin lui donne l’occasion de travailler directement sur des plaques de cuivre et, dans une moindre mesure, des pierres lithographiques.
Lorsque Terrence Ryan (1933-2017) introduit la planche à gravure à l’atelier de Cape Dorset en 1961, Pitseolak est parmi les premières à s’adonner à cette pratique. Sa capacité à créer des scènes intéressantes au seul moyen du trait se prête bien à la gravure, mais elle trouve les matériaux difficiles à employer : « Je ne voulais pas continuer de travailler avec le cuivre parce que je me sentais très fatiguée par la suite […] J’avais aussi très peur de l’outil. Cet outil très pointu qui est employé pour gratter le cuivre est comme une aiguille. L’outil glissait souvent, et une fois, je me suis coupé le doigt. [L’outil] l’a transpercé. Lorsque je travaillais avec le cuivre, je m’attendais toujours à me couper », explique-t-elle.
De travailler sur une plaque à graver, un procédé qui consiste à dessiner au moyen d’une aiguille sur une surface tendre, donne à Pitseolak plus d’aisance et de flexibilité. La gravure et l’eau-forte sont discontinuées en 1976 mais rétablies par l’atelier en 1979. L’année suivante, deux portfolios d’eaux-fortes sont publiés, dont un est consacré exclusivement au travail de l’artiste, intitulé Pitseolak : Souvenirs d’enfance.
Pitseolak prend part aux expériences réalisées au moyen de la lithographie, un procédé de reproduction introduit dans les collectivités inuites par le graveur américain Lowell Jones (1935-2004). Dans une lettre non publiée datant de 1972, le graveur originaire de la Colombie-Britannique, Wil Hudson (1929-2014), décrit l’atelier en ces termes :
Dans un coin de l’atelier, de l’autre côté de la presse, la vieille Pitseolak, une dame d’environ 70 ans, se chante des chansons tout en dessinant sur la pierre lithographique; elle enfouit sa tête dans ses bras; presse une joue flétrie contre la pierre, demeure inerte pendant de longues minutes. « Penser, dit-elle, est aussi dur que le travail domestique. C’est dur, dur. » Après une longue pause, elle relève la tête et recommence à dessiner.
Au terme de trois années d’expérimentation, les premières lithographies sont présentées en 1975 dans la collection annuelle d’estampes de Cape Dorset; on y retrouve Premier oiseau du printemps, 1975, une œuvre de Pitseolak.
Créer le mouvement et l’espace
Pitseolak expérimente ses médias de choix et les qualités formelles de la ligne, de la couleur et de l’espace pictural jusqu’à ce qu’elle les maîtrise et qu’elle ait développé un style personnel. Cette expérimentation est motivée par un désir d’exprimer de façon précise et expressive ses sujets de prédilection. Son principal objectif est de communiquer le mouvement de toute chose — les gens, les animaux, les oiseaux — de même que l’environnement familier de son coin de pays.
La ligne est le plus direct et expressif de tous les éléments visuels, et sa maîtrise de la ligne constitue assurément la plus grande force de l’art de Pitseolak. Elle décrit ainsi sa technique du dessin : « Je fais tout le dessin d’abord, puis je le colorie. » Ce n’est qu’après avoir établi la structure fondamentale d’un dessin au moyen de la ligne que Pitseolak construit son image avec la couleur. C’est ce qui explique la prédominance des lignes et la qualité spontanée et l’énergie presque nerveuse de ses dessins.
Pitseolak apprend à dessiner les figures, tant humaines qu’animales, en autodidacte. Les séries de dessins réalisées dans les années 1960 démontrent comment elle apprend à saisir avec justesse les proportions et les mouvements pour que ses figures paraissent naturelles. Même dans ses dessins plus tardifs, elle n’essaie aucunement de pratiquer le modelé ou d’ajouter des ombres — des techniques employées pour créer l’illusion de formes tridimensionnelles — et pourtant, ses figures semblent posséder masse et substance. Après être parvenue à dessiner une figure, Pitseolak se concentre ensuite sur les façons de représenter cette figure en mouvement, comme c’est le cas de Sans titre, v. 1965. Sa fascination pour la représentation du mouvement dans le paysage peut être retracée au mode de vie nomade qui est le sien jusqu’à la fin des années 1950.
Puisant dans ses propres souvenirs d’une existence ancrée dans les terres du Nord, Pitseolak réalise de nombreuses images du paysage, raffinant sans cesse sa représentation de l’espace visuel. Elle adapte deux procédures propres à la création de vêtements inuits héritées de ses années passées à créer et confectionner des tissus : le reflet en miroir d’un motif et la fragmentation d’une surface visuelle sur différents registres. Ces stratégies s’avèrent particulièrement utiles lorsqu’il s’agit d’établir de nettes divisions spatiales à l’intérieur desquelles on observe des histoires et des activités différentes. L’adoption de lignes d’horizon lui permet de donner à ses paysages un premier plan, un plan médian et un arrière-plan. Elle associe l’espace à la distance et parvient à évoquer le mouvement des figures dans le paysage, comme en atteste Scène de campement d’été, v. 1974.
Les dessins que réalise Pitseolak de son territoire constituent l’expression de ses expériences et de ses attaches émotionnelles. Dans ses dessins plus tardifs, tels Sans titre (Figure solitaire dans le paysage), v. 1980, les figures deviennent de plus en plus petites et s’intègrent au paysage. Si on peut y voir un raffinement stylistique, il peut aussi s’agir de l’expression d’une nostalgie pour une relation plus directe avec la terre. Ces œuvres de la maturité sont peut-être pour Pitseolak un moyen de revisiter les lieux de ses années de jeunesse et d’exprimer combien lui manque cette existence nomade désormais révolue.