Peintre, illustrateur, professeur et critique d’art, Jean Paul Lemieux (1904-1990) est une figure centrale de la modernité canadienne. Sa peinture marque la grande aventure de la figuration au vingtième siècle. Elle est l’œuvre d’un artiste qui évolue en marge des principaux mouvements de son temps. Né à Québec, Lemieux décide de pratiquer et d’enseigner dans sa ville natale. C’est de là que son art et sa pensée rayonneront pendant plus d’un demi-siècle.
Enfance et jeunesse
Jean Paul Lemieux voit le jour à Québec, le 18 novembre 1904. Son père Joseph Flavien, représentant pour Greenshields Limited, un important fournisseur de produits en gros, est souvent absent, car ses affaires l’obligent à voyager. Son commerce jouxte la résidence familiale du 68, rue Saint-Joseph, où vivent son épouse Corinne Blouin, Jean Paul et sa sœur aînée Marguerite, ainsi qu’une vieille tante et une domestique. En 1908, la famille qui compte un nouvel enfant, Henri, emménage au 128, Grande-Allée, à la Haute-Ville, dans une maison cossue en pierre grise de style victorien.
Évoluant aussi bien dans le milieu francophone qu’anglophone, Jean Paul profite d’une enfance choyée qui se déroule pendant les mois d’hiver à Québec et, de mai à novembre, à l’hôtel Kent House (aujourd’hui le Manoir Montmorency), à une douzaine de kilomètres de Québec. Ce lieu de villégiature surplombe la spectaculaire chute Montmorency. C’est là que Lemieux passe une partie de son enfance, époque qu’il conçoit comme « l’âge du bonheur parfait » et qu’il représentera dans 1910 Remembered, 1962, et L’été de 1914, 1965.
Lemieux a dix ans lorsqu’il rencontre à Kent House un artiste américain qui peint des tableaux afin de rajeunir un des pavillons de l’hôtel. « Il s’appelait Parnell », racontera-t-il plus tard. « J’ai pris l’habitude de le regarder peindre de très grandes toiles. J’étais fasciné et c’est ainsi que j’ai commencé à faire des croquis. » La trajectoire de Parnell nous est inconnue, mais son passage en 1914 marque la destinée de Lemieux qui peint cette année-là sa première aquarelle inspirée par la vue exceptionnelle de la chute.
À l’automne 1916, Corinne et ses enfants quittent Québec. Marguerite, la sœur aînée, souffre de rhumatisme chronique et le climat de la Californie est recommandé par ses médecins. À Berkeley, Jean Paul et Henri poursuivent leurs études en anglais. La famille voyage à San Francisco et à Los Angeles. Le goût que développera Jean Paul pour le septième art provient de ses visites dans les studios d’Hollywood. Quant à Marguerite, elle s’installe définitivement en Californie où elle se mariera en 1919.
Formation – Les années montréalaises
En 1917, la famille Lemieux s’établit à Montréal. Jean Paul y poursuit ses études au Mont Saint-Louis, puis au Collège Loyola. Durant cette période, il prend des leçons d’aquarelle, puis se retrouve apprenti, en 1926, dans l’atelier de Marc-Aurèle de Foy Suzor-Coté (1869-1937), un peintre impressionniste canadien réputé. Situé dans la maison du sculpteur Alfred Laliberté (1878-1953), l’atelier accueille aussi les artistes Maurice Cullen (1866-1934), Robert Pilot (1898-1967) et Edwin Holgate (1892-1977), qui vivent de leur art, exposent régulièrement, et qui sont membres de l’Arts Club of Montreal.
