Le visiteur du soir 1956
Voici une image qui occupe l’imaginaire collectif des Canadiens depuis bientôt soixante ans. Lemieux la peint en 1956, au retour d’un séjour en France qui remet en question sa vision du paysage. L’hiver et ses vastes espaces enneigés s’offrent désormais comme décor à des surfaces traversées par une humanité silencieuse, anonyme, universelle.
« À partir de 1956, […] je ne vois plus les choses de la même façon. Une vision totalement différente se développe, une vision surtout horizontale, que je n’avais jamais sentie auparavant. Je n’avais jamais remarqué jusque-là combien notre pays est horizontal. Et il a fallu m’en éloigner pour m’en rendre compte. C’est bien vrai que c’est ailleurs qu’on se découvre… »
Le visiteur du soir figure parmi les premiers témoignages de sa nouvelle manière de peindre, caractéristique de sa période classique (1956-1970). Une ligne d’horizon haute et légèrement inclinée divise le vaste plan blanc de neige désertique du plan gris du ciel. À gauche, une mince bande sombre avance sur cette ligne, évoquant la densité d’une forêt. La marque gracile du pinceau définit l’unique route pour y accéder. À droite, un personnage élance verticalement sa présence dominante et mystérieuse, sur le calme plat de l’hiver.
Qui est ce visiteur du soir, emmitouflé dans son capot de chat et coiffé d’une toque de fourrure? L’homme au visage sans traits ne se laisse pas reconnaître au premier abord. Ce n’est que lorsque notre regard croise la soutane noire s’échappant du lourd manteau que l’image du prêtre se précise. Que fait-il dans l’immensité et la froidure de l’hiver, entre chien et loup? Lemieux répond : « Le visiteur du soir, c’est tout simplement la mort. Nous, au Québec, on le voit toujours sous l’image d’un prêtre qui vient porter le viatique [communion portée à un mourant] au soir de la vie. »
Mentionnons que les tableaux de neige caractéristiques de la période classique de Lemieux font écho, entre autres, à une réflexion que consigne le peintre, en anglais, dans un carnet de notes daté de 1939 : « …La neige, la neige et le froid. La neige partout dans les champs, dans la forêt… La rivière est gelée, ainsi que les ruisseaux… Tout semble avoir péri et un silence immuable accompagne toujours le flocon. »