En septembre 1926, Lemieux s’inscrit à l’École des beaux-arts de Montréal dans le but de devenir un peintre professionnel. Le dessin, « clef unique et indispensable des Beaux-Arts » est à la base du programme d’enseignement. Les laborieuses séances de copies d’antiques et d’ornements n’affaibliront jamais l’importance que Lemieux accorde au dessin, lui qui se plaira à répéter la célèbre formule de Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867) : « Je mettrai sur la porte de mon académie : Ici on apprend à dessiner, et je ferai des peintres. »
Dans cette école, aucune tolérance n’est admise en faveur de l’art moderne : « L’on ne verra pas le moindre “fauve”, pas le moindre “cubiste”, pas le moindre “dadaïste”, pas le moindre “fumiste” », assure le directeur Emmanuel Fougerat. À l’arrivée de Lemieux, ce dernier est remplacé par Charles Maillard qui tiendra le même discours pendant les deux décennies suivantes. Lemieux se sent à l’étroit dans le milieu fort conservateur de l’école. De tous les membres du corps professoral, le seul dont Lemieux gardera un bon souvenir est son professeur de gravure Edwin H. Holgate, alors reconnu comme l’un des meilleurs dessinateurs de Montréal. Représentant du renouveau du bois gravé au Canada, Holgate est au sommet de sa carrière d’illustrateur. Son influence se reconnaît dans le souci architectural des dessins que Lemieux crée lui-même pour illustrer deux romans, La pension Leblanc de Robert Choquette (1927) et Le Manoir hanté de Régis Roy (1928).
À l’École, Lemieux croise Paul-Émile Borduas (1905-1960); il tisse des liens de camaraderie avec Jean-Charles Faucher (1907-1995) et Louis Muhlstock (1904-2001), et développe des amitiés soutenues auprès des peintres Francesco Iacurto (1908-2001), Jean Palardy (1905-1991) et Jori Smith (1907-2005) et du poète Hector de Saint-Denys Garneau (1912-1943). À l’exception de Borduas, dont l’art s’engagera du côté de la non-figuration et de l’abstraction, plusieurs de ses condisciples renouvelleront la peinture figurative au cours des années 1930 et 1940 au Québec.
L’année 1929 et ses jours sombres d’octobre marquant le début de la grande dépression retrouvent mère et fils à Paris, dans le quartier Montparnasse, après des séjours à Londres, en Espagne et en France. La ferveur surréaliste qui enflamme alors les esprits créatifs n’atteint pas Lemieux. Les artistes qu’il défendra plus tard dans ses écrits — Paul Cézanne (1839-1906), Paul Gauguin (1848-1903), Pablo Picasso (1881-1973) ou Henri Matisse (1869-1954) —, frappés de censure à l’École des beaux-arts de Montréal, ne retiennent pas davantage son attention. Toutefois, il y rencontre son compatriote Clarence Gagnon, un peintre bien connu à l’époque pour ses paysages de la région de Charlevoix, qui travaille alors à illustrer une édition du roman Maria Chapdelaine, de Louis Hémon.
Lors de son séjour de deux mois à Paris, Lemieux s’intéresse plutôt aux développements récents de l’illustration; il étudie l’art publicitaire, et dessine d’après le modèle vivant à l’Académie de la Grande Chaumière et l’Académie Colarossi. Au terme de son voyage, il pense mieux cerner la place qu’il entend prendre dans le monde des arts. De retour à Montréal, en décembre 1929, il fonde avec ses amis Jean Palardy et Jori Smith une petite société d’art commercial et publicitaire du nom de JANSS, un acronyme basé sur les noms des trois artistes. Rattrapée par la crise économique, la société fermera ses portes six mois plus tard.
Après ce revers, Lemieux interrompt ses activités et s’accorde un temps de réflexion alors qu’il rend visite à Marguerite en Californie. Sur le chemin du retour, il s’arrête dans les musées et les galeries de Chicago, de New York et de Boston. Il observe la peinture socioréaliste américaine, s’intéresse aux peintres de la Ashcan School, à leurs descriptions de la ville contemporaine et de la vie quotidienne des milieux populaires. Lemieux est aussi impressionné par la Works Progress Administration qui génère pendant la Dépression un vaste mouvement d’art muraliste aux États-Unis.
Fort de ses découvertes européennes et américaines, Lemieux reprend à l’automne 1931 ses études à l’École des beaux-arts de Montréal, qu’il termine en 1934. En soirée, il fréquente l’atelier d’Edwin H. Holgate, qui organise des séances de pose pour ses élèves et amis intéressés à s’exercer à l’art du nu. Lemieux y retrouve Borduas, Stanley Cosgrove (1911-2002), Saint-Denys Garneau, Jori Smith et y fait la rencontre de Goodridge Roberts (1904-1974). Il tire particulièrement profit des discussions avec Holgate et Roberts, ce dernier ayant étudié à la Arts Students League, à New York en 1927-1928, notamment sous la tutelle de John Sloan (1871-1951), paysagiste réaliste de la Ashcan School.
Enseignement
Tout juste diplômé, Jean Paul Lemieux devient en 1934 professeur adjoint de son alma mater en dessin et en décoration. Dès l’année suivante, il passe à la jeune École du meuble, sous la direction de Jean-Marie Gauvreau (1903-1970) qui souhaite réaliser une synthèse de la culture, de la technique et des arts décoratifs. Dans un climat de liberté, Lemieux enseigne le dessin à vue et la peinture. Il côtoie Maurice Gagnon (1904-1956), professeur d’histoire de l’art, et Marcel Parizeau (1898-1945), architecte qui lui fait aimer les grands peintres de l’école de Paris .
En 1937, Lemieux accepte un poste à l’École des beaux-arts de Québec. En juin de la même année, il épouse Madeleine Des Rosiers, une artiste rencontrée à l’École des beaux-arts de Montréal. De retour dans la Vieille Capitale, il cumule alors trois carrières de front, celles de peintre, de professeur et de critique d’art.
L’année suivante, Lemieux expose conjointement avec Madeleine à la galerie Montmorency, à Québec. La critique accueille favorablement l’exposition, et le Musée de la province de Québec (aujourd’hui le Musée national des beaux-arts du Québec) achète une œuvre de chacun des artistes. Malgré ce succès, Madeleine interrompt définitivement sa carrière de peintre pour se consacrer à celle de son mari. Leur fille unique, Anne Sophie, viendra au monde en 1945.
En septembre 1940, les Lemieux quittent le centre-ville pour s’installer dans une ancienne maison en pierre, située sur les falaises de Courville, que Lemieux immortalisera dans Portrait de l’artiste à Beauport-Est, 1943. Entourée d’un jardin, la maison engrange meubles et objets anciens que Jean Paul et Madeleine — accompagnés de leurs amis Jean Palardy (1905-1991) et Jori Smith (1907-2005) — rapportent de leurs vacances en Charlevoix. Les Lemieux sont sensibles au mouvement de sauvegarde du patrimoine mené par l’ethnologue Marius Barbeau (1883-1969) et l’historien de l’art Gérard Morisset (1898-1970), avec qui ils développent une amitié durable.
L’enseignement de Lemieux dégage un climat de liberté et de confiance. Ouvert sur l’art du passé et sur l’art contemporain, il conçoit son rôle comme celui d’un guide qui oriente l’élève sur la voie de son talent sans lui imposer de méthode. « Je n’ai jamais cru qu’on peut montrer à peindre à quelqu’un. On peut enseigner les rudiments de la peinture, les techniques, les trucs du métier, mais on n’enseigne pas la peinture. » Plusieurs de ses étudiants, dont Edmund Alleyn (1931-2004), Michèle Drouin (née en 1933), Benoît East (né en 1915), Marcelle Ferron (1924-2001) et Claude Picher (1927-1998) feront carrière au Québec et à l’étranger.
Par ailleurs, Lemieux partage sa passion et ses vastes connaissances de l’art traditionnel québécois. Les visites, en sa compagnie, des églises de la Côte de Beaupré et celles de l’Île d’Orléans sont pour ses étudiants un véritable enchantement.
En 1965, Jean Paul Lemieux prendra sa retraite de l’École des beaux-arts de Québec. Âgé de 61 ans, il se consacrera désormais totalement à son œuvre de peintre.
Critique d’art
En 1935, Lemieux amorce sa carrière de critique d’art à laquelle il se consacrera activement pendant une dizaine d’années, dans les revues et les journaux canadiens, tant francophones qu’anglophones, y compris Le Jour, Regards, Maritime Art et Canadian Art. Sa pensée traduit sur un ton réfléchi, revendicateur et parfois polémique les enjeux qu’implique le passage vers la modernité : bonne connaissance de l’art occidental, ouverture sur les tendances contemporaines en Europe et aux États-Unis, démocratisation de l’art, etc.
Bien qu’il soit le premier à aborder la question de l’abstraction dans la presse canadienne-française, Lemieux n’adhère pas pleinement à cette pratique, qu’il considère comme « une dégénérescence du cubisme, combinaison de la couleur pour la couleur, de la forme pour la forme, sans préoccupation du sujet traité. » Durant sa carrière de peintre, Lemieux ne pratiquera jamais l’abstraction.
Préoccupé par la démocratisation de l’art qu’il défend dans ses écrits critiques en 1938, Lemieux souhaite voir la création d’un mouvement d’art muraliste, comme il s’en fait aux États-Unis durant la Dépression. Jamais réalisé, son premier projet de murale, Québec, met en scène la Vieille Capitale, dans un vaste panorama horizontal. La ville y est dominée par la masse enneigée du cap Diamant. Les quartiers grouillent de vie au milieu de la savante valorisation des éléments architecturaux. La Basse-Ville est sertie par le fleuve tandis que la Haute-Ville est emmuraillée dans ses fortifications.
Premières reconnaissances
À son retour des États-Unis en 1931, Lemieux commence à participer aux Spring Exhibitions annuelles de l’Art Association of Montreal. En 1934, cette institution lui remet le Prix William Brymner, destiné aux artistes du Québec âgés de moins de 35 ans. Bien que l’œuvre qui se mérite ce prix, Maison aux éboulements, v. 1934, soit aujourd’hui perdue, Marine, Baie-Saint-Paul, 1935, est peinte dans le même style que le tableau primé. Cette même année, il amorce une longue fréquentation des expositions annuelles de l’Académie royale des arts du Canada.
C’est aussi en 1934 qu’il vend sa première œuvre, Soleil d’après-midi, un tableau réalisé l’année précédente, au Musée de la province de Québec (aujourd’hui le Musée national des beaux-arts du Québec), qui venait d’ouvrir ses portes à Québec en 1933. Il s’agit de sa première vente à un établissement muséal, qui marque le début d’une longue relation liant l’artiste à ce musée. Au fil des ans, la collection s’enrichit de tableaux majeurs de Lemieux, de dessins et de livres illustrés.
Durant ses années montréalaises, de 1931 à 1937, Lemieux peint surtout des portraits, des paysages et des scènes de genre. Ses recherches sont influencées par l’esthétique paysagiste du Groupe des Sept et par les scènes régionalistes des peintres socio-réalistes américains. Il assimile aussi la rigueur de Paul Cézanne (1839-1906) et l’approche symboliste de Paul Gauguin (1848-1903), dont il discute dans ses écrits, et dont Les beaux jours, 1937, constitue un bon exemple.
Au début des années 1940, réagissant au virage vers la non-figuration entrepris par la peinture canadienne, manifeste notamment chez Fritz Brandtner (1896-1969), David Milne (1882-1953), Paul-Émile Borduas (1905-1960) et ses collègues automatistes, Lemieux crée des œuvres qui se révèlent plus narratives que jamais. Ses tableaux de la période dite primitiviste (1940-1946) empruntent à l’art primitif italien et à l’art naïf. Cette période accueille de grandes compositions qui combinent des contenus religieux et profanes, comme Les Disciples d’Emmaüs, 1940, Lazare, 1941, Notre-Dame protégeant Québec, 1941, et La Fête-Dieu à Québec, 1944. Le sens de l’humour du peintre est souvent perçu comme mordant, et plusieurs de ces tableaux reflètent son caractère espiègle, comme en témoignent le paroissien assoupi pendant le sermon dans Lazare, ou encore le petit garçon qui fait pipi contre un arbre dans La Fête-Dieu à Québec.
Lemieux est alors considéré au premier rang des jeunes peintres canadiens. Bien qu’il ne soit pas membre de la Société d’art contemporain de Montréal, il est invité par son fondateur, John Lyman (1886-1967), à participer à l’exposition Art of Our Day in Canada en 1940. Il y présente Les Disciples d’Emmaüs, qui sera sélectionnée par Marius Barbeau (1883-1969) pour représenter le peintre dans son ouvrage Painters of Quebec.
En 1942, L’assemblée, un tableau que Lemieux avait peint en 1936, est inclus dans l’exposition Aspects of Contemporary Painting in Canada qui circule dans neuf villes américaines. En 1944, la même œuvre est présentée à Canadian Art 1760-1943 à la Yale University Art Gallery à New Haven (Connecticut). L’année suivante, c’est au tour de Lazare, 1942, de figurer au sein de la première exposition patronnée par l’UNESCO regroupant 26 pays au Musée d’art moderne de la ville de Paris. L’art de Lemieux est désormais diffusé au-delà du continent nord-américain.
Un regard critique sur ses contemporains
À la fin des années 1940, Lemieux est au fait des grands enjeux qui polarisent l’actualité artistique à Montréal, autour de la notion de modernisme, autour d’Alfred Pellan (1906-1988), de Paul-Émile Borduas (1905-1960) et de leurs manifestes respectifs, Prisme d’yeux et Refus global. Pourtant, il se considère comme une victime de cet avant-gardisme. « Je n’osais plus peindre. J’avais peur de paraître réactionnaire », admettra-t-il. « Cette libération que j’avais accueillie avec tellement d’enthousiasme me parut bientôt le pire des esclavages. On tolérait la peinture figurative mais avec d’extrêmes réserves. »
On a longtemps présumé que de 1947 à 1951, Lemieux cesse pratiquement de peindre. Or, durant cette période méconnue et marquée par un questionnement critique par rapport à sa propre démarche, l’artiste produit des œuvres d’atelier et des pochades librement brossées dans la nature charlevoisienne. Les œuvres en atelier consistent en des scènes humoristiques et des compositions qui traduisent une recherche de simplification.
Lemieux réagit au rigorisme moral et bien pensant de son époque, à cette idéalisation de la vie des champs dont se nourrit l’idéologie de conservation caractéristique du règne de Maurice Duplessis et contre laquelle s’érigeront les défenseurs de la modernité. Cette veine socioréaliste n’épargne pas le milieu bourgeois anglophone, en position d’autorité, comme en témoigne The Birds I Have Known / Les drôles d’oiseaux que j’ai connus, une caricature digne d’Honoré Daumier (1808-1879).
Consécration et rayonnement
À l’été 1951, Lemieux se remet à peindre avec enthousiasme, quoique lentement, s’accordant une pause de six mois à un an entre chaque tableau. « L’art est semblable à un labyrinthe », dira-t-il des années plus tard. « Il faut chercher longtemps et ardemment avant de trouver le couloir qui conduit à la lumière. » Il fait allusion, entre autres, à son tableau Les Ursulines, 1951, qui remporte l’année suivante le premier prix aux Concours artistiques de la Province de Québec.
En 1954, il voyage en France avec sa famille grâce à une bourse de la Société royale du Canada. Ce séjour se traduira par un virage majeur dans son langage pictural. « J’étais absolument perdu en France », admet-il. « Tout ce que j’y pouvais peindre rappelait Monet ou Bonnard; sur la Côte d’Azur, c’était Matisse ou Cézanne. En revenant au Canada, j’ai commencé à peindre d’une façon bien différente. » En 1955, Lemieux peint Le Far West, prélude à sa période « classique », qui s’étendra de 1956 à 1970, et qui repose sur l’adoption du format horizontal, un propos dépouillé et une simplification de l’espace pictural. L’art synthétique des Nabis à la suite de Paul Gauguin (1848-1903) ainsi que le protocubisme de Paul Cézanne (1839-1906) forment les bases de sa nouvelle identité esthétique.
Le visiteur du soir et Le train de midi, deux toiles peintes en 1956, sont emblématiques de ce nouveau langage. Le vaste espace qui s’installe à la surface de ses toiles est notamment généré par une sensation étrange qui le frappe lors d’un trajet en train entre Québec et Montréal, en 1956 : « J’avais l’impression de m’approcher, mais de choses insaisissables, qui se dérobaient. C’est cela que j’ai tenté de traduire […]. »
Cette percée, qui reflète les liens profonds qui rattachent Lemieux à l’identité nordique, lui permet de trouver une audience de plus en plus vaste. De 1958 à 1965, on le retrouve en solo à Vancouver, à Toronto, à Montréal et à Québec. Il participe quatre fois aux Biennales canadiennes organisées par la Galerie nationale du Canada (aujourd’hui le Musée des beaux-arts du Canada). Durant cette période, son œuvre rayonne à l’étranger : Biennale de São Paulo, Pavillon canadien de l’Exposition internationale de Bruxelles, Exposition internationale de Pittsburgh, Biennale de Venise, Exposition de peinture canadienne à Varsovie, et des expositions au MoMA de New York, à la Tate Gallery de Londres et au Musée Galliera de Paris.
En vertu d’une œuvre à la fois personnelle et iconique, à la fois figurative et moderne, la réputation de Lemieux est fermement établie. La consécration se confirme et les honneurs s’accumulent. En 1966, il est reçu membre de l’Académie royale des arts du Canada. Pour souligner le centenaire de la Confédération canadienne, en 1967, le Musée des beaux-arts de Montréal organise une grande rétrospective de son œuvre, qui circule au Musée du Québec (aujourd’hui le Musée national des beaux-arts du Québec) et à la Galerie nationale du Canada. La même année, il est décoré de la médaille du Conseil des arts du Canada et, en 1968, il reçoit la médaille des Compagnons de l’Ordre du Canada.
Les vingt dernières années
Au cours des années 1970 et 1980, la peinture de Jean Paul Lemieux se transforme à nouveau. Alors qu’il accuse le passage des ans, comme en témoigne son Autoportrait de 1974, la sérénité et la nostalgie de sa période classique (1956-1970) font place à un expressionnisme tragique qui s’inscrit dans la foulée d’Edvard Munch (1863-1944), dont le fameux Cri s’est fait entendre à la fin du siècle précédent.
Annonçant ce changement, une œuvre comme The Aftermath / La ville détruite, 1968, fait part de sa détresse existentielle devant l’avenir de l’humanité, qu’il illustre dans les scènes apocalyptiques du carnet Year 2082, 1972. Son pessimisme s’exprime dans Dies Irae, 1982-1983, et Angoisse, 1988, des scènes évoquant la guerre ou la menace du nucléaire. La production tardive de Lemieux ne séduit pas lorsqu’elle est exposée à Québec, Montréal et Trois-Rivières. La critique l’ignore le plus souvent, les amateurs n’achètent pas.
Les années 1970 ramènent Lemieux à sa prédilection pour l’illustration, qu’il avait pratiquée au temps de ses études. En 1971, il illustre le roman de Gabrielle Roy, La Petite Poule d’Eau. Grande amie de Lemieux, la romancière passe aussi ses étés en Charlevoix, et posera pour lui en 1953. En 1981, il illustre le roman Maria Chapdelaine de Louis Hémon. Enfin, en 1984-1985, il rend hommage à son pays en illustrant Canada-Canada, un recueil de textes rédigés par de célèbres auteurs canadiens, consacrés aux 12 provinces et territoires.
La consécration de Lemieux s’étend à la classe politique. En 1967, il réalise une murale représentant les Pères de la Confédération, installée au Centre de la Confédération à Charlottetown, Île-du-Prince-Édouard (aujourd’hui le Centre des arts de la Confédération). En 1977, il peint le portrait officiel du gouverneur général du Canada, son Excellence Jules Léger, et de son épouse. Deux ans plus tard, Lemieux provoque la polémique avec son portrait très informel de la reine Elizabeth II et du prince Philip.
Jean Paul Lemieux meurt à Québec en 1990, deux ans avant la rétrospective dont l’honore le Musée national des beaux-arts du Québec. La commissaire de l’exposition, l’historienne de l’art Marie Carani, publie un ouvrage colossal qui fera date, situant le travail du peintre non seulement dans l’histoire de l’art du Québec et du Canada, mais aussi dans la grande aventure de la figuration au vingtième siècle.